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Je suis perdu. Juliane sort doucement de ma tête, quoiqu'en fait elle y reste mais son souvenir me chagrine moins. Je suis sur le point d'obtenir ma licence et ainsi d'achever, d'ici quatre mois, mes trois années de fac. Mais à quoi bon ? J'aurai réussi mes études, j'évoluerai dans un travail intéressant, mais quelle valeur donner à cela sans Clotilde... Je viens de penser que hormis mes parents et ma sœur, je n'ai parlé à personne depuis une semaine. Je m'entends bien avec quelques personnes de la fac, mais ce ne sera jamais comme avec Ophélie et Clotilde, je n'ai pas grandi avec eux. Boris poursuit son chemin de vie, difficile pour lui et moi de nous retrouver, sachant que je passe beaucoup de temps à Lyon pour les études. Et Ophélie n'ose pas sortir de chez elle, effrayée par Diego qui sait qu'elle fricote avec moi.
C'est elle qui m'inquiète vraiment. C'est étrange, mais c'est elle de par ses problèmes qui me tient la tête hors de l'eau. Sans elle et toute cette sale histoire qui la poursuit, je me serais vraiment laissé couler. Plus qu'à l'heure actuelle où mes résultats scolaires ont baissé – tout en restant corrects –, où j'ai aussi pris six kilos à force de grignotage.
Quand vautré sur mon lit, à côté d'un sachet de sucreries vidé en un quart d'heure, je m'endors ballonné, les doigts gluants de gélatine, devant ma télé servant de berceuse, c'est en pensant à Ophélie que je me réveille. Elle me ressuscite d'une mort intérieure qui me frappe depuis déjà quelques années. Me préoccuper du sort d'Ophélie me rend moins apathique. Grâce à elle, des pensées combatives en remplacent d'autres plus mélancoliques. Je pense à la façon dont je pourrais lui venir en aide. C'est très compliqué... À chaque solution je me confronte à une impasse.
Prévenir la police ? Ça mettrait Ophélie dans l'embarras, elle m'en voudrait à mort... Discuter avec Diego et le détourner de ses projets criminels ? Trop risqué et impossible avec un personnage si buté... Reste encore l'hypothèse la plus évidente en tant que meilleur ami, mais la plus dangereuse au vu du pedigree de Diego : escorter Ophélie à chacune de ses sorties et la protéger au moment de l'attaque.
Mais comment ? Je ne me suis jamais battu de ma vie, et quand bien même... Face à un sociopathe notoire, il ne s'agit plus de bagarre de cour d'école. J'ignore ce qu'il projette de faire à Ophélie, mais sachant qu'il souhaite littéralement tuer Dany, j'envisage le pire concernant mon amie. Puis ce type possède un immense potentiel de violence, me confronter à lui s'avère périlleux. Après réflexion, une seule solution s'impose si je veux revivre avec Ophélie notre amitié d'antan, et me promener en sa compagnie sans craindre de croiser un Diego à chaque coin de rue. Je dois sortir Diego de nos vies. Rien que d'y penser, ça me retourne les tripes. Car le sortir de nos vies ne signifie rien d'autre que s'en débarrasser. Et difficile d'imaginer un autre scénario que de le... supprimer. J'en suis malade... Jamais de telles pensées ne m'avaient traversé. Je fais face à trois options : laisser Dany – et surtout Ophélie – se faire tuer ; perdre la vie en protégeant Ophélie ; tuer Diego, toujours en protégeant Ophélie.
Même si ma meilleure amie n'était pas menacée, l'idée qu'un jour Dany puisse se faire tuer alors que j'étais au courant me travaille. Donc la première option me laisse au minimum un poids sur la conscience.
Concernant le second cas, j'ai le regret de m'avouer qu'il pourrait s'agir du plus confortable car la mort m'épargnerait la souffrance de porter une conscience lourde. Puis ça ressemblerait à un sacrifice. Quelque chose me dit qu'une telle mort me correspondrait bien...
Quant au fait de tuer, ce mot n'a jamais eu sa place dans mon vocabulaire, mais je sens qu'il va devoir s'imposer. Comment ? Dans quel contexte ? Je l'ignore encore. J'éprouve même un grand mal à conceptualiser la chose, n'étant pas habitué à la moindre violence, soit-elle physique ou émotionnelle. Mon entourage m'en a toujours préservé. Je me rappelle de ces week-ends où mes parents me faisaient sortir de la cuisine quand mon grand-père vidait et décapitait les poissons. Ou de ce jour, vers mes dix ans, où ma famille m'interdisait l'accès à la chambre de mon arrière grand-mère centenaire, quand je voulais la réconforter alors qu'elle agonisait sur son lit de mort. Je crois même n'avoir jamais vu couler le sang en abondance ailleurs que sur un écran...
Dans quel marasme je suis. Elle m'en donne du fil à retordre Ophélie. Mais elle en vaut la peine. Puis sans elle, il ne me resterait que ma solitude. Je me laisserais m'enfoncer beaucoup plus bas que je l'ai fait ces derniers mois, elle maintient mes yeux juste au-dessus des sables mouvants...
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