La Ville des fantômes
Ce matin, je n’ai pas retrouvé mon parapluie. Cela tombait plutôt mal, parce qu’il pleuvait à verse. J’ai regardé tous les endroits où un parapluie raisonnable pouvait se trouver : dans l’entrée, dans le cagibi où on devrait accrocher les manteaux et où l’on entrepose plein d’autres choses qui n’ont rien à voir, ou même sous les fenêtres. Aucune trace. J’ai regardé dehors. De l’eau tombait par rasades continues. Il n’y avait là pas assez de rage ni de violence pour qu’on puisse espérer une accalmie prochaine : c’était une pluie qui semblait sereinement préméditée et qui était partie pour durer.
Je suis sorti et j’ai marché. Je serre les pans de ma veste contre moi. Cela ruisselle, partout, devant, derrière, tout autour de moi, et j’ai l’impression à force de n’être qu’une gouttelette d’eau grise de plus, qui met simplement un peu plus de temps que les autres à s’écouler. Les gens autour – et ils ont bien raison, les gens autour – marchent à grandes enjambées, sous leurs dignes parapluies, sans un regard pour les trottoirs qui se noient. Ils sont en transition. La ville – rectangles gris sur fond gris – elle est bien contente : c’était exactement ce qu’elle voulait faire.
Et moi, je m’en veux un peu d’avoir perdu mon parapluie parce que je suis tenté de lever les yeux sur les façades qui détrempent. J’ai peur de surprendre une scène à laquelle je n’ai pas été convié ; en pressant le pas sans presque m’en rendre compte, je me demande quel châtiment me réserve cette Diane au bain des temps modernes. Les voyageurs, en cessant de voir, font œuvre de prudence.
Je devrais peut-être baisser la tête, moi aussi, faire comme si je n’avais rien vu. Soucieux de ne pas la surprendre, la pauvre ville aux grandes eaux, je cherche même un motif d’inquiétude habituelle dont m’occuper durant mon trajet. Je me concentre sur des sujets on ne peut plus sérieux. Comme tous les autres, je vais d’un point A à un point B. Je suis suspendu ; je suis transitoire.
Mais une goutte d’eau, insolente, roule sur les rebords de mon chapeau et me tombe sur le nez. Je ne peux pas m’en empêcher : je lève la tête. Derrière le rideau transparent que la ville a tendu entre elle et moi, je la devine peut-être plus sûrement encore qu’en plein soleil. J’aimerais bien comprendre pourquoi elle se dissimule ; quelle est l’atroce marque qu’elle essaie d’effacer à grandes eaux ; et pourquoi il lui faut tant de litres et de temps.
Une silhouette en transition secoue son parapluie sur moi, m’éclabousse sans me voir. Je reprends ma route avec un sourire d’excuse. J’ai envie de lui dire, à la grande ville, que ce n’est pas grave, qu’on a tous le droit de craquer un jour. Mais je ne suis pas sûr qu’elle soit encore prête pour ça.
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