Samba de nuit
13 Juillet 1994. C'est l'hiver. Alors attention... un hiver raisonnable. L'eau de la baie chiffre un bon 25°. un hiver carioca, quoi !
Des éphèbes en caleçon de bain jonglent sur le sable blanc de Copacabana. Les virtuoses se font des passes aériennes sans que jamais le ballon n'effleure le sol. La tournoyante sphère échappe à la pesanteur. Joga bonito.
Dans une poignée de minutes, douceur climatique ou pas, l'obscurité mettra un terme à leurs arabesques. Percussions et mélodies commencent à envahir le crépuscule. S'entremêlent des relents de Bossanova et de Samba. Carlos Jobim, Gilberto Gil, Chico Buarque... Essa moça tá diferente ... À la limite, tu te croirais dans une pub pour un soda.
À même le sable , un écran monumental. Autour ? Une foule, qui grossit de minute en minute, en se déhanchant au rythme entêtant d'un orchestre.
Bien plus au nord, dans une ville nommée Pasadena, à vol d'oiseau de la cité des Anges, le drame va se nouer. L'équipe nationale, vêtue de bleu, ô sacrilège, affronte les inattendus Suédois pour une place en finale du Mondial étasunien.
D'Ipanema à Copacabana, de Flamengo à Leblon, au coup d'envoi, le silence choit sur les dix millions d'âmes. Spectacle surréaliste d'une cité tentaculaire dont le pouls n'est plus perceptible. Les churascarias ont clos leurs portes, les caïpirinhas ont déserté les gobelets, tout un peuple rive son esprit à un seul espoir.
Le calme n'est troublé que par quelques rugissements épisodiques, qui indiquent au profane que la Selecao vient de tutoyer le graal. Las, les enfants chéris Romario et Bebeto ne trouvent pas la faille dans l'homogène bloc scandinave, impénétrable, et porté par les pitreries de son gardien Ravelli, étrange personnage aux yeux exorbités.
Le quart d'heure de la mi-temps redonne à la ville son aspect habituel : son grondement familier et ses mouvements. Les déplacements de groupes plient et déplient l'onde humaine, l'orchestre reprend sa sarabande bariolée. Les dix millions d'apnéistes reprennent leur respiration. Bonne initiative, tant la seconde période va proposer le même schéma asphyxiant.
Durant une grosse demi-heure, les débats entretiennent la terreur, aussi mutique que statique, des Cariocas.
À dix minutes de la fin , dans un tonnerre hurlé d'une seule voix par des milliers de gosiers, Romario offre la délivrance... et le début de l'angoisse. Il y a désormais quelque chose à perdre. L'avantage chèrement acquis écrase les spectateurs de son poids insidieux. La peur du retour de bâton se profile, hideuse et paralysante. Le silence s'épaissit, encore et toujours plus.
En face de ton hôtel, dans les habitations , une scène incroyable t'interpelle. Un supporter est seul dans son salon, le dos tourné au récepteur. Il ne regarde plus la rencontre. Les mains jointes, il prie, avec une ferveur compacte.
Coup de sifflet final. Le soulagement explose et se répand dans les rues où les klaxons ponctuent les chants de victoire. Après les brames réglementaires, le petit bonhomme mystique d'en face couvre le visage de ses mains. Il pleure. Les veines de la cité, dont le cœur s'est remis à battre, sentent déferler en elles danseurs, paillettes et plumes, issues d'un récent carnaval. Le sang afflue comme jamais. Le soir est jaune. Le soir est or.
Samba de nuit.
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