Entre mille murs

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 Après la chaleur du jour, Nyx étendait peu à peu ses voiles ténébreux sur la Crète. L'agitation de la ville faiblissait. Couché sur le tas informe de vieux vêtements qui lui servait de matelas, Astérion regardait rosir les rares nuages et le ciel se parer d'une teinte orangée. Les hauts murs du labyrinthe masquaient les derniers rayons solaires, mais il était habitué à la pénombre perpétuelle des couloirs sans fin. Enfant, il aimait sentir la lumière de l'astre sur sa peau. Chaque jour, il poursuivait Hélios à travers les rares boyaux ensoleillés du dédale. Adulte, il y avait renoncé et n'appréciait plus sa douce chaleur que lorsque qu'il était au zénith. Le colosse passait le plus clair de son temps allongé, à maudire les habitants de l'en-dehors ou à prier les dieux pour que l'un d'eux accepte enfin de mettre fin à ses jours. Il avait essayé de s'évader plusieurs fois, mais cela avait été aussi vain que les tentatives de suicide qui suivirent. Astérion semblait condamné à vivre, si tant est que l'on puisse qualifier de « vie » son existence. Le labyrinthe était de ces endroits où la vie n'existe qu'illusoirement. Les errants enviaient les charognes et les agonisants, leur bourreau. Rien n'avait de sens sinon la douleur. Mais malgré sa douleur, la vie d'Astérion était dénuée de sens.

 Les lointains effluves d’un banquet lui parvinrent du palais voisin et lui rappelèrent que son dernier repas, un condamné à mort, datait de plusieurs jours. Les odeurs des plats se mêlèrent aux relents putrides du labyrinthe en une pestilence qui ne le gênait plus depuis des années. La musique de lyres, de cymbales et de sistres accompagnait l'arôme et accentuait la somnolence du colosse.

 Les heures passèrent, la fête cessa. Après un temps de silence seulement troublé par le chant étouffé des cigales, une clameur s'éleva au loin. Elle se fit plus forte, se rapprocha. Le son d’aulos et de tambours rythmait la déambulation de la foule exaltée. Astérion ouvrit les yeux, intrigué. Il était assez fréquent que des défilés parcourent la ville, mais ils étaient généralement plus joyeux. Cette fois-ci, il y avait bien des jubilations mais aussi une grande nervosité. Cela lui rappelait des souvenirs. De délicieux souvenirs de festins. Astérion se dressa sur ses pattes avec difficulté. Sa tête trop lourde le faisait souffrir, comme à son habitude. Alors qu'il allait s'avancer dans les couloirs sombres, il sentit une effluence marine. Un sentiment de plénitude l'envahit. L'odeur se dissipa aussi vite qu'elle était apparue ; la joie disparut avec elle. Ahuri, il regarda la lune et son cortège d'étoiles. Quelque chose allait changer, il en avait la certitude.

 La foule se rapprochait, devenait toujours plus bruyante. Un grincement soudain l'interrompit. Il résonna aux oreilles d'Astérion comme le borborygme d'un affamé. L'ivresse populaire s'était envolée d’un coup, remplacée par de faibles supplications larmoyantes. Mais elles étaient inutiles. Le labyrinthe avait été ouvert et la pitié n'existait pas dans cette antichambre des Enfers. Et, comme le royaume d'Hadès, cet endroit avait son cerbère que les prisonniers rencontreraient bientôt. Encore d'ultimes suppliques et de nouveau le grincement. Le dédale les avait avalés. La foule restait muette. Astérion savait ce qu’elle attendait. Il poussa vers le ciel un meuglement terrifiant qui résonna entre les murs de pierre, donnant à ses proies l’impression fondée qu’il était partout, que chaque couloir ne conduisait qu’à lui et que lui ne conduisait qu'à la mort. La foule eut l’air satisfaite. Les beuglements reprirent, lointains. Astérion n’y prêta guère attention. Il n’était intéressé que par son futur festin.

 Le prédateur se mit en chasse. Il s'engagea dans le couloir de la jeune fille sans tête et enjamba le squelette décapité qui y gisait, puis il bifurqua à gauche. Au fil des années, il avait réussi à se trouver des points de repère dans la quasi-totalité du dédale, allant jusqu'à déplacer des charognes pour en créer de nouveaux. Astérion pénétra dans le couloir du suppliant, dans lequel un nom gravé dans le gypse d'un mur surplombait les ossements de son porteur. Il prit ensuite celui de la grande lézarde. Puis celui de la plante. Il ignorait comment le lierre était arrivé jusqu'ici et comment il avait pu pousser au creux d'une dalle brisée. Cette vie le gênait. Le contraste avec la mort omniprésente était trop fort. La solitude l'avait poussé à considérer le labyrinthe comme un être vivant et cette plante semblait être une tignasse sur son corps d'albâtre. Malgré cela, il n'avait jamais eu la volonté de l'arracher et continuait de longer ce pan verdi lorsqu'il chassait. Il poursuivit son chemin. Le quadrupède avançait lentement afin d'être certain de ne pas passer à côté de l'un de ses repères sans le voir. Lorsque cela lui arrivait, il se perdait inéluctablement et était condamné à errer quelques jours, jusqu'à retrouver sa pièce centrale. Il enjamba un fémur, puis un tibia et, quelques mètres plus loin, le reste du squelette. À mesure qu’il avançait, des nuées de mouches se joignaient à lui. Elles aussi savaient ce qu’il allait arriver.

 Alors qu'il se rapprochait de l'entrée, Astérion entendit des pleurs, mais aussi une voix plus assurée. Il ne savait pas ce qu'elle disait ; ses interactions avec les Hommes étaient bien trop rares pour qu'il ne comprenne plus de quelques mots. Mais la voix venait de prononcer l'un d'eux : « Minotaure ».

 C'était son nom, celui que lui donnaient les soldats railleurs qui lui portaient sa pitance. Intrigué, Astérion écouta. La voix parlait toujours et les sanglots faiblissaient. Ce n’était pas normal. Les fois précédentes, les gémissements allaient grandissant, à mesure qu'il approchait. Et lorsqu'enfin il arrivait nez à mufle avec le groupe enfermé dans son cercueil de pierre, la terreur remplaçait le désespoir. Certains fuyaient, mais moins vite qu'il ne galopait. D'autres restaient simplement sur place, incapables d'esquisser le moindre mouvement, comme si l'immobilité les avait rendus invisibles. Ceux-là étaient les premiers à mourir. Il commençait par s'en repaître, puis il retournait dans sa pièce. Le dédale était ainsi fait que l'on convergeait vers elle en se perdant, le prédateur se contentait donc d'y attendre ses proies. La dernière étape consistait, grâce à son excellent odorat, à traquer ceux qui auraient cessé d’avancer et ne seraient parvenus au centre du labyrinthe.

 Il avait toujours agi de cette manière... Mais, dans le cas présent, il y avait la voix. Il était déjà arrivé qu'une personne, par courage ou stupidité, tente de l'affronter. Cela avait toujours été vain et les téméraires n'avaient gagné qu'une mort plus brutale. Cependant, il avait la certitude que c'était le dernier de ses festins. Qu'après celui-ci, il serait libre. Qui pouvait être cet homme dont le trépas prochain ouvrirait les doubles portes de bronze du labyrinthe ?

 Astérion rejeta ces interrogations. Il aurait ses réponses après avoir massacré le groupe de prisonniers. Les pleurs cessèrent, remplacés par une clameur d'encouragements. Il hésita et tendit l’oreille. Les cris se turent. Des pas se firent entendre ; il décida de s'attaquer d'abord à leur source. Par chance, elle se rapprochait. Le quadrupède resta immobile, à l'affut. Sa main droite frotta machinalement le sol froid. Les secondes passèrent, lentement, puis un homme émergea d'une intersection.

 Sourd à ses hurlements, le minotaure chargea. Ses cornes s'enfoncèrent dans le ventre malingre de sa proie. Du sang chaud coula sur son front. L'odeur appétissante l'excita. Le colosse arracha le corps et le laissa tomber. Il songea à plonger son mufle dans les entrailles encore palpitantes, mais il n'avait pas la tranquillité nécessaire. D'autres personnes lui faisaient face. Il écrasa son poing sur le visage grimaçant de sa victime, mettant fin au faible râle qui s’en échappait. L'un des prisonniers prit la parole. C'était la voix. L’homme portait un chiton dont l’épaule droite avait été dégrafée afin de lui offrir plus de liberté de mouvement. Si son vêtement aux couleurs et motifs éclatants laissait paraître sa richesse, les cicatrices sur ses bras et son torse musclés étaient plutôt celles d’un soldat.

 Astérion s’aida d’un mur pour se dresser sur ses pattes arrière. Les deux opposants se jaugèrent. L'homme semblait impressionné par le colosse qui le dominait de sa hauteur. Une goutte de sueur perla sur son front et glissa sur son visage. Ses compagnons restaient immobiles, les fragrances de terreur qu’ils libéraient se mêlèrent à l’arôme alléchant du corps sanguinolent. Quelques longues secondes passèrent. Malgré sa peur, la voix était déterminée. Un courant d'air moite dispersa son odeur de transpiration et d'huile parfumée. Astérion sentit à nouveau l'effluve marin. Était-ce lui qui avait cette odeur ? Après une nouvelle expiration, le labyrinthe retint son souffle.

 Le guerrier harangua ses compagnons. Repris d'assaut par son pressentiment, le prédateur n'empêcha pas l'espoir de se frayer un chemin. Face à lui, hommes et femmes reprirent confiance. Ils avancèrent. Le minotaure secoua la tête. Il devait se battre. D'un coup de poing, il terrassa une jeune femme. Sa tête heurta le sol en un bruit mat. Ses autres adversaires se jetèrent sur lui. Le colosse tomba. Ses sabots glissèrent sur l'albâtre. Sous la violence du choc, il eut un goût de sang dans la gueule. Ses sens lui firent défaut.

 Étendu sur le dos, Astérion paniqua. Il suffoquait. Ses membres étaient lourds. Il rouvrit les yeux. La voix était juchée sur son torse. Elle lui pressait la trachée tandis que les autres lui maintenaient les bras de tout leur poids. Un courant d'air lui glaça la peau. Chaque seconde, l'ombre de Thanatos se rapprochait un peu plus. Il savait sa fin proche, pourtant une partie de son être luttait encore. La voix se pencha un peu plus vers lui. Il sentit une dernière fois son odeur marine. Un faible râle s'échappa de son mufle grand ouvert. Ses yeux affolés s'immobilisèrent. Le minotaure mourut. Sa tête bascula sur le côté. Le silence revint, total.

  Les Athéniens, fébriles, s'éloignèrent du cadavre que Thésée étranglait toujours. Celui-ci relâcha finalement le corps et se releva. Il souffla longuement, regarda son adversaire et fut pris d'un fou rire hystérique. Ce monstre horrible que tous craignaient tant, il l'avait vaincu. Avait-il vraiment eu peur de lui ?

 Le guerrier reprit ses esprits. Il s'assura qu'il avait toujours à la ceinture le fil rouge qui leur permettrait de quitter le labyrinthe. Ses compagnons étaient prêts à repartir. Alors qu'il allait les suivre, il eut une idée. Thésée ramassa une pierre et l’écrasa contre la base de l’une des cornes du minotaure. Il n'obtint qu'un faible craquement et recommença. Une goutte s'écrasa sur son dos, puis une autre. Une pluie fine tombait ; le labyrinthe pleurait. Imperturbable, le héros s'acharnait toujours sur la tête d'Astérion. Finalement, son crâne éclata, projetant sang et cervelle sur le guerrier et l'albâtre. Les larmes coulaient sur la pierre et diluèrent les fluides qui disparurent entre les dalles, comme aspirés. Thésée prit son trophée et s’en alla, victorieux. Derrière lui, les mouches profitaient de leur festin, dans la tête brisée d’Astérion dont un œil reflétait la lune, sous son linceul d'étoiles.

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