3. Flint et Gabriel

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Flint était de retour dans sa chambre, ruisselant de sueur à force de courir et rouge de colère. Il avait vingt-six ans et les gens du Conseil ne lui faisaient toujours pas assez confiance pour avoir sa propre brigade : lui, le fils du Conseiller Artael ! Il bouillait de rage, tellement il se sentait humilié d’être sous les ordres de son oncle. Il s’assit sur le grand lit à moitié défait, car il avait passé plusieurs heures à se morfondre sur celui-ci, avant même que la réunion n’ait lieu.

Sa table de chevet, petite, mais solide, n’avait qu’une lampe de lecture et une photo de Diana, sa défunte mère. Elle était morte en lui donnant naissance ; le laissant seul avec son frère et ses sœurs. En ce monde, rares étaient les chances de survivre à l’accouchement de bébés quadruplés. Même si Diana avait prévu qu’elle ne verrait jamais ses petits grandir, elle ne s’était jamais plainte durant sa grossesse et avait mis au monde ses bébés, heureuse jusqu’à la toute fin.

Flint priait en silence pour qu’elle lui réponde dans ses rêves ou bien dans ses pensées. Il était convaincu que cette dernière l’écoutait, peu importe où elle se trouvait. C’était sa foi, ses croyances. Elle, au moins, savait l’écouter. Beaucoup mieux que son abruti de père qui n’avait d’attention que pour son travail.

Flint appartenait à une famille dont la vocation amenait plusieurs d’entre eux à se mêler à des problèmes politiques de leur région. Même si Flint n’avait aucun lien de sang avec le Président Knox, son grand-père, il savait qu’Artael serait probablement un candidat idéal pour les prochaines élections.

— Tout le monde dans cette fichue ville vénère notre famille comme si nous avions du sang royal, grogna-t-il en croisant les bras.

Bientôt, le frère de Flint, Kyran Markios, allait sûrement reprendre le flambeau, tentant d’imiter Artael. Flint n’était pas particulièrement intéressé par l’idée de devenir politicien. Ce qu’il souhaitait au plus profond de son âme, c’était vivre selon ses propres règles et surtout avoir un peu plus de libertés.

Son oncle devait avoir au moins cinq ou six ans de plus que lui. Il ne comprenait pas trop pourquoi on ne lui laissait jamais sa chance de gérer une brigade, alors qu’il rattrapait l’âge auquel Nash avait géré sa première équipe – soit vingt-huit ans. D’ailleurs, le premier groupe de Nash avait fini par être séparé, parce que ses membres avaient dû remplacer des trous libres dans d’autres formations. Nash en avait beaucoup souffert, mais même résigné, il avait continué d’accomplir son travail.

Le Conseil était un groupe de gens très importants dans la république. Ils prenaient toutes les décisions qui concernaient l’avenir de leur nation. À leur tête, le président leur servait de guide, ainsi que de juge. Son bras droit, le Conseiller Artael, s’occupait de toute forme de diplomatie importante, lorsqu’ils devaient accueillir des visiteurs venant d’autre part. À travers le Conseil, on décidait la répartition des tâches des brigadiers de la capitale. C’était aussi par ce groupe qu’on gérait l’armée. Toutes les requêtes et les missions importantes, offertes par des représentants du peuple, passaient par eux.

Lorsque les brigadiers n’étaient pas en missions, ils patrouillaient dans de nombreux secteurs de la capitale ou bien dans d’autres villages. Il était primordial de veiller à la sécurité des civils. C’était dans cette maxime que les brigades travaillaient chaque jour et avec cette dernière qu’elles fonctionneraient jusqu'à la fin de leurs services. Du moins, c’était ce que la plupart d’entre eux souhaitaient.

Normalement, lorsqu’on s’engageait dans les brigades, il fallait signer un contrat ou bien être recruté en tant que mercenaire. Pour le cas de Flint, le nom de Markios lui avait offert un passe-droit dans la sélection des équipes à former. Cela avait fait l’affaire de nombreux conseillers, qui ne souhaitaient plus se casser la tête avec lui.

Il avait une sale réputation dont il n’arrivait pas à se débarrasser, à cause de sa jeunesse tumultueuse. C’était l’une des raisons qui le frustraient en cet instant. Depuis qu’il était enfant, on prenait toutes les décisions pour lui. Il se sentait emprisonné dans ce cercle vicieux, même s’il se sentait à l’aise dans cette chambre où il avait passé une bonne partie de sa vie. Il avait l’impression d’être traité comme bambin, un abruti et un bouffon. Pire : comme un prince gâté et il détestait cette sensation. Il voulait qu’on le traite comme tout le monde.

— Mmm… Flint… ? dit une voix derrière lui.

Flint sursauta. Il avait complètement oublié la présence de Gabriel, qui s’était installé derrière lui. Il soupira, exaspéré, et se laissa tomber vers l’arrière. Il posa sa tête sur le ventre mou du colosse et râla. Flemmard, il caressa celui-ci comme une grosse peluche, tel qu’il le voyait.

— J’en ai marre qu’ils me prennent pour un con… grogna Flint.

— Je sais. Sois patient, ton tour viendra.

— C’est ce qu’on me dit tout le temps, Gab. Je commence à penser qu’ils ne veulent pas que je fasse ma vie ! Ça n’a aucun sens ! Je suis tout le temps cloué au palais, quand je ne travaille pas, et mon père n’aime pas que je m’éloigne trop loin de la ville, sans toi ou d’autres escortes. Je me sens pris au piège… Je songe de plus en plus à rejoindre la guilde des aventuriers… Au moins j’aurais un prétexte pour partir loin d’ici !

Gabriel passa une main dans sa chevelure dorée pour essayer de le calmer.

— Encore ? marmonna Flint, à la fois détendu et séduit.

— Pas besoin de changer de tactique pour t’apaiser, chéri.

Flint se leva délicatement et posa ses lèvres sur celles de Gabriel qui lui rendit le baiser de plus belle. Pendant plusieurs minutes, ils s’enlacèrent l’un contre l’autre, à se bécoter et à se dire des petits mots doux. Flint se sentait tellement bien avec lui qu’il pourrait normalement rester ainsi durant des heures, à le caresser… Les formes de son fiancé lui plaisaient beaucoup à un tel point qu’il ne l’imaginerait jamais autrement. Toutefois, sa tristesse l’empêchait de s’épanouir, en cet instant.

Il fit un dernier baiser à son fiancé. Ensuite, il se leva de son lit et s’approcha de la fenêtre de leur chambre. À force d’être concentré sur sa vie professionnelle, parfois, il lui arrivait d’oublier l’existence de Gabriel, malgré son gabarit impressionnant. C’était dans des moments pareils qu’il avait honte de sa personne. Il posa l’une de ses mains près de la bordure en bois qui encadrait la fenêtre.

— Dis chéri… ? demanda Flint, son regard perdu à l’horizon. Te souviens-tu de la fois où tu m’as demandé qu’on sorte ensemble ?

— Bien sûr, mon cœur. J’étais terrifié…

— Pourtant, je ne t’ai pas repoussé. Tu as beaucoup hésité à le faire… parce que tu étais mon serviteur, tu vois ? Et moi, durant toutes ces années, je t’ai toujours voulu…

Gabriel ne dit rien. Il savait très bien où son partenaire voulait en venir.

— On n’arrête pas de me rejeter, c’est trop pour moi, ajouta Flint qui baissa son regard à ses pieds. J’aimerais qu’on me donne ma chance… Ils n’ont pas idée à quel point ça me plombe le moral. Ça rendrait n’importe qui dépressif, à la longue… Pas vrai ? Parfois, j'ai l’impression de subir un confinement.

— Mm hmm…

Flint fit une courte pause avant de retourner son regard en direction de la ville. À travers la grande fenêtre de sa chambre, il voyait les citoyens rôder près du quartier marchand. Il reconnut Misaki et un vieux brigadier qui discutaient devant la grande fontaine, au centre des kiosques. Ceux-ci s’approchèrent ensuite du palais, mais il ne put voir où ils se rendirent par la suite.

— Tu sais, ça me fait penser au moment où tu as finalement accepté mes sentiments amoureux, avoua Flint qui regarda son confident. Tu n’as pas idée à quel point j’ai été heureux de voir, que toi aussi, tu voulais de moi.

— Ce n’est pas tous les jours qu’un gros lard apprend qu’on est fou de lui, tu sais ?

— Oui. Mais moi, je t’aime comme tu es, avec tes qualités comme tes défauts… Pourquoi le Conseil ne peut-il pas faire la même chose avec moi ?

— Cette comparaison est étrange, mais je l’admets, j’aimerais bien qu’on te donne une opportunité de faire tes preuves.

— Ils me répugnent, quoi. Comment espèrent-ils que j’évolue s’ils me mettent toutes ces entraves qui m’empêchent de suivre les traces de mon oncle ?

Gabriel ressentait beaucoup de nervosité dans la voix de son fiancé. Il se dit qu’il devrait faire attention à ce qu’il dirait par la suite, car il ne souhaitait pas lui faire de mal. Tout le monde, chez les Markios, était au courant de sa grande sensibilité.

Flint se tourna en direction de son partenaire avant de lui demander :

— Alors pourquoi ne demandes-tu pas à papa de me laisser ma propre brigade ? Il t’écouterait toi. Ils te font beaucoup plus confiance qu’à moi.

Gabriel soupira et haussa les épaules.

— C’est plus compliqué que tu le penses, mon chou, dit-il. Je ne suis qu’un ancien serviteur pour ta famille. Je n’ai aucune opinion politique à offrir au Conseil, sauf en cas d’urgence… Et tu sais bien que ton père ne veut que te protéger…

Flint plissa des yeux et fit une moue qui en disait beaucoup pour le colosse.

— Je sais, c’est injuste… rajouta Gabriel.

— Maman, si elle était toujours vivante, me donnerait plus de permissions, j’en suis certain, exprima son interlocuteur qui se rapprocha du lit.

— Oui, mais elle ne voudrait pas que tu mettes ta vie en danger. Nous savons déjà tous à quel point tu as tendance à être un peu casse-cou…

— Oh, n’en rajoute pas. Tu es de mon côté, oui ou merde ?

Gabriel savait que les choses allaient bientôt empirer, mais il devait faire en sorte de calmer les ardeurs de son fiancé. Il avait beau être attaché à celui-ci, il avait promis à Artael de garder son fils en vie et en sécurité. Flint manquait de maturité et mettait le blâme de son mauvais comportement sur les autres.

— Chéri… tu ne crois pas qu’il serait temps pour toi de demander de l’aide à Nash ? Tu as encore beaucoup à apprendre de lui, puisqu’il est un excellent guerrier et un assez bon chef d’équipe… Je me dis que le Conseil a pris la bonne décision de te mettre dans la Septième Brigade. En plus… on va être ensemble, donc…

L’effet fut immédiat. Comme s’il venait de recevoir une gifle à son ego, Flint se raidit telle une planche à repasser, tandis qu’une larme coula le long de sa joue. Il sortit de sa chambre, le pas lourd et la tête basse. Ce n’était pas la première fois que Gabriel lui brisait le cœur ainsi, à cause de propos moralisateurs, mais il savait que son fiancé ne voulait que son bien. Il lui pardonnerait d’ici à quelques heures, même si ces paroles lui avaient fait mal. Il avait une expression macabre. Gabriel se mordit les lèvres. Encore une fois, il avait fait une gaffe.

Moi et ma grande gueule… pensa-t-il. Mais c’est vrai quoi ! Flint devrait prendre plus exemple sur son oncle… Qui de mieux pour lui enseigner comment gérer une brigade ?

Après avoir réfléchi à tout cela, Gabriel se contenta d’aller rejoindre son amant en silence, dans les couloirs.

¤*¤*¤

Sur le point de quitter le palais après s’être débarrassé de son flacon de whisky, Nash croisa son neveu, Kyran, près de la porte d’entrée. Ce dernier revenait d’une courte pause sur le grand balcon où la plupart des employés allaient se reposer après une longue journée de travail.

Pourquoi ne suis-je pas étonné qu’il ait des papiers du bureau avec lui ? pensa le capitaine. Il devient aussi accro au travail que son père.

Kyran ne faisait pas partie des brigades, cependant il travaillait comme un membre associé du Conseil et prenait des notes pour eux durant les rencontres avec des clients importants. Un jour, il remplacerait son père lorsque viendrait son temps. Il était aussi l’un des bibliothécaires du palais, lorsqu’on n’avait pas besoin de ses services. Contrairement à son frère, il s’entendait bien avec son oncle.

— Kyran, mon neveu adoré ! s’exclama Nash en s’approchant de celui-ci.

— Oh ? Tonton Nash ! Je ne t’avais pas vu. As-tu rencontré ta nouvelle équipe ?

— Oui. J’en déduis que tu viens de voir Flint et son fiancé passer, n’est-ce pas ?

— Ces deux-là sont inséparables… Mais mon frère avait une sale mine. Que s’est-il passé dans la salle, au juste ?

— Rien en particulier, tu sais comment est Flint. Il nous boude encore parce qu’il n’a pas le droit d’avoir sa propre brigade.

Le jeune homme à la longue chevelure blonde, attachée en queue de cheval, passa sa planchette porte-papier sous son aisselle gauche, puis se prit le haut du nez du bout des doigts. Nash avait remarqué qu’il faisait toujours cela lorsqu’il réfléchissait. Il était facile à différencier de son frère. Beaucoup plus mature, détendu et surtout, il s' habillait davantage professionnellement. Il avait aussi des lunettes de lecture et sa chevelure était beaucoup plus longue, similaire à celle de son père.

— Mon imbécile de frère n’a pas encore compris qu’il manque cruellement de jugeote pour quoi que ce soit, soupira Kyran. Je ne comprendrai jamais ce que Gabriel lui trouve. Enfin, ce n’est que mon avis. Mes sœurs et moi n’avons plus besoin de ses services en tant que domestique, mais notre cher nounours semble mieux placé que quiconque pour s’occuper des bêtises de Flint.

— C’est cruel, ce que tu dis, mais tu as raison, répliqua le capitaine. Il n’est pas étonnant que vous ayez mis ces deux-là dans mon équipe.

Kyran reprit sa posture initiale, avant de poursuivre :

— Papa sait à quel point il est difficile de gérer Flint et ses sautes d’humeur… Alors, il a préféré que ce soit quelqu’un de la famille qui le prenne en charge. Gabriel ne se serait pas senti à son aise ailleurs qu’avec des gens qu’il connaît déjà, donc s’il est avec mon frère, ça nous arrange. J’espère que tu ne nous en voudras pas.

— C’est déjà pardonné. J’espère simplement que ton frère obéira à mes ordres.

— Moi de même… Par contre, là, je dois te laisser. J’ai des trucs importants qui ne peuvent pas attendre. On se reparlera plus tard.

Kyran salua son oncle avant de se diriger vers les bureaux administratifs de l’étage. Normalement, ce jour-là, Nash aurait quartier libre jusqu’au soir, où il pourrait rencontrer son frère Artael au réfectoire. C’était à cette période de la semaine qu’ils cuisinaient ensemble et bavardaient à propos de leurs récentes activités. C’était aussi l’un des rares moments où ils arrivaient encore à passer du temps entre frères. Ils étaient tous deux très occupés à leurs tâches respectives.

Nash se retrouva donc seul pendant un moment.

Quitte à ne rien faire, il décida de se promener un peu en ville avant d’aller voir le Père Shalom. Le palais se situait à quelques mètres du secteur commercial, ce qui facilitait les échanges commerciaux entre les gens du Conseil et du peuple.

Quand il ne travaillait pas, Nash aimait bien se rendre à la taverne locale et boire quelques boissons non alcoolisées. Il y échangeait des rumeurs et des histoires avec le barman. Il y trouvait souvent des anecdotes intéressantes qui circulaient dans la région. C’était aussi de cette façon qu’il recevait des nouvelles de son autre frère, qu’il n’aimait pas vraiment.

Troyd, le jumeau d’Artael, était le capitaine de la Première Brigade et aussi le général de leur armée. Ladite armée n’avait pas tellement servi à la nation depuis au moins soixante-dix ans, sauf pour les missions plus importantes. La dernière fois que la république était partie en guerre avait été pour empêcher les terres royales de Lanartis de s’approprier leurs biens. On avait signé par la suite un traité de paix, précisant que la petite nation avait été déclarée indépendante et alliée du royaume, en cas de prochaines guerres. En échange, Baldt ne pouvait plus avoir de monarchie. Les conflits avaient cessé et les gens de Baldt n’avaient plus eu de problèmes durant les dernières décennies.

Nash ne s’entendait pas très bien avec Troyd. Voilà pourquoi il ne le considérait même pas comme l’un des leurs. Troyd était sans scrupules, impoli et macho. Il prenait les femmes comme des prostituées. Il couchait avec n’importe quelle dame qui lui passait sous la main. Non seulement était-il sexiste, mais il était violent et sanguinaire. Il n’y avait pour cette raison, aucune femme dans sa brigade. Rien que des hommes. Son équipe avait donc une sale réputation qui partait de lui.

Troyd était le fils chouchou du président ; personne ne savait pourquoi. Déjà tout jeune, il avait obtenu tout ce qu’il désirait de son père adoptif. Il l’avait trop gâté. Résultat : après de nombreuses années à toujours gagner, il s’était comporté comme une ordure et les membres de sa famille avaient pris leurs distances avec lui.

Nash espérait que Flint ne deviendrait jamais comme son oncle ivrogne. Mais tout bien réfléchi, le simple fait que son neveu ne soit pas intéressé par la gent féminine le rassurait déjà, même s’il ne comprenait jamais pourquoi Troyd était si répugnant envers les femmes. Toutes ces histoires de famille lui donnaient le tournis.

Puisque c’était sur sa route, le capitaine décida aussi d’aller rendre visite à sa nièce Sarah qui vivait à l’église de la ville. Celle-ci avait un immense talent pour soigner les blessés et les malades. Elle était née avec ces pouvoirs et pour cette raison, était devenue l’apprentie des religieux à l’église d’Athéna.

On transmettait l’art de la guérison et de la magie divine aux églises, depuis déjà plusieurs générations. On avait appris quelques années plus tard que la demoiselle était l’une des plus puissantes soigneuses à avoir rejoint leurs rangs. À l’âge adulte, Sarah avait commencé à porter le voile et aussi fait le serment de consacrer le reste de ses jours à la déesse.

La jeune femme prêchait la bonne parole lorsqu’on le lui demandait et partait souvent en pèlerinage, afin de venir en aide aux plus démunis. Elle était un exemple à suivre, selon les dires de tout le monde.

Sarah était toujours en contact avec sa famille, mais ses affectations religieuses et de guérisseuse professionnelle faisaient en sorte qu’elle passe beaucoup de temps à l’église, ainsi que sur la route. Nash l’adorait et la traitait comme une petite princesse, chaque fois qu’il la voyait. D’ailleurs, elle l’avait toujours considéré comme son deuxième père, puisque l’absence d’une mère l’avait grandement affectée.

Nash entra donc à l’église, en fin d’après-midi, espérant y voir sa nièce et aussi le prêtre. Le Père Shalom venait de finir ses préparatifs pour la prochaine messe et lui relata qu’elle était partie en mission sainte, au nord de la province, avec ses frères et sœurs religieux. Déçu, Nash lui demanda quand elle reviendrait, celui-ci ne le savait pas. Pour toute réponse, il invita le capitaine à venir prendre le thé avec lui.

— Voilà une très bonne idée, répondit le capitaine. Il y a longtemps que je ne suis pas venu discuter avec vous, Père.

— Très bien. Vous pourrez me dire ce qu’il se passe au palais, il y a un bail que je n’y ai pas mis les pieds. Vous n’avez pas trop de soucis, je l’espère ?

— À vrai dire, répliqua Nash, c’est la pagaille avec la formation des nouvelles brigades. En plus, il y a le festival agricole qui s’en vient à grands pas.

— Que notre Mère la sainte Athéna bénisse nos récoltes ! Il me tarde de préparer de la marmelade aux potirons et à l’orange ! Nos réserves de confiture à la framboise sont épuisées depuis longtemps et je crois que mes collègues commencent à s’impatienter. De la compote de pomme, c’est bien… Mais on aime aussi varier, vous comprenez ?

Nash hocha la tête. Shalom avait beau vivre modestement, il arrivait toujours à préparer de succulentes confitures qu’il vendait à travers la ville.

— J’espère bien que nous aurons suffisamment de quoi survivre cet hiver, dit-il. Madame Doyle et ses enfants ont beaucoup travaillé pour nous.

Le festival agricole était annuel. On le célébrait toujours à la fin du mois d’octobre et il y avait des emplacements un peu partout au quartier marchand. On y dansait et on y chantait sur les pistes de danse, lorsque venait la fin de soirée. On y organisait aussi des feux d’artifice pour les enfants de la ville. Lorsque la fête se terminait, chaque habitant apportait chez lui un panier rempli de récoltes offert par les fermiers. L’église de la ville recevait plusieurs de ces paniers en cadeau, afin de venir en aide à ses habitants et aux sans-abris.

Avec le temps, la demeure divine des religieux avait été rénovée et était devenue un orphelinat pour la région. Les moines et les nonnes veillaient sur les enfants abandonnés qui n’avaient plus de familles. Chaque jour, ils essayaient de leur en trouver de nouvelles. Sarah faisait partie des nonnes qui avaient sous leur responsabilité un groupe de gamins. Elle les enseignait et les chérissait.

Puisque la capitale n’avait pas d’école officielle pour instruire les enfants de la ville, on avait offert des pupitres, des tableaux et des craies, ainsi que de vieux livres aux religieux de cet établissement. Ils éduquaient, ainsi, la jeunesse de Baldt. Ils savaient tous lire et écrire. Les plus rebelles des gamins étaient disciplinés par les religieux, mais rien de violent. La violence envers les mineurs était illégale sur ces terres.

Cette église était désordonnée, mais cela lui donnait du charme et du caractère. Les gens de la capitale y mettaient souvent les pieds pour aider les religieux dans leurs tâches. Nash faisait partie du lot. Il espérait tôt ou tard que tous ces enfants trouveraient chacun une famille et que les choses se calmeraient pour tout le monde.

— Je constate que vos protégés ne sont pas ici aujourd’hui. Sont-ils en classe ? demanda Nash lorsqu’il entra au réfectoire de l’église, en compagnie du prêtre.

— Oh, ne vous en faites pas pour eux. Ils sont dans les bois, avec Sœur Agnès et Sœur Louisa. Elles ont toutes deux décidé d’aller cueillir des champignons avec eux. Ils sont accompagnés par quelques brigadiers.

— Voilà qui est très généreux de leur part.

— Il faut bien que nous tenions ces gamins occupés, les pauvres ! Cependant, je suis fier de notre grande et belle communauté d’avoir pris en main ces pauvres brebis égarées. Nous espérons que leurs parents, peu importe où ils se trouvent, soient fiers de leurs nombreux accomplissements ! J’imagine qu’Athéna veille sur eux…

À ces paroles, Nash hocha la tête.

— Si je n’étais pas si occupé avec mon boulot de protéger les rues durant la nuit, j’aurais aimé adopter l’un d’entre eux, formula-t-il. Malheureusement, je ne peux pas me proposer pour l’adoption. J’en suis sincèrement désolé.

— Ne vous en faites pas ! Les brigades sont très importantes, après tout.

Le Père Shalom, en soutane brune, s’avança près d’un poêle électrique où il avait fait bouillir de l’eau, un instant plus tôt. Il vida le liquide de sa théière dans une tasse en céramique qu’on lui avait offerte en cadeau. Il mit cette dernière dans une petite assiette avec une pochette de thé qu’il passa par la suite à Nash. Après, il se servit.

Lorsqu’il eut terminé de préparer sa boisson, il rejoignit le capitaine à table, avec une soucoupe remplie de biscuits.

— Au fait, Nash… commenta le prêtre. La proposition que vous m’avez faite il y a un mois tient toujours. Nous serions prêts à marier Flint et Gabriel…

Le capitaine haussa un sourcil, intéressé par ce qu’il lui disait.

— Cependant, vous savez mieux que moi que les préjugés de certaines personnes sont toujours d’actualités, dit-il. Il y a des siècles de cela que nous tentons d’abolir la haine envers les minorités… Mais les traditions de l’ancien royaume semblent se perpétuer à travers la descendance de nos ancêtres… C’est triste, car je crains que l’homosexualité ne soit pas bien vue… avec les langues de vipères de cette ville – qu’Athéna me pardonne pour ces paroles déplacées ! Je vous propose donc de les marier dans une réception privée, si vous le voulez bien.

— C’est en effet ce qui serait le mieux pour eux, déclara le capitaine. Notre religion n’a jamais empêché les mariages de même sexe, après tout.

— Certes, mais il y a longtemps qu’un couple, tel que celui de Flint et Gabriel, ait osé s’afficher en public. Normalement, ils se cachent des préjugés et de la haine…

— C’est ce que vous croyez, Père, mais il m’arrive d’en croiser durant mes missions. Ils vivent ensemble sans même être mariés.

Le Père Shalom regarda son ami et afficha une expression à la fois choquée et désorientée.

— Vous m’en voyez navré, dit-il, avant de prendre une gorgée de son thé. La déesse aime tous ses enfants, sans discrimination. Il serait bien qu’ils en fassent autant pour elle.

Nash comprenait l’inquiétude du prêtre, mais préférait ne rien ajouter à ce sujet. Il sirota son thé en silence, tout en se demandant comment se déroulait la mission sainte de sa nièce. Il se dit qu’elle devait être en sûreté. Après avoir terminé sa tasse de thé, il se leva, serra la main du prêtre et lui offrit quelques piécettes en gage de charité. Le religieux, humblement, le remercia, et se leva pour lui offrir un sac à papier, afin de lui donner les restes de biscuits.

Ce fut à cet instant que Nash déglutit. Il savait qu’il était temps pour lui de partir, mais se souvint pourquoi il avait d’abord voulu venir à l’église.

— Père Shalom… avoua-t-il, d’un air grave. J’ai… j’ai presque fait une rechute… Tantôt. Je… Je suis désolé… Voilà pourquoi je suis ici.

Le prêtre n’était pas sûr de comprendre. Une rechute ? Mais de quoi ? Il se faisait vieux et oubliait souvent certaines expressions des jeunes gens.

— J’ai trouvé un flacon de whisky dans l’une de mes poches, après la rencontre avec les autres brigadiers… Je… j’ai voulu… en boire quelques gorgées pour me changer les idées… mais j’ai tout jeté à la poubelle.

— Oh ! s’exclama son interlocuteur, étonné. Je vois… Vous êtes pourtant sobre, non ? Depuis combien de temps ?

— Depuis près d’un mois, maintenant. Vous étiez à ma première rencontre des Alcooliques Anonymes… Vous ne vous en souvenez pas ?

Le Père Shalom était un vieil habitué de ces rencontres. Il y allait souvent pour entendre les paroles des gens qui avaient besoin de son soutien.

— Si, si… pardonnez-moi, mon jeune ami, dit-il. Ma mémoire déraille avec l’âge. Ne vous en faites pas. La déesse est là pour veiller sur vous et votre vice. Un mois, c’est déjà tout un exploit ! En avez-vous parlé à votre frère ?

— Pas encore… mais je compte le faire. Il est mon parrain des A. A., après tout.

Le Père Shalom plissa des yeux et s’approcha de Nash avec d’autres biscuits qu’il lui tendit. Le capitaine jugea qu’il offrirait ceux-là à Gabriel. Le prêtre était contrarié à l’idée de laisser celui-ci partir maintenant, alors qu’il avait besoin de se confier.

— Est-ce vraiment si difficile que ça que de gérer votre neveu ? demanda-t-il.

— Oh, vous n’avez pas idée, Père !

Shalom soupira et hocha la tête, pendant qu'il se souvenait des quadruplés que Nash avait dû élever chaque jour, depuis la mort de leur mère. Il se dit que cet homme devait vivre un cauchemar avec un neveu si farouche qui refusait de quitter son adolescence. Il se gratta la tête un moment, puis réfléchit.

— Je peux bien vous accorder quelques minutes de plus, si vous en avez besoin…

— Merci infiniment, expira Nash qui se rassit à la table.

Alors, le châtain se mit à déverser tout ce qu’il avait sur la conscience à son vieil ami et pleura même à quelques reprises, tellement il était en colère et se sentait dépassé par les événements. Shalom avait l’habitude d’entendre les confessions de sa paroisse, mais celles de Nash lui brisaient toujours le cœur. Il avait affaire à un homme brisé par la vie, qui se sentait mal aimé et surtout négligé par sa propre famille. La moindre chose qu’il puisse faire à cet instant, c’était de le réconforter de son mieux, alors qu’il recherchait des mouchoirs dans ses pochettes.

Cette petite visite à l’église dura donc plus longtemps que prévu…

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