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    C'est ici. On a garé la voiture à l'écart, près d'un jardin maraîcher. Boris tient à m'accompagner. Nous marchons sur le parking proche du portail menant à la plage. Il n'y a personne dans les environs, alors nous nous aventurons vers l'arrière du plan d'eau, dans la pénombre. Boris me tapote l'épaule...

    — J'ai quelque chose qui pourrait te servir. Tiens...

    Il m'intrigue. Sa main fouille la poche arrière de son pantalon, en sort ce qui s'apparente à un fourreau de cuir, puis dégaine la lame scintillante et acérée d'une arme blanche, d'une taille plus imposante qu'un simple couteau. Il me tend l'objet.

    — Ce poignard de parachutiste polonais appartenait à mon grand-père. Il me l'a légué à sa mort. J'ai pensé qu'il pourrait te servir ce soir. Je m'en suis jamais servi.

    Je reste tétanisé devant ce poignard. Jamais je n'aurais imaginé tenir un tel objet pour un usage autre que couper de la viande.

    — Prends-le. Je sais que tu tiens à Ophélie. C'est l'occasion de le lui prouver.

    J’attrape le manche boisé d'une main vacillante. Nous nous regardons en silence et entamons la marche. Boris pensait faire le bien en m'armant, mais aurai-je le cran d'en faire usage au moment voulu. D'autant plus que je ne ferai pas long feu si Diego est équipé d'une arme plus efficace, du genre un pistolet ou une carabine. La meilleure chose à faire en ce moment est d'arrêter de penser.

    Nous mettons un pas devant l'autre sans savoir exactement sur quoi nous marchons. Tout est calme. Trop calme. Une part de moi souhaiterait que Boris ait confondu Ophélie avec quelqu'un d'autre, qu'il n'ait vu qu'une simple dispute entre deux inconnus. J'aimerais même ne croiser personne durant cette marche dangereuse autour du plan d'eau, puis rentrer à la maison. Quoique ce serait bien pire... Cela signifierait que le cadavre d'Ophélie repose quelque part dans l'obscurité qui nous entoure. J'ignore dans quoi je m'embarque, mais reculer n'est plus possible.

    Là-bas ! De la lumière. De l'agitation. Boris m'invite à rester prudent. Mon cœur s'emballe à m'en frapper douloureusement la poitrine. J'angoisse comme jamais. Heureusement, Boris m'accompagne...

    — Boris... Si jamais ça dégénère... T'es prêt à intervenir ?

   — Oui...

    Il a hésité, mais je sais que je peux lui faire confiance. J'entends des pleurs. Je reconnais Ophélie, c'est sa voix. La voir dans cet état m'incite à ne pas rebrousser chemin.

    — Boris... Tu gardes pour toi ce qui pourrait se passer dans pas longtemps ?

    — Oui t'inquiète...

   — Tu me le promets ?

   — Oui.

     Lui non plus ne fait pas le fier, mais comme moi il prend son courage à deux mains. Le crissement des insectes me stresse. L'adrénaline monte en moi, je n'ai pas l'habitude de telles sensations.

    Nous voilà à une cinquantaine de mètres de la scène, tapis dans l'ombre, hors d'atteinte par le faisceau lumineux de la lampe. Diego, reconnaissable malgré sa capuche, debout au milieu du chemin, tient un objet pointé vers le ciel. Un pistolet ! Ou un revolver, je n'y connais rien. Mais peu importe... Nous voilà dans de beaux draps, face à un mec pouvant tuer à distance par une simple pression sur une gâchette. Si j'avais su qu'un jour je vivrai une telle situation... Moi pour qui la violence est étrangère. Comme quoi, même en voulant le bien autour de soi, on peut se retrouver en pleine nuit, une arme à la main, à attendre le bon moment pour poignarder un mec. Tu parles d'une reconnaissance... Si je meurs ce soir, j'aurais presque le sentiment d'être sacrifié, ou plutôt de me sacrifier, car personne d'autre que moi ne m'a jeté ici, dans le noir, derrière une petite étendue d'eau.

    Il faut attaquer de dos, et faire mouche du premier coup. Rien d'héroïque là-dedans mais si je lui laisse une infime chance de se défendre, il m'abat sur le champ. J'envisage le pire : et si jamais je flanchais au dernier moment ? Je ne peux pas m'empêcher d'imaginer cet instant où je pourrais détourner la lame à la dernière seconde, avant qu'elle ne touche la chair. Après tout, cette situation est contre-nature pour moi. Vingt années d'inhibition de toute forme de violence pouvant naître en moi ne s'effaceront pas le temps d'une soirée. Et même si j'atteins mon but, j'appréhende le lendemain, et les lendemains suivants. Je vais retrouver Ophélie sereine, débarrassée d'un danger qui planait sur elle, en conservant néanmoins un poids sur la conscience.

    — Florent !

    Qu'est-ce que Boris peut bien vouloir me chuchoter...

    — Arrête de penser. Je te connais, tu retournes le truc dans tous les sens, t'as peur d'échouer etc. Vide-toi la tête et ne pense qu'à Ophélie. C'est pour elle que t'es là. Tu le tues, on se débarrasse du corps, on ramène Ophélie et personne ne saura jamais rien de cette histoire.

    Autant de sagesse en parlant d'un meurtre, seul Boris en est capable.

   Merde ! Diego braque son arme sur la tempe d'Ophélie. Je dois agir maintenant ! Et vite ! Je vois Diego de profil. Je cours à pas feutrés sur le côté du chemin, sur la pointe des pieds. Je me retrouve à peu près derrière lui, mais ma course trop bruyante éveille ses soupçons. Heureusement, l'obscurité est mon alliée ce soir. Grâce à elle, il peine à me trouver avec sa lampe-torche et braque son arme vers ce qu'il pense être l'origine du bruit. La sueur ruisselle sur mes tempes, je me sens pris aux tripes, comme si une main invisible m'arrachait l'intestin.

    Là je n'ai plus le choix. Je me jette sur Diego, la lame dirigée vers son abdomen. J'y mets toute mon énergie car une maladresse me serait fatale. J'approche, j'approche et... Qu'est-ce que ?... Une silhouette surgie de nulle part se rue sur Diego, celui-ci sort ainsi de la trajectoire de mon poignard. Je ne comprends plus rien, je me demande si cette apparition inopinée arrange mon cas. Impuissant et déboussolé, j'assiste au combat entre Diego et cette silhouette sur laquelle je découvre une chevelure blonde exposée à la faible lumière de la lampe tombée au sol. Ophélie, agenouillée sur l'herbe, gémit de plus belle. J'en profite pour m'emparer de la lampe, et de l'arme à feu. Diego s'extirpe des griffes de son agresseur, le visage ensanglanté, et hurle comme un damné en le pointant du doigt...

    — Je t'ai reconnu ! Il est où mon flingue ?! Il est où mon flingue que je te bute enfin, depuis le temps que j'en rêve !

    Il découvre son arme dans ma main et s'adresse à moi...

    — Rends-moi ça enculé !

   Il m'approche tandis que je pointe le faisceau lumineux dans ses yeux. Je devrais braquer le pistolet sur lui mais je m'en sens incapable, de toute manière je tremble trop pour utiliser cette arme. Il faut au moins l'empêcher de reprendre son pistolet. Je recule. Diego se jette sur moi mais le type sorti de nulle part le rattrape, le balaye d'un croche-patte et le bat à coups de tesson. Celui qui voulait tuer Ophélie se retrouve impuissant, plaqué au sol, et pousse des cris atroces, jusqu'aux larmes, à en suffoquer. Les cris d'un homme qui sent la mort l'arracher du monde...

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