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Assis sur une pelouse du lotissement, je profite des grandes vacances, plus particulièrement de la douceur estivale de cette matinée singulière avec Ludo, Roubine, Vincent et Ophélie allongée sur le sol, la tête posée sur mes jambes croisées. J'aime la sensation de fraîcheur de l'herbe froide au contact de mes mollets. Nous parlons peu, bien que cette fin de matinée soit attendue avec une certaine excitation. Je crains toutefois que les nuages ne gâchent l'évènement.
— Ça y est il est onze heures ! s'enthousiaste Roubine.
Nous nous empressons de mettre nos lunettes de protection avant de braquer nos yeux vers le ciel. D'ailleurs tous les yeux d'Europe - ou presque – doivent en ce moment être tournés dans la même direction. Le soleil, dans les filtres noirs, a l'aspect d'une lune orange. Ou d'un soleil nocturne.
— On voit rien de spécial, on voit rien, dit Ludo
— Attend un peu, ça va venir, lui répond Ophélie.
L'air se rafraîchit. Les rayons de soleil perdent de leur mordant, comme si nous vivions un crépuscule matinal.
— Ah ! ça commence ! s'extasie Ophélie.
Le point orange se fait en effet entamer de noir sur son quartier droit. Je retire brièvement mes lunettes et me frotte les paupières, tenté par l'idée d'observer de mes propres yeux cette rencontre entre deux astres. Mais cette contemplation, certes indolore contrairement à celle du soleil en temps normal, me vaudrait l'aveuglement à vie, les yeux brûlés par cette lumière dorée qui entoure la lune comme si elle jaillissait des ténèbres.
Les minutes passent. Je profite du spectacle et regrette qu'Eva ne soit pas à la place d'Ophélie. J'ai commencé à lui écrire une lettre toujours inachevée, rangée au fond d'un tiroir. Je cherche les derniers mots. J'aimerais l'envoyer avant la fin de la semaine, afin qu'elle la reçoive à son retour de vacances. En ce moment Eva doit tremper son corps galbé dans les eaux agitées de l'Atlantique, sur la plage du Castéro. J'aimerais beaucoup la revoir en chair et en os. La toucher. Approfondir nos premières caresses. Voir ce que cachait ce tissu noir qui renforçait sa peau blanche, l'autre jour, sur la plage. Parce qu'avec Ophélie c'est la diète. Elle se contente de bisous et de câlins, puis ne m'attire plus. Quelque chose en elle m'agace malgré ses atouts physiques.
La boule de feu s'efface de plus en plus derrière le sombre objet céleste, une immense pupille glisse sur un iris orange. Cet œil cosmique me fascine, je le considère comme étant celui d'une force invisible, omnisciente, qui m'interpelle des plus hautes contrées de l'atmosphère et trouve un écho en moi.
Sinon, pour en revenir à Ophélie, ses manières m'agacent. Sa voix aussi. Elle en exagère la douceur. Puis son ton mielleux m'horripile. Je supporte tous ses petits défauts sans pouvoir lui toucher plus que la main, les cheveux et les épaules. Elle ne se sent pas encore prête. Tu parles ! Plusieurs filles du collège ont déjà fait des choses, c'est ce que tout le monde raconte dans ma classe. Pourquoi ma copine n'est pas comme elles ? Trop gamine. Ceci dit ce n'est pas une mauvaise personne, je ne lui ferai jamais de mal. Je vais juste attendre que ça se concrétise avec Eva, et quitter Ophélie, sans regrets, puis l'ignorer, la laisser sortir de ma vie.
— Ah ? La lune commence à s'en aller sans couvrir totalement le soleil, dit Roubine.
— C'est normal on est trop au sud, c'est normal, lui répond Ludo.
Le soleil reprend doucement sa place dominante dans le ciel, par-dessus une petite cohorte de nuages fins et vaporeux. Pendant ce temps-là, nous nous demandons tous de quoi sera faite l'après-midi à venir, et Ophélie me dit je t'aime...
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