Chapitre 4.9 : Un retour amer
Jeremy Chapi :
La communication venait de s'interrompre, laissant un silence oppressant dans le cockpit. Le fil d'Ariane, ce lien fragile qui me guidait jusqu'à elle, s'était éteint, et avec lui, une part de moi semblait s'effondrer. Je plongeai mon visage dans mes mains, comme pour m'isoler du monde quelques instants, essayer de reprendre mon souffle. La fatigue devenait de plus en plus lourde, pesant sur mes épaules, et la conversation avec ma fille tournait en boucle dans ma tête.
Le vide intersidéral devant moi, infini et indifférent, renforçait mon propre sentiment de solitude. J'étais suspendu dans un océan noir, loin de tout, loin d'elle, et je me sentais impuissant. Comment avait-on pu en arriver là ? Que s'était-il passé sur Terre pour que tout dérape à ce point ? Je laissai échapper un soupir, mêlé de tristesse et de rage. Tout ce que nous avions construit, mon gouvernement, au lieu de le protéger, voyait-il seulement un moyen de profit ? Une nouvelle arme à exploiter ?
À côté de moi, Pavel restait silencieux, respectant mon moment de recueillement. Peut-être ressentait-il lui aussi la gravité de la situation. Je passai mes mains sur mon visage, tirant machinalement mes cheveux en arrière, un geste futile pour tenter de reprendre le contrôle.
"Tu as pu parler avec ta fille ?" La voix de Pavel brisa le silence, légère mais pleine d'inquiétude.
"Oui," répondis-je après un moment d'hésitation. "Merci d'avoir assuré le divertissement pendant le live."
"Je t'en prie. Je faisais ça aussi sur le SSM, ça me détend." Pavel esquissa un sourire maladroit avant de redevenir sérieux. "Mais... tout s'est réglé pour elle ?"
Je laissai ma main retomber sur mon front, le pouce pressant contre ma tempe dans une tentative vaine de soulager la douleur qui menaçait d'éclater. "Non. Je ne pense pas. Les autorités françaises veulent s'emparer de notre technologie, à n'importe quel prix."
Pavel écarquilla légèrement les yeux, son visage se figeant. "Alors... elle va tomber entre leurs mains ?"
"Non," répondis-je, plus durement que je ne l'aurais voulu. "Je te garantis que cela n'arrivera pas. Elle préférera se sacrifier plutôt que de les laisser tout prendre..." Ma voix se brisa en même temps que mon regard se perdit dans l'immensité du vide spatial. Je savais qu'elle en serait capable. C'était cela, qui me tuait à petit feu.
Pavel sembla chercher ses mots. "Je... je suis désolé. Je ne savais pas..."
Je fermai les yeux un instant, respirant profondément. "Je la retrouverai. Je ne laisserai rien ni personne m'empêcher de la ramener. Mais avant tout, nous devons retourner sur Terre... et il nous reste encore du chemin." Le vide stellaire, habituellement source de fascination, me semblait maintenant un obstacle infranchissable. Mais je devais le surmonter, pour elle. 'Je viendrai te récupérer, ma fille, quoi qu'il en coûte.' C'était une promesse que je me faisais, une promesse qui me hantait.
"Désolé d'avoir plombé l'ambiance," soufflai-je, sentant le poids de mes propres paroles.
"Non, je comprends," répondit Pavel, d'une voix adoucie. "J'ai une fille aussi, tu sais. Elle est tout pour moi. Elle est née avec un problème au cervelet, alors elle ne peut pas se déplacer seule. Mais, malgré tout ça, elle est brillante. Une vraie force de vivre."
Je tournai la tête vers lui, surpris par cette confession. Il ne m'avait jamais parlé d'elle avec autant de détails. Un père qui parle de son enfant avec autant de fierté... Cela me rappela à quel point Iris comptait pour moi. Est-ce que je lui avais montré assez d'amour ? Est-ce qu'elle savait, là-bas, au milieu du chaos ?
"Elle a quel âge ?" demandai-je, ma voix plus douce.
"Elle va avoir 23 ans. Elle a décroché un doctorat récemment," dit-il, un léger sourire flottant sur ses lèvres. "Le plus dur, c'est qu'elle ne peut suivre que des cours à distance, et elle n'a pas beaucoup d'amis. Mais elle me dit qu'elle n'en a pas besoin, qu'elle rencontre plein de gens dans ses rêves." Ses yeux brillaient d'une lueur mélancolique.
C'est à ce moment-là que quelque chose d'improbable commença à germer dans mon esprit.
"Comment s'appelle ta fille ?" demandai-je, feignant l'intérêt ordinaire, mais l'idée qu'il m'effleurait était bien plus surprenante.
"Elowen," répondit-il, en riant légèrement. "C'est sa mère qui a choisi son nom. Moi, j'aurais préféré Elodie ou Émilie, mais elle n'a pas voulu."
Je souris à mon tour. "Je trouve que c'est un très joli prénom pourtant."
Mon esprit s'agitait en silence, tandis que les pièces du puzzle se mettaient en place. Elowen. J'avais déjà entendu ce nom, et pas dans une simple conversation. Je l'avais croisée... ou plutôt, nos chemins s'étaient entremêlés à travers le monde des rêves. Comme quoi, ce monde était décidément trop petit.
Mais comment expliquer cela à Pavel ? Comment lui dire que j'avais déjà "rencontré" sa fille, sans éveiller des soupçons, sans lui révéler des détails qu'il ne pourrait jamais comprendre ?
Je me contentai de laisser planer le silence, laissant cette révélation personnelle germer dans mon esprit. Le destin me jouait de drôles de tours. Une promesse que j’avais faite, et que je pourrais maintenant tenir d’une manière que je n’aurais jamais imaginée.
"Décidément, le monde est petit..." murmurai-je, presque pour moi-même.
Le voyage de retour se passa sans encombre, bien que certains projectiles heurtèrent violemment le parapluie en métal à l'avant du Liberty. Il tenait bon, mais on pouvait voir des déformations visibles sur sa coque. Malgré cela, nous étions en sécurité.
Enfin, nous pouvions apercevoir notre belle planète bleue, avec les nuages formant des tourbillons ici et là, une vue rassurante après tout ce chaos.
"Que veux-tu faire maintenant ?" demanda Pavel, sa voix emplie d'une curiosité sincère.
Je pris un moment pour réfléchir, les yeux fixés sur la Terre. "Il est temps de rentrer. Nous allons atterrir chez toi, en Atlantide."
"Mais ta fille ?" demanda Pavel, étonné par mon choix.
"Ce n'est malheureusement pas le bon moment. Des militaires sont sur place, et nous serions sûrement immobilisés avant de pouvoir faire quoi que ce soit une fois un pied au sol. Ne t'inquiète pas, je ferai ce qu'il faut pour la récupérer, en temps et en heure." Ces paroles sonnaient comme une promesse, même si, au fond de moi, je savais que c'était plus compliqué. Bien sûr que je voulais aller la chercher immédiatement, mais je serais arrêté dès mon arrivée. Mon cœur me hurlait d'aller à elle, mais cette fois, je devais écouter la voix de la raison. Elle était en sécurité, je le sentais.
"Je comprends," compatis Pavel.
"Connais-tu quelqu'un à contacter une fois sur Terre pour savoir si nous pouvons rentrer en Atlantide sans encombre ?" demandai-je, épuisé, tant mentalement que physiquement. Mes nerfs étaient à vif, et la douleur dans mon bras gauche était la seule chose qui me maintenait éveillé.
"Je dirais que mon instructeur en aéronautique là-bas doit connaître des gens," réfléchit-il à voix haute.
"Tiens, prends ce portable. Il est débloqué mondialement, tu devrais réussir à le contacter quand nous entrerons dans l'atmosphère. On ne sait jamais, alors remets ton casque pour la dernière ligne droite," dis-je en lui tendant l'appareil, avant de remettre mon propre casque.
Nous entamâmes la descente vers la Terre au-dessus de l’océan Indien. Mais la gravité me tirait plus vite que prévu. La coque s'échauffait dangereusement, et le bouclier virait au rouge vif.
"Pavel, enclenche le système de refroidissement !" ordonnai-je, ma voix trahissant ma fatigue et l'urgence de la situation. La gravité terrestre n’avait rien à voir avec celle de Mars. Rien non plus à voir avec le décollage. Je poussais les réacteurs au maximum pour ralentir. Nous pouvions sentir la décélération progressivement, jusqu'à ce que nous soyons enfin en vol stationnaire, haut au-dessus de l’océan.
Pavel contacta son instructeur, et lui parla dans sa langue natale, que je ne comprenais absolument pas. Pendant qu'il communiquait, je me demandais ce que disaient les actualités sur tout ce qui s’était passé. Je n'avais plus accès au live sur Twitch, tout étant géré depuis le hangar. Pourtant, je fis taire ma curiosité pour éviter toute distraction. Il fallait que je tienne le coup, alors que la fatigue me poussait à fermer les yeux.
"Jeremy, c’est bon, on peut aller à Atlantide," me dit Pavel, me sortant de ma torpeur passagère. Je voulais juste me reposer, mais il n’en était pas encore temps.
"Heu... d'accord, je vais nous y diriger." Je jetai un coup d’œil au GPS, qui fonctionnait parfaitement. Je nous dirigeai enfin vers Atlantide, notre destination finale. Pavel gardait son instructeur au téléphone, le tenant régulièrement au courant de notre position, tandis que j’admirais le paysage de l’Inde, avec ses temples anciens et ses rivières sinueuses que l’on pouvait apercevoir malgré notre haute altitude. Nous volions suffisamment haut pour éviter tout problème.
En nous rapprochant d’Atlantide, un avion de combat apparut soudain sur notre gauche. J’étais tellement épuisé que je ne l'avais même pas vu arriver, et c’est Pavel qui me l’avait signalé. Il me rassura rapidement en me disant qu'il venait bien de son pays.
"Ne m’en veux pas, mais je n’ai pas eu de bonnes expériences avec des chasseurs de combat jusqu’à présent," lui expliquai-je, une pointe de peur dans la voix.
"Pas de souci, ils vont nous escorter jusqu'à une base militaire. Mon instructeur m'a dit que notre arrivée était attendue," m'expliqua Pavel.
Se pourrait-il qu’Iris ait arrangé tout cela ? Les questions se bousculaient dans ma tête, mais je devais économiser l’énergie qui me restait pour piloter.
Nous nous rapprochions de plus en plus du sol à mesure que nous approchions du pays. Pavel me montrait fièrement les montagnes de Nayramadlin Orgil, qui représentaient le drapeau de son pays, avec leurs sommets légèrement enneigés et les nombreux lacs éparpillés autour. Ce lieu semblait plutôt hostile à l'humanité, avec ses vastes terrains rocheux, mais il y avait néanmoins un certain charme dans ce paysage. Je pouvais observer des habitations atypiques, encastrées directement dans la montagne, entièrement construites en pierre finement taillée, si bien intégrées qu'elles se confondaient presque avec leur environnement. Les grandes plaines, quant à elles, étaient couvertes de champs de céréales, à première vue.
La fameuse base militaire apparut enfin à l'horizon, avec sa piste d’atterrissage éclairée et les différents hangars qui l’entouraient. Une tour de guet, perchée à flanc de montagne, surveillait la zone, prête à guider n’importe quel avion. La piste s’éclaira, me montrant le chemin à suivre, et j’aperçus une foule de véhicules en bout de piste. Était-ce pour nous accueillir ou pour m'emprisonner ? Je n’en savais rien. Les chasseurs qui nous escortaient s’écartèrent pour nous laisser le champ libre. J'entamai alors la phase de décélération et de préparation à l’atterrissage.
Pavel m’interpella : "Il faut que tu te poses là où sont les voitures."
"Je suis désolé, Pavel, mais ce n’est pas possible. Je dois faire quelque chose avant qu'ils arrivent." Je ne lui laissai pas vraiment le choix, puisque j’étais aux commandes.
Je me posai à une certaine distance, les forçant à venir vers nous. Je sortis du véhicule, mais à peine avais-je posé un pied au sol que la fatigue me cloua sur place. Je tombai à genoux, pris d’un vertige si violent que ma tête se mit à tourner. Un torrent d'eau jaillit de ma bouche, incontrôlable.
"Tu as le mal de Terre. Ça arrive souvent après un séjour dans l’espace, même court. Ton corps n’est plus habitué à la gravité terrestre. Reste à côté du véhicule et attends les secours, ta tête ne va pas arrêter de tourner de sitôt," m’expliqua Pavel en sortant à son tour du Liberty et en posant un pied sur le sol ferme.
"Je dois encore faire une chose," insistai-je, bien que la fatigue me terrassait.
Je m’avançai, tant bien que mal, vers l'arrière du véhicule, tantôt à quatre pattes, tantôt en longeant la coque du Liberty encore chaude. Pavel, inquiet, se plaça à mes côtés et m'aida comme il pouvait à atteindre le coffre.
Lorsque j'ouvris le coffre du Liberty, Pavel me lança un regard surpris. Il n’avait pas encore vu ce que je lui présentais : Adamai, l’anneau céleste, l'objet qui avait rendu ce voyage possible. Je commençai à manipuler trois boutons sur l'appareil, déclenchant une procédure précise. Un bruit étrange s’échappa des moteurs, un son inhabituel et inquiétant, tandis que les sirènes des véhicules se rapprochaient.
"Fais attention," avertis-je Pavel avant d'appuyer sur le fameux bouton rouge, dissimulé dans le coffre, qui provoqua une épaisse fumée émanant des moteurs, jusqu’à ce qu'ils prennent feu.
"Pourquoi as-tu fait ça ?" me demanda Pavel, tout en me soutenant.
"Je ne peux pas laisser cette technologie tomber entre de mauvaises mains. Imagine ces moteurs équipant des missiles... Il serait impossible de les arrêter."
Je commençai à déverrouiller le support où se trouvait Adamai, afin de le déconnecter du Liberty. Je tenais maintenant dans ma main gauche l'équivalent d'une mallette en aluminium, contenant en son centre l'anneau céleste, qui illuminait les alentours. Mais mes forces m'abandonnèrent soudain, et je tombai à genoux, incapable de supporter mon propre poids. Je sentis finalement mon corps s’affaisser doucement sur le côté.
J'entendais la voix rassurante de Pavel, mais je ne comprenais plus ce qu'il disait. La dernière chose que je vis, avant de sombrer dans l’inconscience, fut des ombres nous entourant.
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