4.

7 minutes de lecture

Le front sur les avant-bras, Liam s’accordait une pause entre deux hypothèses foireuses. Une heure. Il n’avait dû passer qu’une heure ici et déjà ses pensées l’embarrassaient. Aucun dérivatif, rien à bricoler, rien à picoler. Des théories plein la tête, des réflexions loufoques aux allures de tragique. Ces séances d’introspection forcées le ramenaient trop loin, trop près des coins noirs, là où il refusait de se noyer.

Quand son esprit partait dans tous les sens, seules ses mains lui apportaient de la sérénité. Les yeux concentrés sur une tâche unique, sur ses doigts calleux et entaillés. Le remède ultime contre la migraine et les prises de tête. Alors, il s’imagina dans son atelier, à décortiquer sa dernière trouvaille, à inventer l’inexistant. Il s’imagina au bureau, le nez plongé sur des plans, les rétines fixes sur ses trouvailles. Par réflexe, sa paume chercha son couteau, toujours au fond de sa poche. Son pouce caressa le plastique rouge, rencontra une ligne calcinée, l’anneau de fortune qu’il avait bricolé pour l’accrocher à sa ceinture, même s’il n’en portait jamais. Liam sortit une lame, en éprouva le fil, songea à l’aiguiser dès son retour. Il la replia sans la faire claquer, comme son père le lui avait appris et tritura encore l’objet. Tire-bouchon, décapsuleur, de quoi lui donner soif. Cruciforme, tournevis plat, de quoi les sortir de là.

Liam avait fait une croix sur toute aide extérieure. L’extérieur. Un vaste mot pour désigner les trottoirs décatis voire même le hall miteux de ce bâtiment. Un mot creux où entrait la Michaud, les habitants fantômes de l’immeuble et les secours improbables.

— Personne ne viendra, non ?

La première phrase de Mo depuis la théorie de l’IEM. Elle le croyait sur parole alors qu’il ne se croyait pas lui-même. Enfin si, mais par précaution, il passait en revue les autres possibilités. Parce qu’elles lui semblaient toutes préférables, sauf si le soleil déconnait. Vent solaire, éruption et champ magnétique, de quoi effrayer. Ça, il ne lui dirait pas.

— On ne sait pas, répondit-il.

— Je t’aurais pas vu en optimiste.

— Si j’avais été un optimiste, je t’aurais dit que tu étais presqu’arrivée à ton étage.

— Loupé. J’habite au troisième.

Liam se surprit à sourire comme à deviner le sien.

— On ignore ce qui se passe, donc tout est possible.

— Certes. Mais que ce soit un attentat, un événement naturel, une panne dans la ville ou le quartier, les secours auront autre chose à faire que s’occuper de deux personnes coincées dans un ascenseur.

— Certes, la singea-t-il.

De nouveau le silence, et le noir. Toujours ce noir qui couvrait d’un voile ses peurs. Inutile de feindre un visage stoïque, de masquer ses gestes ou son indifférence. Il suffisait de se taire et de ne pas bouger pour disparaitre. S’effacer des pensées des autres afin d’éviter qu’elles ne lui tombent dessus. Liam n’avait jamais pigé l’ironie de ce confort ressenti dans l’obscurité. Il aurait dû l’exécrer, y associer toutes les mauvaises heures et les bonnes raclées. Pourtant, elle l’enveloppait comme un manteau épais taillé pour résister aux tempêtes. Non, ce noir lui plaisait, il suffisait qu’il se concentre sur un projet, sur une énigme pour ne pas se perdre.

Seul le souffle régulier de Mo lui parvenait. Appréciait-elle aussi cette pause ? Sûrement pas. Elle jetait certainement sur la toile les couleurs du chaos extérieur. Le gris de l’incertitude mêlé au rouge de la détresse. Un camaïeu d’angoisse et de confusion qui doit faire le lit des profiteurs dehors. Lui avait déjà franchi cette étape, voyait les voleurs se servir, les faibles se cacher, les règles s’envoler et la loi du plus fort jaillir. Des ombres furtives, les bras chargés de marchandises, se noieraient dans la fumée âcre d’un feu de baril allumé à la hâte, leur pas achevant les bris de vitrine au sol. Une course inutile pour la survie se déroulerait sous l’œil immuable du clochard sur ses marches, secrètement ravie de ne plus être l’aspérité des trottoirs. Oui, il voyait ce spectacle, sentait presque les flammes alors qu’il attendait, dans cette cabine, isolé de tous même du pire, une certaine Madame Michaud.

— Tu crois qu’elle va revenir ?

Sa propre voix le surprit, comme si sa bouche avait formulé seule ses pensées.

— Elle ou celui qu’elle trouvera, lança Mo peu convaincue. Je préférerais Chichi ou Horace.

— Tu as l’air de bien connaitre l’immeuble.

Connaissait-elle aussi l’appartement du deuxième-droite ? Et si c’était elle qui se pointait pour le sauver ? Une coïncidence dont Liam se passerait bien.

— Les plus anciens surtout. Madame Michaud me gardait quand j’étais petite.

— Et tu lui rends la pareille aujourd’hui.

— Pourquoi tu dis ça ?

— Les sacs, c’est pour elle, non ?

— Elle n’est plus très mobile, alors oui, je lui fais ses courses. On s’entraide, souffla-t-elle.

— Et ton Horace pourrait être utile ?

— J’en doute, lança-t-elle dans un rire, mais il trouvera quelqu’un qui le peut. Enfin, s’il émerge.

— D’accord.

À vrai dire, il ignorait quoi répondre à ça, ignorait même si cela l’avançait à quelque chose. Malgré les portes bel et bien closes, il pénétrait dans chaque appartement de ce bâtiment, dans chaque intimité. Lui qui se contentait de son sort, préservait sa vie des malheurs des autres, voilà que sans rien demander, sans quitter ce sol douteux, des visages usés défilaient sous ses yeux. Une vieille femme au regard délavé, une vieille âme dont la lucidité se refermait sur son esprit comme les pans de sa robe de chambre sur son corps fatigué. Et maintenant cet Horace, trop ivre pour vivre ou trop tourmenté pour se lever. Les images naissaient avec facilité et c’était bien ce qui le surprenait. Liam se racla la gorge pour ôter ces visions qui ne répondaient à aucune de ses questions.

— Je sais, reprit Mo, c’est compliqué. Disons qu’il va pas fort, mais avec Chichi, on s’en occupe. Il n’a plus personne, alors on veille.

Lui ne connaissait pas le nom des habitants de son immeuble, à peine leur tête. Le claquement de la canne du vieux du cinquième, le violon de la fillette du deuxième qui saoulait tous les étages, les relents de graillon de la famille du rez-de-chaussée. Voilà ses voisins, des sons et des odeurs. Dès qu’il refermait sa porte, plus personne n’existait, plus personne ne comptait.

— Va pas croire que je m’intéresse à eux, rectifia Liam. Je cherche juste une issue.

— Bien sûr, ricana-t-elle.

Il le pensait. Il voulait le penser. L’obscurité ne l’effrayait pas, l’inaction ou la dépendance, si.

— Si les gens n’attendent rien de toi, on te fout la paix.

— Si les gens n’attendent rien de toi, tu ne reçois rien d’eux.

— Dans quel monde tu vis ? grommela-t-il. Ce n’est pas parce que tu donnes que tu reçois. Les bons sont les premiers à morfler, les premiers à partir. Seuls les salauds et les connards s’en sortent, s’en sortent toujours.

Liam anticipa une avalanche de questions. Son ton trahissait son amertume, son expérience, sa désillusion. Il savait que sa conclusion ne s’appliquait pas à tous, mais préférait y croire pour ne pas tomber de haut. S’en tenir à ce précepte l’avait sauvé. Ne se préoccuper que de soi, sa vie d’abord, parce que personne d’autre ne s’en occupera. Et chaque événement de ces trente premières années lui avait donné raison. Il comprenait Mo et son altruisme, le trouvait même admirable. Mais ce n’était pas pour lui. Plus il s’intéressait aux autres, plus les claques pleuvaient. Dans son univers, une main tendue ne signifiait qu’une baffe. La vie ne l’aimait pas, il l’avait pigé depuis longtemps.

Oui, s’en sortir seul. On en revenait toujours au même point. Pourquoi attendre la vieille, son voisin ou les secours. Ils pouvaient se débrouiller. Liam se leva d’un bond, déterminé à agir.

— Tu sais s’il y a une trappe à cet ascenseur ?

Emportée par cet élan, Mo le rejoignit au centre de la cabine.

— Comme dans les films ? murmura-t-elle trop près de lui.

— Si tu veux oui.

— On dévisse la trappe et puis une fois dans le conduit, on sort comment ?

— Un problème à la fois. Alors, cette trappe ?

— J’en sais rien. C’est un faux-plafond, je crois.

Elle dut lever la tête comme pour s’assurer de sa mémoire, car ses cheveux vinrent le chatouiller.

— Super.

Liam se réfugia dans un coin, autant pour la fuir que pour s’accrocher à la barre d’appui. Il tenta de poser un pied dessus, dérapa, se cogna le coude, essaya encore, pour s’effondrer au sol. Mo tâtonna jusqu’à son bras et le releva.

— Aide-toi de mon épaule. Si tu te pètes un truc, je pourrai rien faire.

Une main ancrée sur Mo, l’autre sur la paroi lisse, Liam tint en équilibre sur la barre. Restait le plus dur, tendre les bras pour tâter le plafond. Une surface lisse, un matériau léger, un coup, ça sonnait creux. Et merde.

— Un faux plafond, râla-t-il.

— Et si on le soulève ?

— On ne peut pas, lâcha-t-il en se laissant retomber.

— Mais…

— Pas de mais, coupa Liam. C’est un truc collé ou quoi, peu importe.

Alors qu’il reprenait sa place, des doigts s’accrochèrent à son épaule. La pression délicate le crispa, comme d’habitude, elle diffusa une sueur glacée, comme d’habitude, il ne recula pas, inhabituel.

— Ça valait le coup de tenter, surjoua Mo.

Liam grogna une réponse avant de retrouver son coin.

— Attends ! l’arrêta une fois de plus la fille.

La main sur son avant-bras était plus ferme, mais ne provoquait plus rien.

— Pourquoi ton t-shirt est mouillé ?

— Je me suis cogné, le tissu a dû s’imbiber de sang.

— Tu es blessé et tu dis rien ?

Non sans l’avoir bousculé, elle fouilla dans son sac, revint vers lui, posa une paume dans son dos et le guida jusqu’au sol.

— Où c’est ?

— C’est rien, je le sens quasiment plus.

— Où ? répéta Mo en palpant son cou.

— J’aime pas trop qu’on me touche, balbutia-t-il.

— Je ne t’ai pas demandé ton avis.

Liam bloqua la main qui cherchait la plaie.

— Quand tu as décidé d’un truc.

— Où ? insista Mo.

Son esprit comme ses doigts abdiquèrent. Plus vite elle jouerait à l’infirmière, plus vite elle s’éloignerait. Alors, il la guida avec précaution jusqu’à l’orée de son cuir chevelu.

— À la tempe. Mais tu ne vas pouvoir y faire grand-chose.

— Ce sera mieux que rien, murmura Mo à quelques centimètres de son visage.

— OK. Et après ?

— Un problème à la fois.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire KR ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0