La dernière bataille
Cela faisait déjà trois heures que la bataille durait. Respirant à plein poumons l’air vicié des remparts, Elisse abandonna sa lance dans le globe oculaire de l’ogre qui avait tenté de l’écraser.
Les remparts de la puissante forteresse étaient à présent totalement recouverts par le feu, les cendres, et les cadavres. En contrebas, la guerre semblait hurler sa haine au monde de toutes ses gueules de feu.
Le premier cercle de la ville était pris. Un groupe de templier se forma rapidement autour de la jeune femme.
Trois heures d’assaut.
- « On a perdu le contact avec Ishtar… »
- « Général ! »
- « On est en train de se faire massacrer, et si les renforts n’arrivent pas... Qu’est-ce qu’on fait général »
- « Qu’est-ce qu’on fait... »
Elisse répéta la question à haute voix et se surprit à dévisager le jeune Bors. Neufs ans de guerre. Il avait bien grandi depuis qu’elle était arrivée le jour de son 8e anniversaire.
- « Le premier cercle est pris générale !»
Tristan avançait vers le petit groupe suivi de ses lieutenants. Son armure bariolée et sa démarche claudiquante lui donnaient presque un air de bouffon joyeux. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas interrompu un conseil de guerre avec une de ses blagues. L’heure n’était plus à l’humour en terre d’Avalon.
- « La seconde vague d’assaut est prête Elisse. Nous devons profiter de notre lancée pour progresser. Il faut en exterminer le plus possible tant qu’ils sont encore en fuite..»
Son visage potelé s’était considérablement amaigri depuis la perte d’Yvain. Il ne restait plus qu’un homme sans autre raison de vivre que la guerre. Une coquille presque vide, maintenue en vie par un tabard fait du tissus des bannières de chaque camarade tombé au combat et la haine d’un homme.
Elisse ôta son gant et posa sa main nue sur sa joue ensanglantée en fixant son regard dans ses yeux. Le chevalier tressaillit l’espace d’un instant avant de raffermir la prise sur sa masse de guerre.
- « Je n’enverrai pas mes hommes au-devant d’un piège. Fortifiez ses positions et soignez les blessés. Nous en avons fini pour aujourd’hui. »
Les templiers répondirent à l’unisson et partirent immédiatement dispatcher leurs ordres. La générale eut à peine le temps de surprendre un regard du chevalier bariolé.
« Suis-moi, nous retournons au camps. Bors, tu prends le commandement »
- « Bien Général ! »
Le retour fut affreusement long. Tristan se tenait droit comme un manche à balais et restait complètement silencieux. Il était exténué.
Elisse attrapa le vieil Ipod Touch qu’elle gardait toujours dans son sac à dos et mis les écouteurs dans ses oreilles. Elle avait gagné son surnom de Blanche Demoiselle grâce à lui. Over The Rainbow avait beaucoup plu à Arthur.
La musique commença à lentement détendre ses muscles et ses blessures se rappelèrent vite à son bon souvenir. Elle avait au moins quelques cotes fêlées. Et dire qu’il y a 10 ans elle avait pleuré pour un ongle retourné.
C’était en une autre époque. Avant que cet homme étrange l’emmène en Avalon, avant les chevaliers et les dames, avant la guerre, avant Mordred. La vierge guerrière, la lance du roi, la générale pale. Quel espoir avait-elle de retrouver son lit, sa famille ? En entrant dans la tente de commandement, Elisse se surprit à penser aux traits joyeux de sa mère lorsqu’elle venait lui dire bonne nuit chaque soir.
- « Eli on ne peut pas attendre et tu le sais ! »
La jeune femme sentait chaque respiration lui bruler les poumons. Elle versa le contenu d’une fiole dans sa coupe d’os et la descendit d’un trais avant de s’écrouler dans son siège.
- « Les rares soldats qui tiennent encore debout sont à deux doigts de crever de fatigue »
- « Pas mes templiers ! Laisse nous au moins partir en éclaireur et ordonne des sacrifices ! Si nous trouvons des volontaires pour remplacer les animaux il sera aisé de.. »
- « De partir au corps à corps désorganisés et sous équipés pour se faire massacrer. Penses-tu Mordred assez idiot pour attendre sa fin sans rien tenter ? »
Tristan tituba, surprit par le ton glacial de sa vieille amie. Eli se releva lentement pour se diriger vers le chevalier bariolé.
« Est-ce que tu me crois suffisamment cruelle pour t’envoyer à la mort sur un coup de sang ? Il n’y a personne à impressionner là-haut »
- « Et il ne reste plus rien d’Urien ! J’avais promis à Yvain de le protéger. J’lui avais promis Eli ! Et je suis même plus capable de foutre en l’air un dragon. » l’homme laissa son heaume et sa masse s’écraser au sol.
- « Tristan.. »
- « J’ai même pas été capable de guider un gosse de 16 ans qui s’est paumé en chemin et maintenant.. »
La jeune femme attrapa la tête du chevalier de ses deux mains et colla son front contre le sien. Tristan suait à grosse gouttes, les yeux fermés.
- « Regarde-moi Tristan. Regarde-moi. Nous ne sommes plus à Camelot, nous ne sommes pas sur les champs de Pelenor. Ca va aller, un dernier siège et on rentre tous. Pense aux champs d’émeraudes, aux enfants qui rient. Pense à nos soirées au coin du feu et au chant des bardes. »
Elisse détacha les écouteurs de son ipod touch et une douce chanson retentit dans la tente.
« On en aura bientôt fini et tout le monde sera vengé. Mais j’ai besoin de toi vivant »
- « Un dernier siège…» Le chevalier bariolé se détendit et prit la générale pale dans ses bras.
Les compagnons furent alors interrompus par un puissant cor de guerre et par les cris de douleurs tout autour de la tente. Les deux amis s’équipèrent et sortirent aussi vite que possible.
Elisse manqua de glisser avant d’être rattrapée par Tristan. Le sol était de glace, le ciel avait couleur de sang, et chaque homme, chaque animal se battait désespérément pour sa survie.
- « Que… »
Spadassins, archers et chevalier étincelants mourraient par dizaines autour d’eux, mais il n’y avait aucun ennemi pour porter les coups.
- « Ces saloperies se cachent à nos yeux ! » Beugla le chevalier bariolé en tapant sa masse contre son écu
« Templiers ! Fous ! A moi ! »
- « Vers la tour »
Elisse arracha une hachette d’un râtelier et suivit son ami à toute jambe. Son regard périphérique et ses réflexes la sauvèrent une fois de plus lorsqu’elle entrevit une lueur sur sa droite.
La jeune femme para d’un coup de bouclier, tailla de la hache et se mit instantanément en garde pour affronter… Calogrenant ?
Un puissant frisson remonta le long de son dos alors que la jeune femme observait avec horreur le blason vert pomme et l’épée ouvragée de son adversaire.
- « Cal c’est toi ? »
Le chevalier vert l’harcela de taille et d’estoc. Cette façon d’aller au-devant des coups pour s’y soustraire au dernier moment…C’était bien lui.
- « Mais arr- arrète bon dieu ! »
Profitant de l’ouverture qu’il laissait toujours lorsqu’il visait le dessous de bras, Elisse asséna au chevalier un coup de bouclier suffisamment puissant pour arracher son heaume.
La générale pale dévisagea la créature sous l’armure avec horreur. Le demi-visage décomposé de son ancien ami tourna vers elle un œil laiteux en articulant un gargouillis grotesque. Elisse ouvrit des grands yeux et tomba fesses contre terre.
- « Je ne peux plus.. »
Elle pouvait entendre les prières de Tristan alors que d’autres chevaliers rejoignaient Calogrenant
- « Salut Lance. »
Lance.
Gareth.
Hector.
Caradoc.
Chacun équipé de son armure, de son tabard, de sa propre escorte de mouches. Avec leurs portes bonheurs favoris et leurs propres odeurs pestilentielles. Avec les grelots d’argents de Camelot teintant doucement sur les plaques de leur torse. Avec leurs orbites vides, leurs asticots et leurs cheveux moisis tombant sur leur visage aux milles nuances de vert et de bleu.
Elle n’entendait plus les prières de Tristan. Elle n’entendait plus rien. Il faisait enfin suffisamment chaud.
- « Je ne peux pas, pas contre vous. »
Le groupe de chevalier s’ouvrit et une carcasse pénétra le cercle pour se placer face à la générale pale. Son armure était gravée d’inscriptions d’or, son heaume reposait sous son bras, paré d’une simple couronne de fer. Ses mots avaient le don d’apaiser les hommes et de rassurer les enfants. Son emblème était le dragon et son épée était Mort.
Arthur de Bretagne.
Elisse aurait voulu parler, mais aucun mot ne sortit. Son âme était-elle enfin en paix ? Plutôt mourir de la main de ses anciens compagnons. La générale laissa simplement tomber sa hachette et se mit à genou face au corps de son roi, tentant désespérément de trouver une once de la chaleur d’antan au fond de ses yeux laiteux.
L’un des chevaliers leva alors sa hache. La jeune femme emplit ses poumons une dernière fois de l’air fétide qui l’environnait et, fermant les yeux, attendit le clap de fin de sa sombre existence.
Mais rien ne vint. Le sol trembla et des bruits suraigus sortirent la jeune femme de sa torpeur. Les carcasses percées de lance sombres disparaissaient une à une dans des explosions de flammes bleutées. Le champ de bataille sortit peu à peu des ombres : les templiers se relevaient et chargeaient vers la porte du dernier cercle de la forteresse.
- « Elisse »
Une seule personne avait cette voix profonde et rassurante. La générale pale se retourna et regarda dans les yeux la massive créature qui lui faisait. Son regard était d’un bleu flamboyant, seule touche de couleur de son corps puissant.
Des milliers de ces créatures envahissaient le champ de bataille, grimpant aux murs de pierres sans difficulté, protégeant les templiers des flèches et terrassant les abominations que Mordred gardait près de lui.
Ils étaient conçus pour la guerre, pour détruire et verser le sang. Des plaies béantes dans la réalité venant chercher leur vengeance à la lance ou à mains nues. C’était des êtres d’outre monde.
- « Arthur. Comment.. »
D’autres créatures armées de lances, de hache et d’innombrables armes noires s’approchèrent. Ils étaient tous là.
- « Les chevaliers veillent l’un sur l’autre Etoile d’argent. Maintenant comme dans les batailles du passé »
Les larmes lui vinrent aux yeux et Elisse fut prise de sanglots incontrôlables.
- « Pardonnez-moi - je n’ai pas pu vous sauver »
- « Là, là » Arthur posa son front chitineux et froid contre celui de la jeune femme
Il n’y a rien à pardonner Eli. Maintenant part. Rejoins Tristan et guide nos hommes vers la victoire, les carcasses ne vous tourmenterons plus.
La jeune femme prit la hache que lui tendait le roi et partit en courant. Les larmes l’aveuglaient et les frissons l’assaillaient sans relâche. Arthur hurla et fut suivi de toute sa garde, puis de tous ses chevaliers, puis de tous les hommes de Camelot.
- « RUS ! RUUUUUS !!! Pour la Blanche Dame et le vert pays ! RUS !»
Et pour la première fois de sa vie, la peur emplit le cœur de Mordred.
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