DOOM
Ce n'est pas un simple garage ou se réunisse Nihil et Kylaa chaque samedi depuis onze mois. C'est LEUR garage.
Au départ, c'était le garage du père de Nihil mais celui-ci ne s'en servant pas, les deux garçons en ont fait leur repère, un endroit où ils peuvent se retrouver pour partager leur passion, la musique et surtout le métal. Ils ont mis des drapeaux de leurs groupes préférés, branché des lumières de boîte de nuit pour faire une ambiance psychédélique, installé un frigo, une chaîne hi-fi et un chauffage pour l'hiver. Et bien sûr, ils ont ramené leurs amplis et leurs instruments (basse, guitare, piano numérique avec boîte à rythmes intégrée) pour pouvoir jouer tranquillement.
La musique, plus qu'une passion pour eux, un rêve, un idéal de vie. L'un comme l'autre savent qu'ils doivent beaucoup à cet art. Que seraient-ils à l'heure actuelle si certaine ?uvres musicales n'étaient pas arrivées à leurs oreilles ?
Des cadavres reposants entre des planches de bois nous répondraient-ils sûrement.
Car malheureusement et ça ne se voit pas forcément à première vue surtout quand ils cherchent à se pincer les tétons ou font des blagues racistes avec un humour plus ou moins bien dosé, les têtes de ces deux jeunes hommes sont des royaumes obscurs ou les démons du passé et les peurs du futur copulent en permanence pour donner naissance à des idées de mort oppressantes.
Des dépressifs.
Les spécialistes prennent leurs cas au sérieux.
Les gens en général, qui les connaissent ou non, les considèrent comme des étrangetés.
L'état les classe plutôt comme des éléments inutiles pour la société.
Eux-mêmes se détestent. Pas entre eux. Nihil hait plus que tout Nihil et Kylaa pense que son existence est la définition du mot échec.
Nihil est schizoïde et dépressif. Il a fait six mois d'hôpital psychiatrique pour s'être scarifié presque jusqu'aux veines. La raison pour laquelle il martyrisait son corps d'une telle manière était qu'il se sentait ignoblement vide. Sa pathologie l'emprisonnant dans un grand vide émotionnel, le rendant insensible et désintéressé face à beaucoup de choses, l'unique moyen qu'il avait trouvé pour se sentir ''vivant'' était donc de se faire mal (même si sur le moment, la douleur était ''positive''). Du rouge sang pour teindre son monde blanc. Il est dé scolarisé depuis presque un an. Et il considère que c'est mieux comme ça. Car le lycée ne lui convenait pas. Dégoût des cours, sentiment d'être différent des autres élèves, brutalité et moqueries des autres ados à son égard (juste parce qu'il leur semblait bizarre). Du coup, il séchait sans arrêt les cours. Après son hospitalisation, il n'y est plus retourné. Ses parents sont séparés depuis seulement quelques mois et il est finalement plus triste de ne pas être triste de cette rupture que de la rupture en elle-même. L’idée qu’il ait pu être un facteur responsable du départ de sa mère ne le touchait pas des masses non plus.
Kylaa est lui aussi dépressif. Les scarifications, il connaît bien, il en a sur tout le corps. En échec scolaire depuis des années, il n'attend plus rien des cours. Il voudrait arrêter comme l'a fait son ami, mais sa mère veut à tout prix qu'il décroche son BAC. Enfin, avec 2,3 de moyenne générale, c'est mal barré. Lui aussi, ses parents sont divorcés. Même plus que ça, car son père est mort d'une overdose. Ça ne l'a pas attristé plus que ça car il considérait son père comme ''le plus bel enfoiré que la Terre ai porté'', même si au fond, il regrette de ne pas avoir eu un vrai père. Kylaa a aussi vécu des histoires d'amour qui se sont mal terminées et qui l'on grandement marqué. Que ce soit avec des femmes ou des hommes, il a toujours souffert. Et ce sentiment constant d'être un raté, de foirer tout ce qu'il entreprend le conforte souvent dans l'idée que le monde peut se passer de sa présence. Et la peur... Du jugement des autres, de leurs réactions, peur de grandir, de s'engager totalement dans quelque chose. La peur, un moteur de dépression.
Ces deux -là se sont rencontré au collège. C'est là qu'ils se sont attribué leurs surnoms de Nihil (parce qu'il ne ressent rien) et de Kylaa (pour ''Kill Yourself Like An Angel'' une phrase que le garçon aime beaucoup et qu'il s'est fait tatouer dans le dos). Leurs vrais noms, ils ne les utilisent pas quand ils sont entre eux. Leur passion pour la musique les a rapprochés très vite. C'est d'ailleurs leurs T-shirts de l'époque (Marilyn Manson, Korn...) qui les avait fait s'intéresser l'un à l'autre.
Passion pour le metal, mais surtout pour le doom metal.
Le doom metal est une forme de heavy metal qui émergea dans les années 1980. Caractérisé par des tempos (extrêmement) lents et des sonorités lourdes et puissantes, il en ressort une atmosphère pessimiste, obscure, de désespoir et de misère.
Les deux compères se sont tout de suite retrouvés dans ce type de musique.
Depuis onze mois donc, ils se retrouvent tous les samedis pour jouer du doom metal. Des morceaux connus et des compositions personnelles. Créer un groupe, voilà leur rêve. Un groupe de doom.
Nihil à la basse, Kylaa à la guitare et de temps en temps, l'un des deux se met au piano accompagné par la boite à rythmes. Et ils jouent, des heures durant. Quand ils font de la musique, plus rien n'a d'importance. Les études, le futur incertain, les autres, tout cela ils s'en foutent quand les notes lourdes et puissantes des instruments résonnent dans le garage. Le monde pourrait s'effondrer, ils continueraient de jouer.
Ils accouplent les sons pour donner une mélodie sombre. Une ambiance morbide se crée autour d'eux. Et eux ils sourient. Tellement heureux d'être là, ensemble, loin de tout. Ils jouent à s'en faire mal aux doigts.
Après deux heures de grattage de cordes intensif, ils firent une pause. Tout en buvant une bière, ils contemplaient les lumières qui dansaient sur le mur. Soudain, Nihil lança :
''-Et si on ne réussit pas à le monter ce groupe ? On fera quoi ?''
Kylaa finit tranquillement sa bière avant de répondre.
''-Bah on sautera d'un pont. Ou on se mettra une balle dans la tête. Au choix
-Sérieusement...
-Je suis sérieux.
-C'est peut-être un peu extrême de vouloir se suicider non ?
-Bah, tu as l'intention de faire quoi sinon ?
-… Je ne sais pas.
-Tu veux avoir une vie à la con comme tous ces gens dehors ? Faire la routine métro/boulot/dodo, fonder une famille et vieillir tranquillement ? Moi je n'en veux pas ! Ce genre d'existence, c'est pour ceux qui ont perdu leurs rêves de gosse, qui se sont résignés à devenir des anonymes, qui ont perdu tout intérêt d'un point de vue humain. Ces gens dénués de rêves, d'espoir, je les emmerde. Je ne deviendrai pas comme eux. Plutôt crever !''
Nihil ne laissa paraître aucune émotion sur son visage (comme d'habitude) mais au fond de lui, il était heureux. Cette réponse l'avait regonflé à bloc. Lui non plus ne voulait pas devenir un ''sans rêves''. On a qu'une vie alors autant en profiter, ne pas se laisser dicter sa conduite, ne pas avoir de regrets. Il voulait vivre, mais seulement comme il l'entendait.
''ça marche, mais perso, j’ ai le vertige donc on ne sautera pas d'un pont.
OK.
Mais on n'en est pas encore là. On va réussir. On va le faire ce putain de groupe ! Aller, au boulot Kylaa.''
Kylaa eut un petit rire.
Et les deux garçons retournèrent jouer. Le son lourd des grattes emplit de nouveau le petit garage. Kylaa, sur sa guitare, se déchaîna et laissa exploser ses sentiments refoulés, qu'il retranscrivit dans sa musique. Nihil, à la basse, jouait lentement et laissait les notes imprégner son corps, comme un antidote qui le débarrasserait d'un horrible poison.
-''Nihil...
-Ouaip?
-Je t'aime sale con.
-Moi aussi je t'aime, vieux prépuce de cachalot.''
Et les deux compères se relancèrent dans la création d'univers ténébreux. Tout en souriant. Et les notes des instruments s'envolèrent vers le ciel gris, transmettant au vent le rêve de deux enfants paumés.
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