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Profiter de l'été dans le jardin, la peau blanchie sous les lueurs du soleil, isolé dans ma bulle, avec pour seule compagnie Soundgarden, mon verre d'orange pressée, ma feuille, mon crayon et le chant stridulant des criquets qui m'évoque celui d'un serpent, voilà la définition du paradis. Comme avant-hier à Quiberon, sans le flot des vagues et leur odeur iodée. Et sans Eva, hélas...
Le premier couplet de Black Hole Sun caresse mes tympans pendant que mes yeux mi-clos cherchent le soleil, cet astre brûlant, aveuglant, et meurtrier pour nos rétines trop sensibles quand il culmine dans le ciel. Quand il s'approche de Dieu, me disait Mamie dans mon enfance. J'aimerais le regarder sans détourner l'œil, comme je regarde la lune, dans sa forme la plus précise. En cet instant, mes yeux ne peuvent supporter qu'une vision trouble et fugitive de ce soleil que je crayonne sans fignolage, sous la forme d'une étoile de feu dont les branches fines et aiguisées, par dizaines, embrasent le ciel dans une déflagration silencieuse.
Malaise... Mon père, tête hargneuse et bras agités, s'immisce dans mon paradis brûlant. Ses lèvres bougent. Je retire le casque.
— Oh ! Dany ! Ça fait trois heures que je t'appelle ! Y a tes copains qui sonnent au portail ! Ils m'ont réveillé pendant la sieste !
— C'est bon j'arrive...
— Ouais ouais...
Mon père s'éloigne mais j'entends toujours sa voix rugueuse :
— L'autre il végète au fond du jardin avec sa putain de musique dans les oreilles...
Ses paroles s'évanouissent lorsqu'il franchit le seuil de la maison, mais je les entends à nouveau au fur et à mesure que j'approche de la porte encore ouverte.
— Je sais pas ce qu'on va en faire de ce gamin ! Il passe son temps à rien foutre, que ce soit dans sa chambre, dans le jardin, quand il zone dehors avec ses copains...
— Laisse-le tranquille Didier... répond Maman.
Vincent et Ludo m'attendent devant le portillon. Je les rejoins et les accompagne jusqu'à notre planque ombragée, derrière la cabine électrique. Avant d'arriver, j'entends déjà de la techno tuning qui s'échappe de derrière une petite rangée d'arbustes. C'est signé, seul Roubine écoute ce genre de musique, je suis content qu'il soit là, je ne l'ai pas vu depuis mon retour de vacances hier.
— Coucou mon chéri !
Ophélie ! Je ne l'ai pas vue arriver dans mon dos. Moi qui m'apprêtais à passer une bonne après-midi avec mes potes. Elle se rue sur moi, me prend dans ses bras nus et sveltes puis m'embrasse avec passion. Je tente de partager cette ardeur, la simule de mon mieux et l'abrège en douceur.
L'après-midi s'étend tranquillement jusqu'au début de soirée. Nous avons discuté de tout et de rien, éclusé des bières tièdes et tiré sur des cigarettes sans filtre. Je fume la dernière à l'instant, avec Ophélie, sa tête endormie sur mon épaule, elle colle, respire bruyamment. Je souffle de fins nuages dans l'atmosphère chaude, lourde, sans vent. Le soleil continue de brûler les rues de Villefranche, d'accabler les rares promeneurs et les quelques oisifs qui osent s'aventurer sous ses rayons. Comme ce gros tas avachi sur son banc devant le foyer Sonacotra, coiffé d'une casquette de pêcheur et vêtu d'une chemise à carreaux ouverte jusqu'à son ventre de femme enceinte. Une vieille dame dont les paupières lourdes cachent partiellement son regard vide et malsain, toute courbée, comme prête à tomber sous le poids d'un fagot invisible, se repose à ses côtés. Entre eux deux, sur une latte du banc, traîne un fond de vinasse éclairci par le soleil dans une bouteille de verre. Est-ce qu'ils dorment ? Je l'ignore... Non, le mec ouvre ses yeux éteints de crocodile somnolent. À croire qu'ils attendent la mort. C'est peut-être le cas... Ils attendent la mort. Ludo les regarde sourire aux lèvres et dit :
— Regardez ! C'est Fils-à-maman avec sa mère ! Il fait fondre son gras au soleil cet abruti, il fait fondre son gras ! Même les gamins se moquent de lui, l'autre jour j'ai vu les jumelles à couettes lui jeter du gravier dessus l'autre jour...
— Laisse-le tranquille ce gars, répond Vincent. Ma mère dit que c'est un pauvre type, un exemple à ne pas suivre. Elle l'a déjà croisé bourré dans la rue d'en bas, vers le carrossier, les mains plaquées au mur, au bord du malaise.
— Il fait pitié ce type, ajoute Roubine. À quarante ans il crèche encore chez sa mère, il touche les aides sociales, il voit jamais personne à part sa vieille mère.
Une après-midi comme une autre. Quand l'ennui s'invite parmi nous, il ne nous reste plus qu'à parler des gens qui traversent notre champ visuel. J'écoute mes amis d'une oreille lointaine en allumant le poste radio de Roubine. Je tâtonne la roulette afin de trouver une station intéressante, ce qui s'avère difficile, pour l'instant je n'entends que de la pub, du blabla et le dernier tube d'Eiffel65... Ah ! Un Give it to me baby féminin suivi d'un hin-hin hin-hin s'échappe des enceintes. Génial ! J'ai vu le clip hier sur la six, avec le type qui se la joue gangsta-rap dans une décapotable rouge. J'adore ce morceau. Le groupe s'appelle Offspring. Ou The Offspring, ou quelque chose du genre. Pour la peine je monte le son. J'ai même envie de contribuer à la discussion...
— Mon père dit que c'est de sa faute, qu'il a qu'à faire plus d'efforts pour s'en sortir, qu'il s'est trop laissé aller. En gros que c'est une cloche et qu'on finira comme lui si on continue à rien foutre d'intéressant de nos journées.
— Ton père il exagère toujours ton père... me répond Ludo.
C'est vrai. Il voit toujours le verre à moitié vide. Tiens ! Je le connais ce type qui passe en vélo avec son ami russe, c'est Florent, il est dans ma classe depuis la sixième.
— Ils sont motivés ces deux-là, à tourner en vélo en plein cagnard, dit Roubine.
— C'est Florent et son pote russe. Florent est dans notre classe, avec Vincent.
— Son pote s'appelle Boris et il est polonais, précise Vincent en me corrigeant.
— Vous le connaissez bien ? demande Roubine.
— Non, je connais que son prénom, à part ça on a rien en commun.
J'achève ma réponse en ayant en tête les gros seins mouillés de Clotilde quand elle sortait de la piscine dans son deux-pièces violet, lors d'un cours de sport, puis je rajoute :
— Je sais aussi qu'il est pote avec Clotilde, j'aimerais bien me la faire.
— Je le connais pas non plus mais c'est un type correct, très gentil, travailleur, à l'écoute des autres, qu'on imagine difficilement faire du mal, tout le monde l'apprécie plus ou moins, complète Vincent. Lui on sait qu'il finira pas comme Fils-à-maman.
Une voix rude résonne au loin. Celle de mon père.
— Dany ! Tu rentres !
C'est l'heure du dîner. Je dois rentrer manger. Je salue mes potes, embrasse négligeamment Ophélie et quitte la planque, chewing-gum en bouche pour couvrir l'odeur de cigarette...
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