Chapitre 19
Ce matin, Véra et moi ont eu droit à un moment rien qu’à nous. Ou plutôt, on fut réveillée à six heures par Lianna qui squatta notre lit. Allongée entre nous deux, elle poussait Véra d’un coup de pied dès que celle-ci s’approchait de moi. Véra n’avait aucun rendez-vous ni aucun travail urgent ce matin. Elle s’était permis cette petite matinée au lit, avec sa famille, en prévision de l’après-midi qui nous attendait. Dès que Lianna se rendormit, je la décalais légèrement pour prendre sa place, dans les bras de ma fiancée.
— Ta fille est un poil envahissante, chuchota Véra après m’avoir embrassé.
— Elle nous aime.
— Elle est surtout très jalouse de moi, tu veux dire.
— Je devrais peut-être me marier avec elle.
— Même pas en rêve, mon ange, tu es à moi.
Véra glissa un bras sous mes épaules, me rapprocha d’elle et m’embrassa. Dans mon dos, je sentis Lianna se retourner et m’immobilisais. Si elle se réveillait maintenant, nous pouvions dire adieu à notre moment de calme.
— J’aimerais te parler d’un truc, mais… je ne sais pas, c’est peut-être encore trop tôt.
— Tu peux tout me dire, mon ange. Je t’écoute.
— Quand Marcus nous a présenté Isa et les filles, on avait un peu discuté de toi.
— Continue.
— Il s’inquiétait pour toi, mais quand je lui ai dit que tu avais été la première à m’avoir fait des avances, il était rassuré. Et quand Isa lui a demandé si la présence des filles n’allait pas te faire remonter de souvenir douloureux…
— Tu veux parler du bébé que j’ai perdu c’est ça ? comprit-elle.
— Si tu veux bien, oui.
— C’était un garçon, enchaîna-t-elle en s’allongeant sur le dos. Je n’avais pas décidé de prénom, ni ne savais comment j’allais l’élever seule, mais j’étais prête. Enfin, suffisamment prête pour ne pas parler de ma grossesse à ma mère.
— Qui était au courant ?
— Seulement mon médecin et Margot.
— Mais, à cinq mois, la grossesse devait se voir.
— Non. Je ne mettais que des robes amples pour la cacher. Je n’étais pas aussi prête que je le croyais. Au final, c’est tout aussi bien que je l’ai perdu. Je ne sais pas si j’aurais été capable d’être la mère idée pour ce garçon. Mais en même temps… pardonne-moi Élia, mais…
— Non, prends ton temps.
Depuis que je connaissais Véra, c’était la première fois qu’elle s’ouvrait ainsi à moi. La première fois qu’elle me montrait ses faiblesses, qu’elle me parlait de cette expérience traumatisante. Elle avait perdu un bébé et sa fausse couche l’avait rendu stérile. Dans mon dos, Lianna me donna un coup de coude, mais elle dormait encore. Je me reconcentrais sur ma fiancée et vis ses yeux briller. Elle retenait ses larmes.
— J’aurais envie de te dire de me parler, comme tu l’as fait avec moi, mais je me dis que ce n’est peut-être pas la bonne solution.
— Excuse-moi mon amour, ce n’est pas…
— Tu n’as pas à t’excuser. Combien de fois j’ai pleuré en pensant à ma sœur ? Si tu en as besoin, je ne te jugerais pas.
— J’ai tellement honte, Élia ! expliqua-t-elle enfin. J’aimais cet enfant et pourtant, je n’ai parlé de lui à personne. Quand je l’ai perdu, j’ai fait comme si tout allait bien, tout était normal alors que j’avais perdu mon bébé et ma capacité à enfanter. Le comble quand on pense que notre système politique est basé sur le lien du sang. J’ai honte d’avoir effacé sa présence de mon esprit, aussi vite qu’il était arrivé. Honte de ne pas être capable de m’en remettre alors que je t’ai toi et Lianna. Honte de faire comme si tout allait bien alors que j’ai t’ai poussé à me parler de tes inquiétudes sans arriver à faire de même. J’ai honte d’être à cette place, de te mettre dans cette position alors que c’est à moi de te protéger.
— Notre couple n’a pas à être figé dans un modèle, mon amour. Ce n’est pas parce que tu es la plus âgée, l’Impératrice, que tout doit venir de toi. Nous avons chacun notre place. Et là, tu es besoin que les rôles soient échangés, que quelqu’un prenne soin de toi. Si tu avais eu le courage de faire quelque chose pour ce bébé, qu’est-ce que tu aurais fait ?
— Je n’en ai aucune idée. J’ai tout fait pour ne pas y penser, pour me concentrer sur le présent.
— Est-ce que tu connais quelqu’un qui pourrait t’aider ? Qui a déjà vécu ça ?
— Non.
— Le psychologue peut-être ? Ou ta grand-mère ? Je sais qu’elle veut faire les choses bien avec moi alors…
— Tu sais Élia, avant que tu n’arrives, je n’étais proche de personne dans ma famille. J’étais en froid avec ma mère, Marcus venait trop peu souvent au palais. Ma tante à sa propre vie et elle sont souvent en tournée, aux quatre coins de l’Empire. Quant à ma grand-mère, sa santé est fragile.
— Tu voudrais qu’on lui rende un hommage ? Lui donner un prénom ou planter une fleur quelque part pour lui ? Si ça peut t’aider.
— C’est une bonne idée. J’y réfléchirais.
Je séchais les larmes de ma femme avant de l’embrasser. Je m’approchais un peu plus d’elle et posais ma tête sur sa poitrine, mon bras autour de sa taille.
— Merci, mon ange. Ça m’a fait du bien d’en parler.
— C’est toi qui me dis que je dois m’ouvrir plus, mieux exprimer mes sentiments. Mais tu dois le faire aussi, mon amour. Surtout si tu en as besoin.
— Je t’aime Élia.
Contre mon oreille, j’entendais son cœur battre, je l’entendais respirer. C’était si apaisant. On resta silencieuse, ainsi, pendant plusieurs longues minutes. La cheminée fumante de la nuit, mais encore crépitante, la douce mélodie des battements du cœur de Véra, son parfum subtil de rose remplacé par une légère touche de pêche, caractéristique des produits de Lianna, notre fille qui ronflait dans mon dos, prenant de plus en plus de place dans le lit. La peau douce et délicate de ma fiancée sous mes doigts tandis qu’ils glissaient sur son bras, la faisant frémir. Elle bougea doucement pour venir déposer un baisé dans mes cheveux. Si nous pouvions, nous resterions là à tout jamais. Blottie dans les bras l’une de l’autre, la chaleur de nos corps nous réchauffant, nos cœurs battants à l’unisson. L’heure tournait, nous le savons toutes les deux. Et pourtant, aucune de nous ne semblait vouloir bouger. Nous avons rendez-vous au restaurant à midi, mais ce n’était pas ce qui nous motivait à sortir de ce lit, de ce cocon de bonheur. Nous étions bien comme nous étions, en cet instant de paix et de sérénité. Pour rien au monde, nous ne voulions que ça s’arrête. Pas même pour une après-midi en amoureuse.
— Élia ? chuchota Véra.
— Mmm, lui répondis-je sans bouger, tout en restant dans mon monde.
— Lianna a école dans une heure, mon ange.
— Liva aura qu’à l’amener, soupirais-je.
— Je n’ai rien de prévu ce matin et toi non plus. Dès que tu seras revenue, on aura cas s’enfermer à nouveau dans la chambre. Prendre notre petit déjeuner au lit.
— Pour mettre des miettes partout ? C’est moi qui vais devoir tout nettoyer après.
— Sélina s’en occupera cet après-midi.
— J’ai pas envie, râlais-je. Pourquoi on ne peut pas rester là pour toujours.
— C’est impossible mon amour.
Au même moment, on frappa à la porte et Sélina s’annonça. C’était l’heure, Liva m’attendait pour préparer Lianna et Sélina attendait pour préparer Véra.
— Bon aller debout !
Enfin décidée à sortir du lit, Véra repoussa la couverture avant de faire de même avec moi. En moins de deux, je me retrouvais les fesses par terre, sous le fou rire de ma fiancée.
— Non, mais ça ne va pas !
— Plus vite tu seras revenu, plus vite on retournera dans ce lit.
Je roulais des yeux et elle rigola un peu plus. Après m’être levée et massé le postérieur, pour cacher la faible douleur de ma chute, je fis le tour du lit pour récupérer Lianna. Celle-ci grogna en se logeant dans mes bras.
— Je t’aime, Élia, lança Véra avant que je ne sorte de la chambre.
— Mais oui, mais oui, soupirais-je.
Dès que la porte de la chambre fut ouverte, c’était le retour à la réalité. Sélina attendue d’avoir l’autorisation de Véra pour entrer dans la chambre. Liva me suivit jusque dans la chambre de Lianna. Ma fille se réveillait en douceur, tandis que je la préparais pour l’école. Sa deuxième journée me terrifiait moins. Je savais qu’elle avait commencé à se faire des amis et sa maitresse était attentive à elle. Après l’avoir déposé dans sa classe, j’informais Sélina et Liva de leur tâche de la journée, le nettoyage de la salle de bal. Il y avait surement aussi quelques réparations dans les murs, quelques trous à reboucher qu’elle doive voir avec le responsable technique. Vu la taille de la pièce, elles en auraient pour toute la journée. Dès qu’on fut d’accord sur leur travail, je retournais dans la chambre avec ma fiancée. Pourtant celle-ci n’était pas là et un mot trônait sur mon oreiller.
« Je suis dans ma cabane, tu as le droit de venir. »
Sans donner d’explications aux deux filles qui organisaient leur travail, je partie la retrouver dans sa cabane secrète, son salon au creux de l’arbre. En entrant, je la vis assise sur le canapé, un bouquet d’iris dans les mains. Une mélodie douce et apaisante régnait dans ce lieu calme, entrecoupé, de temps en temps par les reniflements de la propriétaire. Sans faire de bruit, je refermais la porte et m’y adossais, lui laissant quelques minutes seules.
— Je sais que tu es là, finit-elle par remarquer.
J’approchais, dans son dos et entourais délicatement ses épaules, posant mon menton au creux de son épaule. Elle posa le bouquet de fleurs sur la table avant de sécher ses larmes.
— J’ai choisi les Iris. Mais je n’arrive pas à lui de prénom.
— Ce n’est pas grave. Tu n’es pas obligée.
Elle attrapa l’une de mes mains et m’invita à la rejoindre, à m’asseoir à côté d’elle. Depuis ce matin, elle était vulnérable. Depuis ce matin, c’était une femme brisée par la perte d’un enfant. Une femme qui acceptait enfin ses faiblesses.
— Ce n’est peut-être pas une si bonne idée de faire notre journée aujourd’hui, ajoutais-je. Si tu ne te sens pas bien…
— Si, ça va aller. J’ai juste besoin d’un peu de temps pour… accepter.
— Prends le temps qu’il te faut alors.
Compréhensive, comme elle l’avait été avec moi à plusieurs reprises, j’attendais, patiente, ma tête posée sur son épaule.
— Tu crois vraiment que ma grand-mère m’écouterait ? C’est avec toi qu’elle est vraiment proche, pas moi.
— Si tu lui en fais la demande, oui. J’en suis certaine.
— Je lui envoie un message et on y va.
Elle m’embrassa furtivement avant de sortir. Je n’aimais pas voir Véra dans cet état, elle qui avait toujours été la plus forte de nous deux. Mais elle devait réussir cette dernière étape du deuil. Cette phrase d’acceptation qu’elle avait, semble-t-il, fuie, depuis ce jour-là. Je savais ce qu’elle ressentait, sans vraiment le savoir. Mon père était mort sans que je ne m’en rende compte. Quand je la retrouvais dans l’antichambre, Sélina et Liva me regardèrent un instant, perplexe. Elles aussi avaient compris qu’il se passait quelque chose. La Véra que nous connaissions n’existait plus. Elle s’enfermait dans son chagrin sans que nous ne puissions rien y faire.
— Ma dame ? tenta Sélina.
Le premier objet qui passa sous la fin vola à travers la pièce, un livre, que Sélina évita de justesse. Véra nous tournait le dos, mais je voyais ses épaules tressauter. Elle n’arrivait pas à l’accepter, elle revenait en arrière dans les étapes du deuil, elle était de retour à la colère. Discrètement, mais rapidement, je sortis mon téléphone de ma poche, appelais Elena et le posais avant de savoir si elle m’avait répondu.
— Dehors ! Tout le monde dehors !
Sans comprendre, Sélina, Liva et tous les soldats quittèrent l’antichambre. J’étais désormais seule à ma fiancée et son cœur déchiré.
— Ça vaut pour toi aussi, Élia.
— Il n’en est pas question.
— Dégage !
— Vas-y, énerve-toi ! Balance-moi tout ce que tu veux.
— Tu fais chier Élia ! Pourquoi tu m’en as parlé aussi ?
— Pour t’aider. Je connais ta douleur, mon amour. Mon père est mort…
— Tu ne peux pas comparer la mort de mon bébé à ton père !
— Je ne peux pas t’aider si…
— Je ne veux pas de ton aide !
Plus la situation empirait, moins je savais quoi faire pour l’aider. Sa douleur me consumer alors que j’étais totalement inutile. Tout ce que je pouvais faire, c’était l’écouter, attiser sa colère pour qu’elle l’exprime ou tenter de la calmer. J’étais perdue, impuissante, tandis qu’elle souffrait, sans me parler.
— Arrête de me regarder comme ça.
— Et comment ?
— Avec pitié.
— Ce n’est pas…
Un autre objet vola, l’une des peluches de Lianna. Elle atterri sur le mur, derrière, bien trop loin de moi. D’autres objets suivirent la peluche, s’écrasant au sol ou contre le mur. Aucun n’était envoyé vers moi. Tandis que l’antichambre entière volait à travers la pièce, que les larmes avaient inondé le visage de Véra, les miens commençait à arriver, ma poitrine se serrait. Quand elle n’eut plus aucun objet à porter de main, elle se laissa tomber au sol. J’en profitais pour la rejoindre et la prendre dans mes bras.
— Je suis désolée, mon amour.
— Pourquoi ça fait si mal ?
— Tu l’aimais. Allons voir ta grand-mère, ça te fera du bien de lui parler.
— D’accord.
Je déposais un baisé dans ses cheveux et retournais prendre mon téléphone. J’étais toujours en communication.
— Elena ?
— Je vous attends, Élia. Je sais quoi dire à Véra pour l’aider.
— Merci.
Après avoir raccroché, j’aidais Véra à se relever. Elle regardait dans le vide. Cette situation, même si ce n’était pas la même chose, je l’avais connu à la disparation. Je m’étais laissé abattre. Mais aujourd’hui, je ferais tout pour qu’elle ne sombre pas. Car je resterais à ses côtés quoi qu’il arrive.
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