35. La débrouillardise de Luna
Flint refusait de croire que son amie avait été tuée. Il s’imaginait que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve et qu’il allait bientôt se réveiller. Nash reviendrait du champ de bataille avec le reste du groupe, vivant et lui sermonnerait d’être irresponsable comme toujours ; puis, ils iraient tous prendre un repas en groupe avec Misaki et riraient, râleraient des tâches qu’ils devaient tous faire au quotidien… et ce serait parfait…
Il pencha sa tête vers l’avant et s’enfonça davantage dans sa déprime.
— Flint… dit une voix d’homme près de lui. Tu m’entends ?
Shayne était revenu de la mission, ainsi que les autres survivants. Le vampire avait entendu la nouvelle concernant la mort de Misaki ; Kyran lui avait indiqué que Flint n’avait pas bougé depuis des heures. Derrière le général, Cassandra, Luna et Dia étaient silencieuses, alors que tous observaient le neveu de leur défunt capitaine.
— Nash n’est pas avec vous ? demanda Flint, les lèvres tremblantes.
— Il… il n’est plus des nôtres… répondit Dia.
— Mensonge… Nash n’est pas mort… Il ne peut pas être mort… Il est invincible… C’est notre héros, bordel ! Ha ha ! Ha ha… ha…
Cassandra s’approcha de Flint qu’elle serra dans ses bras. Elle pleurait. La louve monta les marches d’escalier pour aller retrouver le jeune homme. Le blond n’avait pas le choix de se rendre à l’évidence, son oncle était bel et bien mort. Misaki ne reviendrait pas non plus… Nash ne lui mettrait plus jamais les bâtons dans les roues…
— Il n’y a rien que l’on puisse faire pour les ramener, mais nous sommes là pour toi, dit Cassandra. Je t’en prie, fais en sorte de ne pas perdre la raison, sinon je vais craquer ! C’est horrible ce qui est en train de nous arriver !
— Que peut-il m’arriver de pire maintenant qu’ils ont tué deux de nos camarades ?! demanda le jeune homme, cyniquement. Qu’il s’en prenne au reste de ma famille ?!
— Arrête, Flint, supplia Cassandra.
— Ils ont déjà une longueur d’avance sur nous ! brailla Flint. Ils connaissent nos points faibles et savent frapper où ça fait mal ! Ils nous ont enlevés nos amis et maintenant ils vont nous tuer un par un… Nous sommes tous fichus ! Oh merde… Nous ne survivrons pas !
Cassandra gifla le jeune homme.
— Ça suffit ! aboya Cassandra. Le Flint que je connais est sûrement la tête de mule la plus arrogante que je connaisse, mais ton oncle ne voudrait pas que tu te laisses descendre à cause de sa mort, ni celle de Misaki ! Ressaisis-toi ! Nous allons avoir besoin de toi et de tes forces lorsque le culte se pointera à nos portes !
— Ils ont déjà commencé à se déplacer, mentionna Shayne. Quelques-uns de nos hommes ont repéré des représentants du culte qui se rendaient au centre correctionnel. Ton père croit que leur tentative d’invasion va partir de là.
— Qu’est-ce que ça change ? Nous allons tous mourir, pensa Flint.
Il baissa son regard vers Dia. Celle-ci était tout aussi perdue que lui.
— Nash devait la protéger, elle, grogna-t-il. S’il n’a pas pu se rendre au bout de sa mission, qui le fera ? Même les esprits élémentaires sont en détresse…
— C’est pourquoi nous devons prendre le relais, dit Cassandra, résolue. En mettant fin aux activités du culte, nous permettrons aux élémentaires de survivre et de protéger le voile.
— Et puis quoi encore ?! se plaignit Flint, découragé. Il va toujours y avoir des gens sur cette foutue planète qui vont s’entre-tuer parce que tout le monde veut son petit coin de terre !
— Faut-il encore que je te gifle ?! demanda la guérisseuse, vexée.
Dia s’interposa entre ses camarades.
— Arrêtez, je vous en prie ! dit-elle. C’est exactement ce que les membres du culte veulent ! Ils veulent semer le chaos et le désespoir dans nos troupes, afin de leur donner un avantage lors des prochaines confrontations !
Flint approuva et déglutit. Cassandra s’éloigna légèrement de son collègue, puis s’excusa. Ce n’était vraiment pas dans ses habitudes de perdre patience.
Nox et Windy prirent leurs formes animales, pour soutenir Dia.
— Il est trop tard pour nous dissimuler désormais, déclara le puma noir. Nous devons lutter contre nos ennemis et leur faire comprendre que nous n’allons plus nous cacher. Nous sommes prêts à nous battre jusqu’au bout.
— La mort de Nash et de Misaki ne seront jamais oubliés, nous devrons porter ce fardeau jusqu’à la fin des temps, dit Windy. Ils ont combattu à nos côtés pour nous aider et ils ont connu des fins atroces. Cependant, il ne faut pas trahir leur engagement. Ils savaient tous les deux dans quoi nous nous embarquions en confrontant le culte. Nous luttons pour les innocents qui n’ont pas encore connu la terreur ; nous résistons pour qu’Athéna puisse veiller sur nous tous. Nous avons besoin de toi, Flint… de toi, de Luna et de Gabriel. Vous êtes nos amis et même si vous ne portez pas l’un d’entre nous, vous avez été nos camarades et nous avons tous partagé de très bons moments ensemble. Alors, je t’en prie Flint… ne nous lâche pas.
— Réalisez-vous à quel point notre vie n’a plus aucun sens depuis qu’on vous a rencontrés ?! beugla Flint qui pleurait. Avant que mon oncle mette la main sur cette épée, nous vivions une existence normale et sans drame ! J’en ai marre de tout ça ! J’en ai marre de vous !
— Tu ne peux tout de même pas mettre le blâme sur moi, ronchonna Dia. C’est le destin qui a fait en sorte qu’il me rencontre !
— Mais j’emmerde le destin ! gueula le jeune homme qui pleurait à chaudes larmes. Votre existence a détruit ma vie ! Tout ça ne me ramènera pas mon oncle !
Cette fois, ce fut Luna qui intervint dans cette dispute. Elle se mit entre la louve et Flint et donna un coup de genou dans le ventre de son cousin d’adoption, qui perdit le souffle.
— ÉCOUTE, DEMI-PORTION ! TU VAS ARRÊTER DE T’EN PRENDRE À TES AMIS ET GRANDIR UN PEU ! hurla Luna. TU FAIS HONTE À TA BRIGADE AVEC TES ENFANTILLAGES ! MOI AUSSI J’AI PERDU NASH ET PEUT-ÊTRE MÊME MISAKI ! ALORS ARRÊTE DE CHIALER, CONNARD ! ON A BESOIN DE TES SERVICES POUR ÉLIMINER LE CULTE !
— D’a… d’accord, renifla Flint, après avoir repris son souffle. J’ai compris…
Il frotta son ventre et grimaça de douleur.
— Aussi, arrête de t’en prendre aux élémentaires, grogna Luna qui baissa le ton. Ils sont nos amis et nous sommes là pour les aider depuis la formation de notre groupe.
— Notre équipe est morte avec mon oncle, répondit Flint. Nous ne valons rien sans ses précieux conseils et sa façon de mener le groupe.
— Au contraire, déclara Shayne. Tant que nous serons là, l’esprit de notre groupe vivra. Il nous manque deux membres importants, certes, mais nos souvenirs partagés avec eux resteront gravés en nous. Ils sont irremplaçables, et ça tu le sais mieux que quiconque. Mais le temps presse et nous devons protéger cette ville pendant que nous en avons encore la chance.
— Que doit-on faire, alors ? demanda Flint. Nous n’avons plus de capitaine pour diriger notre brigade et je n’ai pas l’étoffe d’un chef… Shayne, tu devrais prendre sa place. C’est ce qu’il voudrait.
— C’est impossible. J’ai déjà toute une armée à gérer et je ne pourrai plus faire partie des missions à venir à cause des pertes récentes. Je serai toujours redevable envers la Septième Brigade, mais désormais, vous devrez attendre que les choses se calment avant que je puisse retourner à nos activités. Ton père va avoir besoin de moi en premières lignes avec Daichi, durant les jours qui vont suivre.
— Alors quoi ?! Qui va remplacer mon oncle ? Je vous ai déjà dit que je ne pourrai pas prendre sa place. Je ne suis pas qualifié !
— C’est pourtant ce qui a été décidé pendant que nous revenions du champ de bataille, dit Luna. Tu es à présent notre nouveau capitaine.
— Mais… formula Flint, abasourdi. Sans même m’en parler ?!
— Pour le moment, nous n’avons pas le choix, dit sèchement Shayne. Nos troupes sont en désordre, plusieurs de nos brigades ont été ravagées et nous allons devoir reconstituer les équipes, ne soyez donc pas surpris de voir de nouvelles têtes s’ajouter à votre brigade dès la semaine prochaine.
Il y avait plusieurs mois de cela, Flint aurait désiré avoir sa propre brigade et aurait tout fait pour que le Conseil le remarque. Il aurait supplié son père à genoux pour reconnaître ses droits et lui aurait même embrassé les pieds jusqu’à ce qu’il cède, mais là, il était stupéfait. Lui, capitaine ? Il cligna des yeux plusieurs fois, sous le choc.
— Je vais te laisser quelques heures pour réfléchir à ce que je te demande, Flint, dit Shayne. Tu es capable de diriger une équipe même si tu crois que c’est impossible. Tu as les mêmes qualités que ton oncle avait. Souviens-toi du jour où tu as dirigé les opérations à Kritz, lorsqu’il était porté disparu. Ce jour-là, tu as su nous prouver à tous que tu étais capable de prendre en charge un groupe de personnes. C’est justement de quoi nous avons besoin en ce moment. Nous avons besoin de toi pour diriger la Septième Brigade.
— Je ne sais pas quoi dire… soupira son interlocuteur.
— Comme je t’ai dit, je vais te laisser quelques heures pour y réfléchir. Si tu juges ne pas être capable de nous aider, je devrais nommer quelqu’un d’autre. Maintenant, je dois m’excuser, mais le devoir m’attend ailleurs. Daichi ainsi que quelques autres représentants de notre armée comptent porter l’assaut final contre les membres du culte. Nous souhaitons en finir avec eux.
Par la suite, Shayne salua ses amis et entra au palais afin d’aller rejoindre l’autre général à la salle des réunions. Nox le suivit tranquillement.
— Quelques heures ? se dit Flint. D’ici à la tombée de la nuit ? Ils sont cinglés…
Il n’en revenait toujours pas qu’il devrait prendre une décision concernant l’avenir de son équipe. Cassandra, Windy et Luna laissèrent le jeune homme seul avec ses pensées. Il n’y avait que Dia qui resta près de lui pendant les minutes qui suivirent.
— Comment t’en sors-tu, toi ? demande-t-il à la louve.
Il se demandait aussi quels étaient les derniers mots de son oncle.
— À part le fait que je viens de perdre celui qui me protégeait ? Bof…
— Comment es-tu censée savoir qui sera ton prochain protecteur dans ce cas ?
— Normalement, Athéna m’enverrait un message par mes rêves, mais puisque nous sommes dans une situation critique, je me demande s’il serait possible que tu puisses prendre le relais pour ton oncle. Peut-être qu’en me concentrant assez, ça fonctionnerait. Tu sembles avoir les mêmes affinités que Nash, en ce qui me concerne.
— Où veux-tu en venir ?
— Il ne voudrait personne d’autre que toi pour me protéger, j’en suis certaine. Il m’a demandé de prendre soin des autres. Qui de mieux que toi pour accomplir sa dernière volonté ?
— Je ne sais pas…
— Mets ta main sur ma tête et essaie de voir si tu peux ressentir un contact avec ma magie. Comme ça, nous verrons si nous pouvons synchroniser comme il le faisait avec moi.
Flint cligna des yeux. Il pensait que la demande de Dia était absurde, mais lorsqu’il passa sa main près de la tête de l’animal, cette dernière se transforma aussitôt en épée. Il agrippa l’arme qu’il souleva avec facilité.
— Tu vois ? C’est plus facile que ça en a l’air, dit la louve. Par contre, tu vas devoir t’adapter à mon pouvoir, ça risque de te prendre quelques jours avant de me maîtriser parfaitement. Si la déesse juge que tu es assez bon pour moi, tu seras mon porteur définitif. Maintenant, fais-moi pivoter un peu dans les airs et essaie de me manier comme tu le fais avec ta propre épée… Tu as le même élément inné que ton oncle, donc, ça ne devrait pas être un problème.
— Un élément inné ? demanda alors Flint, incrédule. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est l’élément dominant de ton mana, de ton corps. Tout comme ton oncle, tu es compatible avec la lumière. Ça tombe bien, puisque je suis un esprit de la lumière… Tu vois ?
Flint haussa les épaules, puis exécuta le mouvement qu’elle lui avait demandé. Il remarqua que Dia était un peu plus légère que son arme habituelle, il n’avait pas besoin de mettre autant de force quand il la faisait siffler dans les airs. Elle était si légère qu’il avait l’impression de lever une plume. C’était une sensation étrange, mais amusante. Nash devait apprécier sa compagnie.
— Est-ce normal que tu sois si facile à manipuler ? demanda alors Flint, surpris. Je pensais que les gens qui vous sont étrangers ne peuvent pas vous lever.
— Oui, c’est normal. Je crois que tu comprends maintenant que tu es compatible avec moi. Si ça n’avait pas été le cas, tu n’aurais pas pu me lever sous ma forme d’épée.
— Donc… Je suis ton nouveau protecteur ?
— Je crois que oui.
— Il faut croire qu’Athéna a décidée de me transmettre le droit de te porter lorsque mon oncle a succombé à ses blessures…
Flint essuya quelques larmes qui venaient d’apparaître sur ses joues. Dia, qui avait fusionné avec son esprit, ressentait son chagrin. Lui aussi pouvait reconnaître la peine de Dia. Synchronisés, ils arrivaient à mieux se comprendre l’un et l’autre. Il pouvait aussi voir les souvenirs de l’animal ; ceux qu’elle avait de son oncle. Il revoyait le sourire douloureux de Nash à sa mort. Cette image lui fit lâcher l’arme magique qui tomba au sol. Dia reprit sa forme animale.
— Pardon, dit-il, embarrassé.
— Ce souvenir est encore frais dans ma mémoire, expliqua Dia, attristée. Il avait l’air en paix à la toute fin.
— Je sais… C’est aussi ce que j’ai ressenti. Il semblait rempli d’espoir lorsqu’il t’a dit adieu. C’est assez étrange… tout ça. J’ai tous ces souvenirs de ton passé avec lui qui jonglent à présent dans ma tête. Est-ce normal ?
— Oui. Notre synchronisation a fait en sorte que tu puisses lire dans mes souvenirs comme moi, je peux le faire avec les tiens. C’est une façon de mieux nous comprendre. Puisque Nash nous affecte beaucoup, il est normal que nos pensées soient tournées vers lui.
— Est-ce que… tu permets que je fouille un peu plus dans ta tête, dans ce cas ? Je voudrais revoir son visage une dernière fois…
Dia hocha la tête, puis s’installa près de Flint. Il lui caressa la nuque, ferma les yeux et mêla son esprit au sien. Une image lui vint rapidement dans son subconscient, celle de son oncle en train de boire plusieurs bouteilles de bières et de différents spiritueux ; parfois, il pleurait. Flint avait enfin accès aux souvenirs très douloureux de son oncle, des souvenirs que celui-ci n’avait jamais révélés à personne et même ceux qu’il avait partagés à Artael.
Ainsi donc, Nash avait beaucoup plus souffert que Flint ne l’avait imaginé. Dia était au courant de tout ça et avait quand même réussi à lui remonter le moral, en l’espace de quelques mois. Lui, alcoolique ? C’est impossible ! Du moins, c’était ce que Flint se disait alors qu’il revoyait toutes les pensées de l’homme.
— Pourtant, il y avait bien des choses que tu ne savais pas de ton oncle, lui dit la louve. Il faisait toujours de son mieux pour vous faire plaisir, mais ça le détruisait à petits feux. Je crois que ces derniers mois, il avait réussi à remonter la pente.
— Tu crois ? Je ne lui ai vraiment facilité la tâche…
— Ne t’en fais pas pour ça. Il t’a toujours aimé, même si tu l’agaçais un peu. Tiens… je vais te montrer un très beau souvenir que j’ai conservé…
Elle lui montra alors une image du temps où les quadruplés n’étaient encore que des bébés et où Nash avait environ neuf ans. Flint avait perdu son jouet préféré, et pour le consoler, son oncle était venu dans sa chambre pour lui passer son dinosaure mauve en peluche. Flint ne se souvenait plus de cet événement, mais le petit Nash avait caressé la tête de son neveu pour l’aider à s’endormir, alors que le petit Flint serrait la peluche pour se détendre. Cette image s’embrouilla puis disparut.
— Il m’a toujours aimé… répéta Flint, tout bas, de retour au présent.
Il sourit. Au moins, cette affirmation le rassurait. En silence, ils restèrent ainsi, pendant plus d’un quart d’heure, à communiquer par les pensées et échanger des souvenirs en rapport de leur ami en commun.
¤*¤*¤
Gabriel était dans sa chambre, il regardait Estelle et Sakura qui jouaient à la poupée. Cette dernière avait demandé à voir sa mère toute la journée, mais il n’avait pas eu le courage de lui annoncer que ses parents avaient tous deux été tués. À l’extérieur de la chambre des Markios, Kyran et Cassandra discutaient de l’avenir de la petite Sakura. Qui prendrait soin d’elle, maintenant qu’elle était orpheline ?
Gabriel s’était caché quelques fois pour pleurer la mort de Nash et de Misaki, mais tentait de son mieux de rester fort pour les fillettes. Estelle lui avait demandé quelques fois si quelque chose n’allait pas. Il avait menti. Il n’avait pas la force de leur dire la vérité.
Cassandra entra dans la pièce avec Kyran, puis demanda à Gabriel de la suivre. Le conseiller allait prendre soin des enfants durant leur absence.
Gabriel suivit donc son amie jusqu’à la chambre saccagée des Megumi où elle referma la porte derrière eux. Elle l’invita à s’asseoir au lit.
— Que dois-je faire ? marmonna-t-il, les mains tremblantes.
— Tu n’as rien à faire… J’ai pris la décision d’adopter Sakura, dit Cassandra.
— En es-tu certaine ?
— Misaki était ma meilleure amie. Je ne veux pas que sa fille se retrouve dans un orphelinat. Elle grandira au palais et vous garderez un œil sur elle lorsque je devrai m’absenter. Luna m’a déjà dit qu’elle serait là pour Estelle et Sakura si jamais nous avions besoin de son aide.
— Tu es encore jeune, tu sais ? Tu pourrais partir faire des études universitaires ou bien aller faire ta vie dans une autre ville…
— Non, Gabriel. Cette décision est celle qui me convient. J’ai déjà une vie bien à moi à la capitale et les gens ont besoin de mes services, ici.
— Tu viens tout juste de fêter tes dix-neuf ans. Je croyais que tu étais pressée à en savoir plus sur tes origines elfiques.
— Ça peut attendre.
Il vit qu’elle était résolue et que rien ne lui ferait changer d’avis. Il détourna alors son attention sur les objets brisés dans la pièce, puis les déchirures dans le matelas. Il était dégoûté par ces circonstances. Encore hier, ils vivaient tous une existence paisible jusqu’à ce qu’ils reçoivent cette lettre de Troyd, durant la matinée. Le seul responsable de tout ce désastre, c’était lui. Gabriel le détestait éperdument.
Les brigadiers et les gardes parlaient déjà de former des équipes pour aller attaquer les membres du culte qui avaient infiltré le centre correctionnel. Il était clair pour eux que cet endroit avait été corrompu par les croyants de Perséphone. Kyran avait même suggéré un peu plus tôt, lorsqu’il l’avait croisé dans les couloirs : que les gens responsables de veiller sur les prisonniers et leurs comportements seraient en fait des agents doubles qui travaillaient sous les ordres de Randell et de Troyd.
— Voilà qui a du sens, avait pensé Gabriel.
On entendait rarement des nouvelles de cet endroit, qui fourmillait de détenus.
Gabriel se souvint qu’à une certaine époque, soit une dizaine d’années plus tôt, Artael avait tenté de verser des fonds dans la construction d’un nouveau centre de détention pour transférer certains prisonniers. Comme la capitale était déjà trop endettée, le Conseil avait trouvé que l’idée était absurde.
Au lieu de cela, on fit agrandir l’autre centre puisque c’était moins coûteux et on avait libéré d’anciens prisonniers qui avaient fait leur temps. Le système judiciaire de leur république était loin d’être parfait. Ils avaient encore du chemin à faire.
— Où est Luna, au fait ? demanda Gabriel, qui remarqua qu’il n’avait pas croisé la magicienne, suite au retour des troupes à la ville.
— À la morgue, dit simplement Cassandra. Elle a fait sa crise comme tout le monde, mais elle aimerait comprendre qui est responsable de la mort de Misaki. Normalement, je devrais être avec elle et les assistants funéraires, mais comme tu peux le voir… Il y a des choses plus importantes, comme Sakura qui se retrouve désormais sans parents…
— Tu devrais peut-être y aller maintenant… Je veux dire, nous devrions annoncer la nouvelle aux filles…
— Tu as raison. Si nous ne le faisons pas maintenant, elles risquent de mal le prendre en l’apprenant par des étrangers, surtout Sakura.
Cassandra avala sa salive et prit la main de Gabriel. Elle le supplia de l’accompagner jusqu’à l’autre chambre où Kyran veillait sur les petites. La jeune femme ne voulait pas être seule quand elle annoncerait tout ce qui s’était passé à l’enfant des Megumi.
¤*¤*¤
Le corps de Misaki avait été déposé au centre d’une grande pièce du salon funéraire où les frères Fawkes examinaient ses blessures. Ils étaient accompagnés par Luna depuis un bon moment. Elle était assise sur une chaise et observait l’aîné des frères qui fouillait l’intérieur des plaies laissées sur la victime. Elle avait mal au cœur rien qu’à les regarder faire.
— Vous ne devriez pas être ici, Mademoiselle Kelly, dit le plus jeune des Fawkes. Votre amie n’aimerait pas vous voir dans cet état. Soyez sans crainte, nous découvrirons qui est le responsable de ce meurtre.
— Pas besoin de me traiter comme une fillette, répondit froidement Luna. Je suis déjà au courant que Troyd est l’unique responsable de cette tragédie.
— Certes, nous avons reçu des informations comme quoi, il pourrait être celui qui a tué votre amie… Toutefois, ne croyez-vous pas qu’il pourrait s’agir d’une ruse afin de brouiller les pistes du véritable assassin ? L’ancien Général Markios avait l’habitude d’entailler ses adversaires, mais nous n’avons jamais entendu parler de démembrements aussi malsains.
— Où voulez-vous en venir ?! rugit l’adolescente qui perdait patience.
— Il se pourrait bien qu’elle n’ait pas été tuée par un humain, mais une créature, expliqua le plus vieux des coroners. Il lui manque quelques organes ainsi que plusieurs osselets. Son abdomen a été déchiqueté, puis mutilé, on peut voir que ses os rongés jusqu’à la moelle. Celui qui a tué votre amie n’était pas humain.
Un frisson parcourut la magicienne. Elle pensa que les dernières heures de la guerrière avaient été en compagnie d’un monstre mangeur de chair. N’y avait-il pas un moyen de comprendre qui était derrière tout ça ? Elle connaissait quelques sorts qui lui auraient permis de lire le passé de cette dépouille, mais elle n’en avait pas la force, en plus de manquer cruellement d’expérience. Elle se sentait impuissante face à la mort. Tout ce qu’elle voyait devant elle, c'étaient ces messieurs, ces deux croque-morts qui ne lui inspiraient pas du tout confiance… Ils étaient perchés sur son amie comme des vautours, fascinés par ce meurtre.
Elle ferma les yeux un moment, puis s’imagina en compagnie de Misaki, en train de rigoler et de faire des blagues inappropriées alors que leur bon vieux capitaine les sermonnait. Ensuite, la guerrière n’en faisait qu’à sa tête et causait les râlements de son supérieur. Luna sourit et pensa que les vrais Nash et Misaki auraient réagi ainsi… Ils n’étaient pas des cadavres pour elle. Ils étaient vivants dans sa tête, elle refusait de les laisser partir.
Elle se leva, puis s’approcha de la table. La tête de la guerrière était intacte, à part quelques plaques et les sécrétions qui sortaient en bas de sa nuque tranchée, probablement par des griffes. Luna posa l’une de ses mains dans la chevelure de Misaki, bien que le plus vieux des Fawkes insista pour qu’elle se tienne loin.
Ce fut à ce moment que la magicienne ressentit un malaise.
— Il y a quelque chose de louche avec ce corps, pensa-t-elle. Il manque un léger détail…
Les yeux de Misaki avaient été dévorés par le monstre, mais ce n’était pas cela qui préoccupait la magicienne. Les cheveux étaient moins pâles que d’habitude. Serait-ce à cause du sang qui aurait taché ces derniers ? Elle l’ignorait. Mais les véritables cheveux de Misaki étaient argentés, tirant à la blancheur de la neige. Ceux-là semblaient légèrement dorés.
Elle ramassa une touffe de cheveux qu’elle examina de plus près. Elle constata qu’ils étaient teints. La peau du cadavre était légèrement enflée, la coupe de cheveux était similaire à celle de l’albinos… Ce n’était pas elle.
— Ce n’est pas Misaki ! confirma Luna, énervée.
— Comment ?! demanda l’un des Fawkes.
— C’est un imposteur ! La vraie Misaki est toujours vivante ! Vous n’avez pas remarqué ses cheveux ?! Ils sont colorés ! La véritable Misaki ne se teint jamais les cheveux ! Ils sont naturellement blancs !
— Hein ?! Où voulez-vous en venir ?! fit le plus jeune des coroners.
— J’aurais dû m’en douter, cette victime n’est pas une albinos. Misaki est l’une des rares personnes dans cette république qui vit avec ces traits, elle a la peau plus pâle normalement, ses cheveux n’ont aucune coloration ; mais ça, je vous l’ai déjà dit. Et ses yeux sont rouges ! Ce n’est pas Misaki ! C’est un imposteur qu’on a tué et qu’on a déguisé afin de nous faire penser que notre amie était belle et bien morte !
Luna frotta le visage du cadavre, malgré le fait qu’elle se sentait sur le point de vomir, puis montra le bout de ses doigts aux deux hommes, perchés sur le corps de la demoiselle.
— Vous voyez cette poudre ? dit-elle. Ils se sont servis de ça pour la colorer !
L’aîné lâcha ses pinces, et essuya son front ruisselant de sueurs. Luna avait raison. Ce corps n’appartenait pas à celui de la guerrière. Mais son travail devait quand même continuer, il devait découvrir les origines de cette pauvre victime et comment on l’avait tuée.
Rayonnante, Luna examina le corps de la demoiselle qu’elle avait cru être Misaki pendant un moment, puis fit une prière à Athéna afin de lui remercier de lui avoir permis de résoudre ce mystère. Ensuite, elle demanda à la déesse de veiller sur cette pauvre femme qui avait été assassinée.
Quelques secondes plus tard, elle salua les Fawkes, sortit rapidement du salon funéraire et courut à pleine vitesse en direction du palais présidentiel ; elle hurla à qui voulait l’entendre que Misaki Megumi était toujours vivante.
— Benny, dit le cadet des Fawkes. Je crois que nous devrions l’engager celle-là. Elle pourrait nous faciliter la tâche, tu ne crois pas ? Avec un sens aiguisé comme le sien, nous pourrions rapidement élucider quelques mystères… Déjà que nous avons Mademoiselle Appleseed comme nouvelle enquêteuse de la ville, avoir la petite Luna avec nous pourrait nous permettre d’améliorer nos recherches.
Benny haussa les épaules et se dirigea vers la porte d’entrée pour la fermer. Luna l’avait laissée grande-ouverte. Cassandra avait un fin sens de l’observation et était venu les aider plusieurs fois après la mort de Monsieur Doyle, mais le croque-mort se dit qu’elle devait être très occupée avec ses autres tâches de brigadière. Il passa l’une de ses mains dans sa barbe et réfléchit. Pendant qu’il renfilait ses gants de travail, il sentit les yeux de son frère se poser sur lui, comme s’il s’attendait à une réponse.
— Théo, je sais bien que tu veux me rendre service puisque tu es moins expérimenté que moi, mais notre salle de travail n’est pas assez grande pour que nous y mettions deux coroners supplémentaires. C’est à peine si nous avons assez de place pour y mettre un corps. Il nous faudrait agrandir l’immeuble… mais nous n’avons pas les moyens de nous le permettre.
Le plus jeune des deux frères approuva d’un signe de tête. Benny, avait raison. Ils n’étaient pas les hommes les plus riches de la capitale. Ils ne pouvaient donc pas se permettre des luxes et ne pouvaient engager personne à moins que ce soit des bénévoles. Ils étaient à la fois coroners et assistants funéraires ; ils mériteraient tous deux une augmentation de salaire de la part du Conseil. Hélas, l’économie actuelle de la république affectait tout le monde.
— En tout cas, déclara Benny. Si la petite dit vrai et que l’ennemi s’est joué de nous tous, nous sommes dans de beaux draps…
— On sait déjà que c’est lié à la secte, de toute façon.
— Il ne reste plus qu’à trouver la véritable Misaki.
— Ça, c'est une tâche pour les brigadiers. On a déjà ce corps à examiner, puis incinérer… On organisera des funérailles, s’il le faut.
— Nous devrions quand même chercher à savoir qui est la famille de cette pauvre victime avant de prendre une telle décision.
Théo approuva cette idée et retourna son attention au cadavre.
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