IV.
La soleil s'était couché : il l'avait senti à l'obscurité qui l'enveloppait, à la fraîcheur qui l'engourdissait, à l'humidité qui s'introduisait jusque dans les tréfonds de son corps. Il s'était emmitouflé dans son manteau, avait rabattu sa capuche mais rien n'y faisait, le froid le saisissait toujours. Son destrier était bien oublié, désormais rien d'autre que sortir de cette maudite forêt lui importait, et puis se restaurer, se réchauffer, se reposer.
C'est alors qu'il aperçut une lueur, au loin. Il s'approcha, c'était un feu de camp. Cinq encapuchonnés étaient emmitouflés dans leur manteau et faisaient cercle autour d'une marmite frémissante.
— Enfin une heureuse chose m'arrive, se dit Pothon et il demanda à se joindre à eux.
D'un geste, on lui fit signe qu'il pouvait. Il s'assit. Les encapuchonnés restèrent silencieux, leurs visages tournés vers le sol. L'un d'eux touillait la soupe avec une longue cuiller de bois. Le contenu de celle-ci était indistinct. Au milieu d'une eau sombre surnageaient des éléments solides, sans que l'on sache très bien s'il s'agissait de légumes, de viandes ou de simples bouts de bois, mais Pothon s'en moquait, il avait faim, et même ce brouet serait le bienvenue.
Le touilleur goûta la soupe et dit :
— Ça manque encore de viande.
— Bon, puisque ça manque de viande, fit l'un des encapuchonnés, chacun sa part...
Il se leva, s'approcha de la marmite, tendit le poing au-dessus du liquide frémissant, pointa l'index, sortit un long couteau, le brandit et tchac ! le doigt fut tranché et tomba dans le bouillon. Pothon blêmit sous sa capuche. L'encapuchonné mutilé donna son couteau à son voisin, et re-tchac ! un autre doigt vint agrémenter la soupe. Et tchac ! tchac ! tchac ! chacun y alla de son index, c'était du communisme digital pour ainsi dire. Vint le tour de Pothon. On lui tendit le couteau, il le saisit, releva la tête, dévoila son visage.
— Et attends, dit le touilleur, il est pas comme nous, lui ! Il est presque beau.
Les encapuchonnés le fixèrent. Leurs traits apparurent. Ils avaient des nez démesurés, des mâchoires prognathes, des fronts bosselés et des peaux crayeuses parsemées de verrues.
« Diable, se dit Pothon, je suis tombé sur une bande de trollinnets des bois. »
Et effectivement, c'était bien ballot, car ces êtres en plus d'être teigneux et mauvais, sont à l'instar de leurs grand-frères les trolls pourvus du don de régénération. On les dit également anthropophages.
— Chouette, de la viande ! s'écria le touilleur.
En fait oui, ils sont réellement anthropophages. D'un bond et à l'unisson, ils se jetèrent sur lui. Pothon eut à peine le temps de planter son couteau dans l'œil du touilleur et de se retourner. Il sentit leurs mains osseuses l'agripper, le retenir, le tirer, leurs ongles le griffer. Heureusement pour lui, le bouillon chauffait depuis longtemps et comme il manquait pas mal de viandes, ils avaient déjà sacrifié trois quatre doigts qui n'avaient pas eu le temps de repousser, ce qui amoindrissait d'autant la prise de leurs mains griffus. Sans ça, il était cuit. Dans un effort désespéré, Pothon parvint à s'extraire de l'étreinte mortelle des trollinnets. Les coutures craquèrent, pantalon, manteau, chemise, jusqu'au gambison que nous ne nous donnerons pas la peine de décrire puisqu'il est sur le point d'être perdu, furent arrachés et Pothon s'enfuit en pagne, en bottes et en hurlant.
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