« ...vivre…mourir…paisiblement ? »

C’est la première pensée qui lui vint à l’esprit. Sa conscience, d’abord accrochée par la coutumière âpreté de ses draps bon marché, se tourne avec lenteur vers l’obscurité de son appartement.

D’un mouvement pesant et régulier, les cils nichés au creux de son visage diaphane se mettent à battre. Tandis qu’elle observe les rayons lumineux ramper derrière ses épais rideaux, l’espace d’un instant, ou de quelques heures, la pensée flotte dans son esprit négligé. Insaisissable, changeante, à l'image des particules de poussière qu’elle voit danser au cœur de la lumière.

Soupire.

À l’instant où la pensée gagne un peu trop en consistance, un téléphone se glisse au creux de sa paume froide et osseuse. Elle fait alors défiler la vie de gens qu’elle ne rencontrera jamais. S’oubliant, absorbant le temps d’une matinée leurs peines et leurs joies, leurs doutes et leurs haines. C’est une activité dans laquelle elle trouve un certain plaisir à se perdre, « peut-être une sorte de besoin physiologique de ressentir des sentiments “normaux” », pensa-t-elle en jetant négligemment son appareil sur l'oreiller.

Elle se lève finalement.

Tout en préparant son coutumier thé matinal, elle songe avec culpabilité à la petite réunion de famille qu’elle a encore une fois esquivée.

S'asseyant devant son ordinateur, elle boit une gorgée et, accompagnée des effluves vanillées qu’elle apprécie tant, aperçoit brièvement les contours d’une table pleine de convives, repus et hilares.

Elle secoue la tête un peu trop violemment.

Les quelques personnes qui l’ont un jour côtoyée avaient tendance à l’imaginer victime d’une sorte de misanthropie latente. Elle-même y a d’ailleurs cru pendant un temps. Mais non, ce ne sont pas les autres qu’elle ne supporte pas, au fond, elle a plus d’amour et d’empathie pour le monde qu’elle n’en a jamais eu pour sa propre personne. Les reflets, tout a commencé avec les reflets. Se deviner, se voir, se reconnaître au fond des yeux emplis de commisération ou de dédain qui semblent la suivre partout où elle va.

La solitude s’est alors peu à peu infiltrée. Suintant d’abord des interstices de ses insécurités, elle a fini par engloutir sa réalité. Échange, Camaraderie, Amour ? De simples notions lointaines qui n’appartiennent plus qu’aux histoires qu'elle aime arpenter. Des concepts flous qu’elle a depuis longtemps noyés et soigneusement dissimulés.

Elle passe donc ses journées à s’oublier.

À voguer sur les flots suaves et enivrants de l’imaginaire, à braver tempêtes et tsunamis en plongeant dans ses abysses chauds et colorés. Ici, caressant la douce peau narrative d’une anémone rose phosphorescente, là, humant goulûment l’odeur nostalgique émanant d’un banc de coraux thématique, tout en observant avec émerveillement les mille reflets ors et ocres glissants avec grâce et candeurs sur les écailles des innombrables jeunes poissons artistes.

Elle sait qu’elle n’aura jamais la force de braver le courant pour nager à leurs côtés, mais les contempler et les ressentir de tout son être lui suffit. Ce sont des sentiments d’une puissance incomparable, sans conteste le don accordé par l'isolement qu’elle affectionne le plus.

Au fond, en dehors de temporaires vagues de mélancolie, elle se sent relativement heureuse et bien lotie. Elle a la chance de pouvoir s’adonner à ses passions sans contraintes. Après toutes les épreuves que la vie lui a fait subir, elle aime s’imaginer que tout cela représente une sorte de répit bien mérité.

Et pourtant…

Pourtant, la pensée demeure. Son ombre ne cesse de tourner à la surface de son océan, obscurcissant régulièrement toutes ces choses qu’elle chérit tant. La convainquant que tout cela n’est qu’excuses et faux semblants.

« Est-ce un moyen de vivre comme je l’entends, ou de me cacher pour mourir, paisiblement ? »