6.

8 minutes de lecture

Qu’est-ce que tu es venu faire là ? La voix accusatrice de son père tira Liam de sa contemplation du plafond. Il n’avait pas le droit de pénétrer dans cette salle et pourtant s’y était faufilé entre deux corvées. Les poutres lisses enchevêtrées selon un schéma complexe formaient un ensemble harmonieux, solide. Les yeux rivés sur cette coque de bateau inversé, il cherchait la logique, dessinait les plans dans sa tête pour les décortiquer plus tard. Comment des pièces aussi légères pouvaient les protéger ? La technique que l’enfant devinait sur ce toit en carène le fascinait et permettait à son esprit d’occulter les discours assénés dans la pièce. Sauf qu’il ne devait pas déroger à la routine, étancher sa soif de compréhension en dehors du giron de la communauté. Il n’était pas à sa place, ni sur ce banc ni dans ce village improvisé ni dans cet ascenseur. Qu’est-ce qu’il foutait là ? L’adulte, comme le gamin, cherchait des réponses.

— Liam ?

Réponses auxquelles il n’accédait toujours pas. Il se racla la gorge et se fia à son instinct de survie.

— Je suis venu voir quelqu’un.

— Qui ?

— Tu veux lancer l’information dans la gazette de l’immeuble ? se moqua-t-il.

— Non, je réalise que si tu es attendu, on pourrait nous aider.

— On ne m’attendait pas. Et toi ? renvoya-t-il. Personne qui fait le pied de grue à ton appartement ?

— Si je compte sur Madame Michaud pour nous sortir de là, c’est bien que non, s’amusa-t-elle.

— Pas de Monsieur Mo fou d’inquiétude alors, détourna-t-il.

Contrairement à lui, les gens adoraient raconter les épisodes saillants de leur existence. Livrer un résumé en couleur des dernières années, comme si cette bande-annonce amènerait le public conquis à figurer au générique de fin. Fier de son idée, Liam misa là-dessus et enfonça le clou.

— Pour une fois que je voulais qu'un preux chevalier me sauve.

Mo ne répondit pas immédiatement, n’émit aucun son d’ailleurs. Le souffle de sa respiration n’était même plus perceptible. Liam ponctua sa réplique d’un léger ricanement, histoire de souligner sa plaisanterie.

— C’est louche, murmura-t-elle enfin.

— Quoi ?

— Dans d’autres circonstances, avec n’importe qui d’autre à vrai dire, j’aurais juré que tu tâtais le terrain. Sauf que c’est toi.

— Tu ne me connais pas, se défendit Liam sans réel aplomb.

— C’est pas le toi que je me coltine depuis quelques heures, si tant est qu’on poireaute là depuis des heures.

— Et c’est quoi ?

— J’en sais rien. Ça colle pas.

— Pourquoi ?

— Un : si t’as envie de demander un truc, tu ne te gênes pas. On ne peut pas dire que tu sois à cheval sur les conventions sociales.

Liam remua sur son bout de sol, mal à l’aise d’être décortiqué de la sorte.

— Deux : t’es pas du genre à faire la causette. Tu t’en carres de ma vie. Donc, c’est louche.

Pourquoi ne pouvait-elle pas lui raconter par le menu ses déboires amoureux comme les autres ? Comment le dernier en date avait été éjecté sans préavis ou à quel point elle regrettait l’inconnu croisé à une fête. Celui qui lui avait fait tourner la tête, mais s’était évanoui le lendemain. N’importe quoi pourvu qu’elle arrête d’enquêter.

— T’en conclus quoi ? avança-t-il prudemment.

— Que tu détournes l’attention ! Tu n’as aucune envie de dire quel est le ou la chanceuse que tu viens voir.

— Ça marche mal, grinça Liam.

— C’est le moins qu’on puisse dire ! Rassure-toi, je t’ennuie plus avec ça. Tu peux bien être là pour fricoter avec Jean du troisième que ça ne me regarde pas !

— S’il nous ouvre les portes de l’ascenseur, je suis prêt à faire un effort ! répliqua-t-il soulagé qu’elle lâche l’affaire.

— Il les préfère avec un peu plus de poitrine, désolée. Et blonde si j’en crois les œillades lancées à la voisine de Madame Michaud.

— Un vrai feuilleton cet immeuble.

Elle avait visé juste et ça ne l’énervait même pas. Cette fille lisait sa stratégie comme si elle accédait aux sous-titres de ses pensées. Lui aussi l’avait percée à jour.

Elle donnait l’impression de se démerder seule et ça, depuis longtemps. Après avoir aidé la moitié des habitants de ce taudis voire du quartier, il l’imaginait s’affalant dans le canapé, une assiette sur les genoux, les yeux rivés sur une énième rediffusion. À moins qu’elle ne se perde dans une activité, de la peinture ou un truc artistique, qu’elle s’occupe les mains pour se libérer l’esprit. Epuisée, elle rejoindrait son lit, dégagerait un chat roulé en boule sur son oreiller, pour recommencer la journée d’après.

Tel un prélude à sa question, Liam souffla. Parce qu’elle l’avait cerné, il ne pouvait s’empêcher de la prendre à contre-pied et aussi un peu pour savoir si quelqu’un s’inquiétait pour elle. Mais ça, il ne l’admettrait jamais.

— Alors, personne ?

— Pourquoi ça t’intéresse ?

— Comme ça.

— Je ne te crois absolument pas. Mais non, personne à part un poisson rouge en fin de vie. Je partageai l’appartement avec mon père et depuis son décès, je vis seule.

— Tu as tous tes voisins ! De ce que je vois, ils t’occupent bien !

Liam avait perçu la pointe de regret dans sa réponse et il ne cherchait qu’à alléger la situation. Parce qu’il la saisissait parfaitement. Malgré toutes les têtes croisées dans la journée ou le quotidien bien rempli, la solitude reprenait ses droits tous les soirs. Comme un nuisible tenace, elle s’insinuait dans chaque pièce, une brosse à dent trônant seule sur le lavabo, un unique coussin du canapé usé ou le lit défait que d’un côté. Elle enveloppait l’appartement de silence et ne laissait aucun répit. Même si Liam aimait le calme et la liberté de sa vie, il était conscient de ce qu’il manquait. Mo devait l’être également. Quelqu’un pour renvoyer ses pensées, la certitude que les tempêtes s’affronteraient à deux ou que les joies se partageraient. Enfin, c’était ce qu’il imaginait. Il n’avait jamais connu ça et n’était pas près de le connaitre.

Liam n’avait envisagé qu’une seule fois de sauter le pas, l’idée l’avait effleuré sans vraiment qu’il ne le réalise. Un matin, alors qu’il observait un creux dans l’oreiller voisin, une envie de plus l’avait saisi. Il avait tendu la main, caressé la chaleur qui émanait du drap et en avait retiré ce pourquoi pas. Une seule fois qui ne reviendrait pas.

Pas plus mal ! Personne pour le décevoir, personne qui lui plante un couteau dans le dos. Cette expérience lui avait au moins appris cela, même s’il en avait déjà la certitude. Seul, on ne risquait rien.

— Oui, je suis bien occupée, répondit-elle enfin, lasse.

Oui, elle était aussi seule que lui, mais aspirait à plus.

— À vrai dire, reprit-elle avec nostalgie, j’aurais voulu connaitre ce que mes parents ont vécu avant que…

Sa voix s’éteignit comme si elle réalisait que ses confidences conféraient une ambiance intime que ni l’un ni l’autre n’avait recherchée. Liam ne la jugeait pourtant pas. Il comprenait son envie de redessiner les contours d’un couple épanoui comme l’image saisie étant gamine. Seulement ce n’était qu’une image justement. La petite fille ne voyait que le décor et l’adulte rechignait à admettre l’évidence. Ces bouts d’instants magiques ne vivaient que dans son esprit.

— Avant que quoi ? l’encouragea-t-il.

— Peu importe, clama Mo se reprenant.

— Non, vas-y !

Liam comprenait très bien où elle voulait en venir. Le couple coulait des jours heureux avant que le quotidien, l’usure de la vie ne ternissent la bulle qu’il formait. Un problème au boulot, des soucis financiers peut-être ou alors une infidélité. Quelle que soit la raison, elle prenait le pas sur les liens battis. Néanmoins, il n’offrait pas son écoute de mauvaise foi. Il désirait connaitre son histoire.

— Avant que ma mère nous plante, mon père et moi, pour bâtir un avenir meilleur, sans nous.

— Un avenir meilleur ?

— Oui, elle a intégré une de ces communautés qui ont fleuri après les premières pandémies. Mon père a refusé de suivre ou de la laisser m’emmener.

— Ta mère est loin d’être la seule à avoir entendu ces sirènes.

— Je la revois sur le seuil de l’appartement, valises en main, sans un regard en arrière, poursuivit Mo, songeuse. Depuis, je n’ai jamais eu de nouvelles. Adolescente, j’ai tenté de la retrouver, mais mon père m’en a dissuadé. Il n’a plus jamais prononcé son nom.

— C’est ton père qui avait raison. Tu n’aurais rien gagné, au contraire, affirma Liam, amer.

Mo réalisait-elle sa chance ? Peu d’hommes avaient agi comme son père, peu de parents avaient eu le courage de s’élever contre cette secte. Non content d’enrôler à tour des bras parmi les faibles, les dociles ou paumés, ils jetaient plus particulièrement leur dévolu sur les enfants. Une fois leurs crocs plantés dans une famille, personne ne s’en échappait. Ou presque.

— Toi aussi ? s’interrogea Mo, lisant entre les lignes.

— Quelque chose comme ça, oui.

Combien d’enfants avaient vécu ça depuis trente ans ? Combien de famille brisée pour le bien d’un avenir incertain ? Liam refusait de replonger là-dedans, dans ces souvenirs, dans ces réflexions stériles qui ne faisaient que pointer du doigt son impuissance. Il se tenait à l’écart de toute cette merde et ignorait ce monde, car il savait qu’il ne le changerait pas. Sauf que tout le renvoyait là-bas, les odeurs, les questions et même le noir qui trainait dans son sillage la douleur et la peur familières.

Une colère enfouie remonta, et seule l’action pouvait la juguler. Dans un sursaut, il se leva, s’approcha des portes et des doigts, chercha l’interstice.

— Tu fais quoi ?

— J’en ai marre d’être posé là à attendre. On n’est pas loin de l’étage, je pense. Si on arrive à entrebâiller la cabine, on pourrait passer par là.

Mo le rejoignit sans hâte, comprenant sans doute sa diversion.

— Sans outil, ça va être dur, murmura-t-elle.

— J’ai un canif. Et puis, faut le tenter.

Avec un tournevis, il ménagea un espace à peine assez grand pour y glisser ses doigts. Prenant garde à caler les portes pour maintenir l’ouverture avec son couteau, il plaça ses mains dans le trou pour écarter davantage les battants. Bandant les bras, il y mit toute sa force, toute sa rancune. Le système ne céda pas d’un pouce.

— Aide-moi, souffla-t-il hors d’haleine.

Il sentit les doigts de Mo se positionner près des siens de l’autre côté de la cabine et commença un décompte pour synchroniser leurs efforts. Ses muscles se tétanisaient, les grognements de Mo s’amplifiaient à chaque mouvement.

— Ça marche pas, lâcha-t-elle entre ses dents serrées.

— Encore une fois, vas-y ! Tire !

— Liam, ça ne bouge pas ! affirma Mo tout en réalisant la manœuvre.

— Encore ! Je veux sortir de là !

Hors de question de passer une heure de plus ici, dans cette cabine étroite où il avait trop de temps pour penser, pour se souvenir. Il prit appui d’un pied sur le montant et rassembla toute l’énergie qui lui restait. Ses phalanges le brulaient, ses mains moites commençaient à glisser. Tout d’un coup, la cale céda et les battants se refermèrent sur eux. Le cri de Mo se répercuta dans ses tympans tandis qu’ils étaient projetés au sol.

Allongés côte à côte, leur respiration saccadée se répondait. Avant même de reprendre son souffle, Mo chuchota, inquiète.

— Ça va ? Tes mains n’ont rien ?

— Tout va bien, marmonna-t-il.

— Très bien ! Si jamais tu me refais un truc pareil, je t’arrache moi-même les doigts un par un, tu as compris ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire KR ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0