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    — Hé! Dany ! T'as un effaceur ?

    — Ouais j'en ai un. Tiens... Mais c'est la dernière fois !

    C'est toujours pareil avec Vincent. Il vient en cours la trousse vide. Et je sens que c'est pas prêt de changer cette année. En ce moment il fait ce qu'il fait le mieux : raconter une histoire. À Jason, juste derrière lui. Je ne sais pas ce qu'il est encore en train de lui confier. Je tends l'oreille. Ah oui ! il ne peut pas s'empêcher de lui raconter ses frasques de vacances.

    — À Honfleur je me suis fait accoster par une Anglaise de dix-neuf ans. C'était à la plage. Elle était blonde à peau claire, avec des seins comme ça, dit-il en disposant ses mains de façon à simuler une poitrine féminine fictive. Et chaude comme une centrale nucléaire. Elle m'a demandé, dans un français approximatif, de lui appliquer de la crème solaire sur son dos nu. On s'est vaguement parlé et j'ai vite compris qu'elle voulait tester du métis frenchie, parce qu'au bout d'une demi-heure on a couché ensemble, c'était phénoménal...

    — Tiens donc... lui dis-je d'un ton moqueur. Quand t'es rentré de vacances c'était en pleine nuit que t'avais couché avec elle.

   — Oui une demi-heure après il faisait nuit.

   — Elle t'a demandé de lui appliquer de la crème solaire à la tombée de la nuit ?

    Jason lâche un rire gras qui résonne dans toute la salle, au point d'attirer l'attention de Monsieur Verdon qui s'apprête à nous parler.

    — Si ces messieurs du fond veulent discuter ils le font dans le couloir. Sinon ils se taisent.

    Nous cessons nos bavardages mais continuons de rire discrètement. Seul Vincent fait un peu la gueule.

    — Clotilde tu peux distribuer les polycopiés s'il te plaît ?

    Il me fait marrer ce prof de SVT. Un cliché vivant, avec ses cheveux blancs, sa barbe de la même couleur, son crâne luisant et ses lunettes rondes. Il ne lui manque que la blouse. Blanche elle aussi. Clotilde distribue les feuilles pendant que je m'attaque au portrait de profil de Vincent. Ah ! Je vais encore pouvoir le charrier.

    — Regarde Vincent, une blonde aux gros seins. Et celle-là elle existe pour de vrai.

    — Ha ! Ha ! Très drôle, dit-il agacé.

    La contrariété n'empêche pas Vincent de reluquer avec avidité, d'un coin de l'œil, la généreuse poitrine de Clotilde moulée avec soin dans un maillot rouge vif serré au plus près de sa peau. La fille approche avec sa pile de livres. Ses seins ont encore gonflé pendant les vacances. La puberté lui fait bon effet. Elle aussi je lui ferais bien son portrait, un nu ça va de soi.

    Le profil de Vincent commence à prendre forme. Le seul coloriage de son visage café au lait m'oblige à retailler la mine arrondie de mon crayon. Heureusement qu'il a les cheveux très courts. Faire ressortir son air indifférent n'est pas particulièrement facile car j'ai tendance à exagérer les traits. Je vais d'ailleurs gommer un peu de sourcils, je les ai trop arqué. S'il bougeait moins ça m'arrangerait mais le travail va vite s'achever, encore quelques peaufinages et c'est réglé.

    C'est fini. Je pense avoir bien reproduit sa bouille enfantine. Vincent n'a pas tellement changé depuis le jour où je l'ai connu. Ce n'est peut-être qu'une impression sachant que je le voie souvent, mais j'ai vraiment l'impression que depuis nos huit ans, il a gardé cette peau de bébé. Je me souviens du jour où je l'ai vu pour la première fois. Quand ses parents ont emménagé au début de l'été 1994, des gamins avec qui je trainais à l'époque le prenaient pour un Arabe. Même leurs parents se méfiaient de lui, surveillaient aux fenêtres quand il frôlait les portillons avec nonchalance, seul, tête baissée, concentré sur son Tetris de poche. Mais le plus curieux était qu'il avait deux parents blancs. Un jour, Dorian lui a demandé s'il était adopté. Quelqu'un lui adressait la parole pour la première fois depuis un mois. Vincent lui a répondu qu'après le divorce de ses parents, son père était retourné dans sa Martinique natale, puis sa mère avait rencontré quelqu'un d'autre. Nous découvrions sa voix douce et apaisée. La méfiance disparaissait et Vincent intégrait peu à peu notre bande.

    J'ai vite découvert le bon gars qu'est ce Vincent. Quelqu'un de gentil, mais capable de montrer une autre part de lui dans la contrariété. Cette voisine cinglée, qui criait chaque fois que nous posions un pied sur sa pelouse, en a fait les frais. Un jour durant lequel cette hystérique puis son conjoint mou et soumis étaient partis en vacances, Vincent avait cueilli toutes les baies rouges qui ornaient les arbustes d'une rue voisine. Je le regardais d'un air songeur traîner son sac de baies, puis je l'ai vu souiller le crépi de la voisine en y écrasant ses petits fruits. Je l'ai vite rejoint dans sa tâche. Trente minutes plus tard, la façade beige saignait de points rouges éparpillés en long et en large comme sur un corps criblé de balles.

    Une brave personne ce Vincent, un peu mytho à raconter des histoires comme celle de la touriste anglaise il y a un instant, mais un type bien. Le prof circule entre les rangs, je range vite le portrait entre deux intercalaires...

   Sinon ça fait moins d'une semaine que les cours ont repris et j'attends déjà les vacances. Heureusement que la réponse d'Eva reçue hier me donne le sourire. J'ai relu plusieurs fois sa belle lettre, rédigée avec soin, que je garde sur moi. Elle éprouve des sentiments à mon égard. Elle l'a écrit noir sur blanc. Je vais d'ailleurs la relire dès maintenant, ça va me faire du bien. Le soir avant de s'endormir, elle nous imagine collés l'un à l'autre, mon bras sur son épaule, posés en bord de Saône, les oreilles bercées par les flots, ou dans un parc, sur un banc, à contempler en silence le sol verdoyant. Moi aussi je pense souvent à elle, mais je ne sais pas si je pourrais tout lui raconter. J'ai plaisir à nous imaginer dans un lit, allongés l'un sur l'autre, excités par la chaleur de nos chairs, à nous toucher sans oublier la moindre parcelle de nos corps dénudés.

    Qu'est-ce que je vais bien pouvoir écrire dans ma deuxième lettre ? Déjà je vais lui dire que moi aussi j'ai des sentiments, même si j'ignore ce que signifie réellement avoir des sentiments. Puis pour le reste, j'y repenserai plus tard car Jason s'apprête à me poser une question...

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