Tandis qu'il est dans le tram qui le conduit jusqu'au Federal bureau of investigation building, Sullivan feuillette son fameux carnet rouge. Il y a déjà plusieurs articles répertoriés dans ces pages en complément de celui qu'il vient de coller ce matin. Mais sur chacun d'eux, un seul nom revient souvent : Mamford. Il l'a surligné à plusieurs reprises tandis que tous les articles sont datés pour conserver une trace chronologique. D'après ces dates, on remarque que Charles ne tient pas ce carnet depuis bien longtemps. Quelques mois tout au plus.

Il y a peu de monde ce matin-là dans la rame qui le fait quitter le quartier d'Ernest. Le long véhicule électrique relié, aux nombreux câble qui parcourent la ville, passe sur l’Ernest Bridge avant de slalomer entre des buildings de plus en plus hauts. L'ambiance est toujours austère dans le transport public de Karmapolis. Sullivan n'a jamais aimé cet endroit. Mais il n'a pas trop le choix car il n'existe aucun autre moyen rapide de se rendre à son travail. Son dégoût pour le tram semble même s'être accru depuis qu'il s'est renfermé sur lui-même.

Une fois arrivé à destination, Charles descend de la rame à la hâte, ne souhaitant pas s'éterniser en ce lieu. Il monte les marches du parvis de l'immeuble avant de pousser la porte circulaire dont l'insigne du FBI est gravé sur la vitre épaisse. Il passe devant l'accueil sans prêter attention à la standardiste qui lui adresse un bonjour cordial, puis monte dans le premier ascenseur en priant pour qu'il ne soit pas bondé.

Toujours silencieux, il voit défiler les agents du FBI et les secrétaires qui se rendent aux différents bureaux de l'immeuble. Finalement, il rejoint son propre bureau, au fond d'un couloir dont les néons sont réputés pour grésiller à longueur de journée. Mais on finit par s'y habituer. Il s'assoit dans son fauteuil en soupirant avant d'écarter la pile de dossiers qui s'amoncellent sur son bureau. Alors qu'il commence sa journée en activant son Monolith professionnel, un exemplaire du Karma-post vient transpercer l'écran holographique pour atterrir devant ses yeux.

— Tu as lu l'article ? demande un énorme agent fédéral Afro-américain en chemisette rose.

L'agent spécial Hawk est le chef du département déféré au crime organisé de Karmapolis. C'est un homme à la voix incroyablement grave et reconnaissable parmi tant d'autres. Pour faire simple, c'est le patron de Sullivan. Il se tient devant ce dernier en croisant les bras et en gardant son perpétuel air renfrogné. Charles, perplexe, est certainement en train de se demander de quel article son boss fait allusion. En effet, Charles est le seul du bureau à connaître la véritable nature de Mamford. En quoi l'affaire de Sonny l'intéresserait-il ?

— De quel article vous m'parlez, chef ?

— De la fusillade dans la banlieue de San Rita ! s'exclame Hawk en fronçant les sourcils, surpris que son subordonné lui pose la question.

— Ah, je croyais que vous me parliez de...

— De quoi d'autre ? coupe Hawk d'un ton brut. On doit boucler Suarez ! Ce chef de gang est notre cible prioritaire je vous le rappel !

— Oui, chef, répond Sullivan en se concentrant sur le dossier qui trône au sommet de la pile de son bureau.

— Je vous trouve dispersé ces temps-ci, agent Sullivan ! fait remarquer l'imposant agent spécial en chemisette rose. Est-ce que c'est le départ surprise des agents Entwistle et Collins qui vous met encore dans cet état ?

— Et bien... commence-t-il avant d'être sèchement interrompu.

— Cessez d'y penser ! Ils sont partis pour Chicago, cela ne nous concerne plus ! Au boulot !

Ainsi, le chef de bureau s'éloigne en laissant Charles derrière son écran verdâtre. Sullivan regarde son boss s'éloigner en le laissant croire que son meilleur ami et sa femme ont été mutés à Chicago. Car officiellement, c'est ce qui s’est produit. Mais Charles connait la vérité. Cette mutation inattendue cache en réalité un secret plus terrible encore que le simple fait d'apprendre que son meilleur ami ne viendra plus boire des coups avec vous, après le travail. Ce secret concerne la famille la plus influente et la plus riche de Karmapolis. Si ce qu'il sait venait à se savoir, il signerait son arrêt de mort et condamnerait sa femme et le fils d'Edward. Il n'en est pas question. Il vaut mieux qu'il se taise. Se taire et tout garder, même si c'est douloureux.