63. Congé au bord de la mer

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Plusieurs heures s’étaient écoulées suite à la fermeture de la brèche. L’équipage du bateau devait normalement repartir pour Lanartis, seulement leur bateau avait été endommagé durant l’embuscade des monstres. La coque devait être réparée.

Le Capitaine Rodriguez ordonna donc à ses marins de reconstruire ce qui avait été détruit durant le combat. Ensuite, il informa à tout le monde qu’ils prendraient au moins une journée de congé, afin de venir en aide aux survivants de Cao Cao. Ils partiraient aussitôt que les choses se seraient calmées sur l’île.

En fin de soirée, Flint et son groupe s’installèrent à une table, dans la salle à manger. Dia avait repris sa forme d’épée. Ils ne voulaient pas la dévoiler à l’équipage du bateau, alors elle se faisait discrète.

— Donc, que faisiez-vous au Saint Royaume ? lui demanda Flint.

L’arme hésita un moment, avant de répondre :

— Rien en particulier, pour être honnête. Quand nous sommes arrivés, des anges nous ont transformés en sphères lumineuses et nous ont plongés dans un profond sommeil. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais déjà coincée sur cette île depuis longtemps. Je n’ai pas vu le temps passer…

— C’est tout !? fit Luna, choquée. Je pensais que votre truc serait plus cérémonieux. En gros, ils vous ont juste remplis de magie et vous ont renvoyé chez-vous… Même pas un bonjour de leur part ? Non mais…

— Bien entendu, j’exagère, mais Aeglys avait grand besoin de notre mana afin de réparer le voile. Je crois que c’est pour cette raison que nous avons tous dormi quatre ans. Les déchirures étaient trop nombreuses. Je me souviens avoir vu une trentaine d’esprits élémentaires, entassés dans la pièce… Il y en avait de toutes les tailles et de tous les éléments… Certains représentaient Athéna, d’autres étaient liés à Poséidon… Et je crois en avoir rencontré quelques-uns qui venaient d’un tout autre monde. Je n’ai pas eu le temps de leur parler, malheureusement.

— Un autre monde ? demanda aussitôt Kylie, qui était en train de boire une chope de bière. Ouf… Je m’attendais à vivre des trucs vraiment dingues en vous rejoignant, mais pas à ce point. Pas vrai, Scottie ?

Son frère hocha la tête. Ils étaient tous deux assis sur une grosse caisse en bois, près de la table. Celle-ci contenait diverses boissons alcoolisées qu’on y avait enfermées. Le groupe avait reçu la permission d’en prendre quelques-unes, afin de commémorer leur victoire.

Les jumeaux avaient combattu vaillamment contre les monstres de l’embuscade. Ils s’en étaient sortis avec quelques égratignures, mais Cassandra les avait soignés dès son retour au bateau. Quand Flint était arrivé, Dia avait toujours son apparence de louve et il dut rapidement la présenter aux Sanders. Ensuite, elle avait changé de forme. Kylie n’avait pas affiché le moindre signe d’étonnement ; bien que son frère fût fasciné par la nouvelle.

— Sinon, est-ce que ces autres mondes ont aussi des dimensions cachées ? demanda Luna, intéressée par la conversation en cours.

— C’est une bonne question, mais je n’ai jamais eu la chance d’en parler avec Athéna, ni les anges, répondit Dia. Il est possible que chaque monde en ait, comme celle où l’on a enfermé Perséphone…

— Dommage. Il y a tant de choses à apprendre des autres cultures. Je pense que ce serait amusant si nous pouvions nous rendre sur une autre planète et visiter d’autres pays différents des nôtres…

Le regard de Luna se perdit un moment au plafond, alors qu’elle observait les craquelures de bois. Elle souriait et rêvassait.

— Encore faudrait-il que ce soit humainement possible, déclara Wyatt. Nous sommes mages, mais nous n’avons encore jamais ouvert de portail magique.

— Oui, formula Dia. Et les seuls portails que l’on puisse retrouver en Aeglys sont ceux qui sont directement liés à la dimension maudite.

— Je n’ose même pas imaginer le nombre de monstres qui y vivent, déclara Kylie qui grimaçait de dégoût. J’ai encore le goût de sang de gobelin qui refuse de partir de ma langue. Cette chose dégoulinante m’est tombée dans la bouche alors que je luttais pour sauver les fesses de mon frère.

Elle prit essuie-tout sur la table et se frotta la langue à quelques reprises.

Shayne s’esclaffa à ces paroles.

— Attends de goûter au sang de troll. Là, tu vas vivre un mauvais quart d’heure. Crois-moi, en tant que vampire, j’ai goûté à toutes sortes de liquides dégoûtants. Les gobelins, ce n’est rien.

— Essaie de laisser fondre des jujubes sur ta langue, suggéra Gabriel, tout près de Kylie. Ça m’est déjà arrivé à quelques reprises, lors de mes premières années d’entraînement. Le sang de ces petites bêtes persiste aussi longtemps que l’odeur d’une moufette, mais ça disparaîtra au bout de quelques heures.

Il lui passa un paquet de bonbons qu’il cachait dans l’une de ses poches. Elle hésita un moment, mais accepta son offre en silence. Elle n’avait rien mangé pour le souper, tellement elle avait mal au cœur. Ce n’était qu’en compagnie des autres qu’elle s’était servie un peu de bière.

— Merci… dit-elle, embêtée.

Estelle, assise entre Flint et Gabriel, trouvait cette situation plutôt marrante. Elle commençait à s’habituer à la présence de la jumelle et de son frère. Elle ne lui avait toujours pas adressé la parole, mais elle n’était plus aussi hostile envers elle. Néanmoins, elle était très timide à l’idée de lui parler quand elles seraient seules.

— C’est une bonne chose que nous parlons de la dimension maudite, ajouta Dia, qui attira l’attention vers elle. Alors que j’étais au Saint Royaume avec mes frères et sœurs, l’un des anges nous a expliqué qu’on devrait tôt ou tard s’y rendre, si jamais l’état du voile devait empirer.

— Minute… formula Flint. Tu veux dire que vous devrez… aller combattre Perséphone directement ?

— C’est plus ou moins le cas… mais nous sommes trop peu nombreux et je ne pense pas que nous serions en mesure de la combattre, ses acolytes et elle. Si jamais nous devions nous rendre là-bas, il faudrait que nous demandions aux humains de nous accompagner afin de défendre notre cause. Pour le moment, nous n’avons pas à nous en faire. Le voile est en meilleur état qu’avant.

Flint secoua la tête.

— Je ne suis pas du même avis, Dia, formula-t-il. La brèche sur l’île a failli éliminer la communauté de Cao Cao. Si nous n’étions pas arrivés à temps, ils seraient tous morts. Je crois que nous allons devoir rassembler tes frères et sœurs et nous trouver une armée assez puissante pour enfin vaincre le culte.

Tous se tournèrent vers le capitaine.

— As-tu perdu la tête, Flint !? s’exprima Misaki qui se leva d’un bond. As-tu déjà tout oublié du dernier incident ?

Elle tapa la table, furieuse.

— Nous avons perdu des centaines de nos citoyens et plusieurs de nos brigadiers, grogna celle-ci. C’est du suicide !

Elle se réinstalla sur sa chaise et se croisa les bras, écœurée par ce qu’elle venait d’entendre. Elle n’avait guère envie qu’un autre incident éclate entre sa nation et le culte de la déesse renégate.

— Oulah, je ne disais pas que nous allions nous y rendre tout de suite… mentionna Flint. Mais ça reste une possibilité.

— Je pense la même chose, déclara Shayne. Tôt ou tard, nous devrons prendre l’initiative et montrer que nous ne ferons plus avoir par cette maudite sorcière.

— Dans ce cas, vous pourrez compter sur ma lame et mon bouclier, dit Kylie. Je suis loin d’être une professionnelle comme la plupart d’entre vous, mais si c’est pour une bonne cause, je veux bien combattre quelques démons de plus !

Le capitaine gloussa et ajouta :

— J’aime bien ton enthousiasme, mais il faudra sérieusement qu’on t’entraîne.

— Oui, chef ! dit-elle pour ensuite hocher la tête.

Misaki ne pouvait plus supporter cette conversation. Elle se leva et quitta la salle à manger, sans saluer son groupe.

Flint se dit qu’il irait lui parler en privé, le jour suivant. Elle avait sûrement besoin de passer un peu de temps seule. Il savait qu’elle avait failli mourir, le jour de l’invasion de Baldt, parce que sa grossesse l’avait empêché de combattre. Elle avait vu un esprit élémentaire se faire dévorer par les créatures maléfiques du culte et cela l’avait grandement affecté… Et ce n’était pas n’importe quelle créature divine, c’était un dragon qui était autrefois sous la protection de Yosuke, son défunt mari.

— Sinon, Dia… dit Flint à son épée. As-tu ressenti la présence de Giotto depuis ton retour parmi nous ?

— Ah lui ? Son essence est bel et bien sur Aeglys, mais je ne saurais te dire où exactement. Je sais simplement qu’il est toujours vivant.

— Ah bon ? questionna Estelle. Je pensais qu’il s’était sacrifié pour nous sauver la vie… J’étais même là, quand Misaki nous a protégés, sa fille et moi.

— Un esprit élémentaire ne meurt pas entièrement, décréta la louve. Tu es nouvelle dans ce groupe, à mes yeux, alors je vais devoir te l’apprendre. Lorsqu’on meurt, notre âme se réincarne sous une nouvelle apparence. Parfois, nous choisissons un corps similaire. D’autres fois, nous adoptons une nouvelle identité. Notre essence, si tu préfères ce terme, est facilement reconnaissable entre nous. Nous pouvons nous ressentir… Quand l’un d’entre nous meurt, c’est comme si une partie de nous, nous était arrachée.

— Sans oublier que cela affecte grandement le voile, car ils sont liés à celui-ci, expliqua Luna. Tuer un esprit élémentaire ou le corrompre inverse le flux de mana qui les entourent et de cette façon, cela crée une brèche vers l’autre dimension. C’est ce que j’ai cru comprendre avec tout ce que nous avons vécu.

— Bien dit ! s’exprima Dia. Tu m’enlèves les mots du museau.

Cassandra se frottait le menton depuis un moment. Suite au départ brusque de sa meilleure amie, elle avait commencé à réfléchir pourquoi cette dernière était si frustrée envers son capitaine. Tout à coup, elle sursauta.

— Par tous les esprits ! lança-t-elle. Yuki est le successeur de Giotto. Comment avons-nous pu l’oublier ?

Tous se tournèrent vers la guérisseuse, aggravés. Flint soupira. Elle avait raison. Le fils de Misaki n’avait que quatre ans et partageait l’âme du dragon. Aucun d’eux ne s’était souvenu de ce détail important jusqu’à cet instant. La présence de Dia leur permettait de tout réapprendre, à une vitesse hallucinante.

— Jamais, je n’enverrais son fils sur un champ de bataille, allons, répliqua Shayne. Pas à cet âge… Les esprits élémentaires devront se passer de ses services pour quelques années, j’en ai bien peur.

— C’est pour cela que je disais que rien ne presse pour nous, ajouta Dia. Yuki n’est pas en mesure de combattre qui que ce soit. Nous ne ferons rien tant et aussi longtemps que Perséphone n’agira pas. Et encore, nous devrons tous nous trouver des porteurs et des volontaires pour terminer cette guerre…

Ils entendirent tous une petite toux, du côté des jumeaux Sanders. Scottie levait timidement sa main ; il tremblait comme une feuille. Il était tout blême et semblait inquiet, lorsqu’il croisa le regard perçant du vampire se poser sur lui.

— Qui a-t-il, jeune homme ? demanda Shayne.

Le frère de Kylie se leva nerveusement et s’avança d’un pas vers la table.

— Qu’est… qu’est-ce… qu’un p… porteur… au juste ?

— Ah ça ? Je pensais que tu le savais déjà, mentionna sa sœur. C’est la personne qui fait un pacte avec un esprit élémentaire, pas vrai ?

— Oui, répondit Dia. Autrefois, on employait le mot pacte pour désigner un tel phénomène, mais il est désormais démodé. Maintenant, on dit simplement que c’est une synchronisation ou bien un lien d’amitié entre nous et notre porteur. Il y a longtemps de cela, on appelait nos partenaires nos maîtres. La plupart d’entre nous trouvaient ce mot un peu réducteur et cela les réduisait à l’état de l’esclavage. Depuis quelque temps, nous employons des mots plus modernes, plus amicaux.

— C’est… c’est cool, dit Scottie. J’aime bien…

Il rougit un peu plus et retourna s’asseoir auprès de sa sœur.

— Sinon, il y a quelque chose qui me turlupine, dit Kylie. Est-il possible aux élémentaires de synchroniser avec n’importe qui ?

— Pas vraiment, expliqua Dia. Un esprit de la lumière, tel que moi, ne serait pas compatible avec quelqu’un comme Shayne. Cependant, Flint est né avec l’élément de la lumière qui coule dans ses veines. Pour cette raison, nous formons une paire parfaite. Je pourrais toutefois me jumeler avec l’un d’entre vous, mais ça ne serait pas aussi efficace qu’avec lui. Aussi, la majorité de mes frères et sœurs préfèrent travailler avec des gens élus par nos dieux. Pour cette raison, nous évitons celles et ceux qui pourraient nuire à notre cause.

Cassandra était intéressée par cette conversation, mais elle s’inquiétait beaucoup pour Misaki. Elle se leva et s’excusa auprès du groupe. Ensuite, elle sortit de la salle à manger, à pas de course. Elle espérait rattraper son amie.

— En tout cas, dit Flint, il commence à se faire tard. Je propose que nous nous retirions pour la nuit et que nous allions nous reposer. Demain, je compte me rendre au village de Cao Cao et offrir mes services aux citoyens.

— Bonne idée, dit Gabriel. Nous avons déjà commencé à réparer l’auberge, donc au moins quelques personnes dormiront bien ce soir.

— Le Capitaine Rodriguez a déjà envoyé une lettre à la république, afin de signaler que la population de l’île a grandement besoin de leur aide. Alors, nous n’avons pas à nous en faire pour eux. Leur communauté s’en remettra.

Même s’il disait cela, Flint était conscient qu’une quarantaine de personnes avaient été tués au cours de la journée. Son visage s’assombrit. Il regrettait de ne pas avoir été capable de sauver plus de gens.

— En même temps… j’ai de la peine pour eux, continua ce dernier. Un petit village si tranquille… Ils n’ont pas mérité ce sort.

— Ce qui est dommage pour eux, c’est qu’ils n’avaient pratiquement pas de combattants vivant avec eux, rétorqua Luna. Nous allons devoir recruter quelques volontaires pour leur apprendre à se défendre.

— Le mieux serait qu’ils viennent s’installer ici, d’après moi.

— Au pire, les survivants peuvent toujours quitter l’île…

Tous deux étaient perdus dans leurs pensées, alors que le reste du groupe écoutait la conversation.

Puisqu’il se faisait tard, Gabriel se leva et mit une main sur l’épaule de son mari. Il l’embrassa rapidement et annonça qu’il partait se coucher. Luna avait mal à la tête, suite à cette rencontre de groupe. Elle décida de suivre Gabriel aux dortoirs. Wyatt opta pour aller lire un peu avant de dormir.

— Eh bah, vous me laissez tous tomber, il faut croire, dit Flint pour ensuite se tourner vers le vampire qui était, lui aussi, en train de se lever.

— Je m’inquiète pour Misaki, formula-t-il. Le retour de Dia dans nos vies nous a un peu tous perturbé, je crois.

— Oh, c’est sympa, soupira la louve, sarcastiquement.

— Laisse-leur un peu de temps, ajouta son porteur. Notre tâche est quand même assez difficile. Nous n’avons pas réussi à réunir tous les membres de ta famille, la première fois qu’on s’est vu. Je n’ose pas imaginer à quel point ça doit être stressant pour tout le monde de réaliser que notre quête n’est toujours pas terminée… Aussi, il ne faut pas oublier que Perséphone reste une menace et que nous avons Troyd à traquer…

Dia ne dit plus rien après ce qu’il venait de lui raconter. Elle était perdue dans ses pensées. Elle avait remarqué à quel point son partenaire avait changé, en quatre ans d’absence. Il était si calme, si réfléchi. L’homme qu’elle avait connu était colérique et impatient. Elle avait l’impression qu’il avait adopté plusieurs habitudes de Nash…

— Je t’ai sûrement fait de la peine, continua Flint. Je m’en excuse.

— Tu n’as pas à t’excuser, fit Dia. Ce que tu dis a beaucoup de sens… J’aimerais te parler en privé, si possible… J’ai beaucoup de questions à te poser.

— Dans ce cas, rendons-nous sur le pont, afin de prendre un peu d’air.

Shayne avait déjà quitté la pièce. Flint salua les jumeaux et sa fille. Il leur souhaita bonne nuit, avant de partir.

— Eh bah, ça alors… dit Kylie qui baissa son regard. J’ai le cœur lourd à cause de tout ça… Pas toi, Scottie ?

— Mouais… ajouta ce dernier. J’ignorais à quel point cette tâche était si difficile pour eux. Je croyais qu’ils aimaient les esprits élémentaires…

— Mais c’est le cas, dit Estelle.

Ils se tournèrent vers l’adolescente. Elle n’avait pas sommeil et préféra rester avec eux, un moment. Elle avait les mains derrière la tête, décontractée, et observait une horloge à pendule qui se trouvait au mur, située près de leur table.

— Ils ont simplement peur de les perdre encore une fois, poursuivit-elle.

Kylie ne buvait plus depuis plusieurs minutes. Elle avait perdu l’envie de boire de la bière, pour un bail.

— Je me souviens… tu étais là, le jour où c’est arrivé, dit-elle alors qu’elle regardait l’adolescente du coin de l’œil. Tu étais entassée dans une petite salle avec plein de civils, Misaki et sa fille… Et puis il y avait ce dragon…

— Vous n’aviez que quinze ans, ton frère et toi.

— Ouf ! Ça remonte à loin, tout ça, remarqua Scottie. C’était bien avant que notre groupe de musique soit fondé… Je n’avais pas compris que le dragon qui s’était sacrifié pour vous était un esprit élémentaire… Ça explique pourquoi Misaki était dans un tel état.

— Ouais, parce que ce dragon est désormais une partie de son fils, je crois, continua sa sœur. C’est bien ça, le problème, n’est-ce pas ?

Elle s’était tournée vers Estelle pour lui poser la question.

— Je me souviens d’avoir entendu Misaki dire à Sakura que Yuki serait un enfant très spécial, à sa naissance et qu’il faudrait veiller sur lui, expliqua Estelle. Jamais je n’aurais cru que c’était pour cette raison. Donc… oui, c’est en partie pourquoi l’atmosphère était si lourde ce soir.

Kylie se passa une main dans les cheveux et secoua la tête.

— Putain… grogna-t-elle. Imaginez cinq secondes que l’avenir de cette planète repose entre les mains d’un bébé, il y a de quoi péter un câble. Si j’étais Misaki, j’aurais probablement étranglé la première personne qui aurait mentionné qu’on se servirait de mon fils comme une arme.

— Sûrement, mais ils n’impliquaient pas cela dans leur discussion, répliqua Scottie. C'étaient des paroles en l’air et tu le sais bien. Flint et Luna s’inquiètent seulement pour l’avenir de notre planète.

— Fais chier… Je suis due pour une cigarette, moi.

Kylie se leva et retira un paquet de clopes qu’elle avait mis dans l’une de ses poches de jean. On interdisait tout le monde de fumer à l’intérieur de la salle à manger, alors elle s’éloigna vers la porte de sortie.

Une fois qu’ils entendirent la porte se fermer derrière elle, Estelle remarqua le sourire au visage de Scottie.

— Pourquoi as-tu cette expression ? demanda-t-elle. Ai-je fait quelque chose de stupide ?

— Non, au contraire, dit le jeune homme. Tu as parlé à ma sœur… Pour la première fois depuis qu’elle est dans notre brigade, tu as eu une conversation avec elle.

Estelle se mit à rougir et replaça une mèche derrière son oreille. Elle esquissa un petit sourire, puis déclara :

— Bah, elle est peut-être un peu fofolle ta frangine, mais elle a un bon fond… À l’entendre parler ce soir, j’ai vite compris qu’elle est capable d’avoir un peu de compassion pour les autres. Il est vrai qu’elle aime prendre sa place et qu’elle est enthousiaste. Certains pourraient voir ça comme de l’arrogance, mais je crois sincèrement qu’elle essaie de faire le bien…

Son interlocuteur pouffa de rire.

— Quoi encore ? bouda Estelle. Je ne comprends pas…

— C’est ta façon de lire les gens, quoi… C’est aussi comment je la perçois. C’est trop bizarre. On dirait moi, mais en fille.

— Oh… Je vois… Tu as aussi cette façon d’observer les gens en silence, j’imagine…

Il hocha la tête et se leva. Ensuite, il lui fit signe de le suivre jusqu’au garde-manger. Elle cligna des yeux et ne comprenait pas trop ce qu’il comptait faire.

— Il n’est pas un peu tard pour cuisiner ? demanda celle-ci.

— On ne cuisine rien, j’ai déjà préparé un truc avant le lever du soleil.

Il passa à travers deux portes battantes et en sortit avec un petit sac où il avait écrit le nom d’Estelle dessus. Elle le prit dans ses mains et constata qu’ils avaient la même sensation que les bonbons qu’ils avaient mangée, la veille.

— Hein ? Mais comment t’as fait ça ? dit-elle. Tu sais faire des friandises ?

— Ouais, c’est Gabriel qui m’a montré comment les faire ce matin. Ce sont les mêmes qu’il a servis à ma sœur plus tôt. On va s’échanger quelques recettes, puisqu’on cuisine ensemble désormais. Je crois que Cassandra aussi se joindra à nous, lorsque nous serons sur la route.

— Oui, mais elle n’aime pas trop toucher aux viandes crues. Parfois, Shayne nous prépare d’excellentes quiches… mais c’est seulement lorsque nous sommes en ville. C’est très difficile à préparer sans fourneau.

— Un vampire qui aime cuisiner ? Qui l’eût cru…

Scottie était tellement étonné par une telle remarque qu’il avait presque envie de demander à Shayne de lui raconter cette histoire.

Pendant ce temps, Estelle ouvrit le petit sac de jujubes et en mis un dans sa bouche. Elle était surprise de voir à quel point il était d’excellente qualité.

— Ça t’a pris combien de temps à faire tout ça ? demanda l’adolescente.

— Une quinzaine de minutes pour la préparation, ensuite, je l’ai congelé avec ma magie, dans le réfrigérateur. Gabriel s’est occupé de briser le glaçon lorsque nous sommes revenus du village. Ils étaient déjà prêts.

— Eh bah… Je suis étonnée… Ils sont réussis pour une première tentative.

— Peut-être, mais ce n’est pas la première fois que je cuisine des friandises. J’aime beaucoup faire des pâtisseries comme des gâteaux ou des biscuits. Ma sœur a une dent sucrée et bouffe tout ce que je lui prépare. Je sais faire des potages, des pâtes, du riz, de la viande, mais rien de complexe comme ton père.

L’adolescente gloussa et hocha la tête.

— Je crois que s’il n’était pas brigadier, il passerait son temps près d’un fourneau, dit-elle. À un tel point qu’il n’arrêterait pas d’engraisser…

— Pas que ce serait une mauvaise chose pour lui, dit Scottie. Il est né avec une spatule à la main ! Sa nourriture est si excellente que je passerai des heures à apprendre comment il fait tout ça.

Estelle trouvait amusant que son nouvel ami parlait de son père de cette manière. Elle était déjà au courant qu’il trouvait ses parents à son goût, mais n’avait pas arrêté de se poser la question, au fil de la journée : « Qui préfère-t-il ? »

Ils s’étaient appuyés au comptoir, depuis un moment. Elle avait fait fondre quelques jujubes, sans s’en rendre compte. Elle avait toujours aimé les sucreries de son père.

— T’as le béguin pour Papa Gabriel, pas vrai ? demanda-t-elle.

Il se mit à rougir aussitôt.

— B… b… bah v… voyons ! Qu’est-ce qui te f… fait c… croire une chose p… p… pareille… ?

La fille pouffa de rire quand il réalisa qu’il s’était mis à bégayer. Il baissa son regard, tristement. Une longue mèche de sa chevelure bleutée recouvrit son visage. Il lâcha un long soupir.

— Depuis plusieurs années, même, dit Scottie. Quand nous n’étions pas dans la même brigade, je le croisais souvent en ville et il me saluait toujours… Et je le trouvais tellement mignon, même quand il cognait des bandits… J’ai toujours voulu rencontrer quelqu’un comme lui.

— Sa grandeur et son poids ne te gênent pas ?

— Pas du tout ! Je me fiche du poids d’un homme tant qu’il a une belle personnalité. Et lui ? Bah… il est super canon, quoi !

— Il est marié, je te signale…

Le jeune homme soupira et hocha la tête.

— C’est bien là le problème, avoua ce dernier. J’ai tendance à tomber sous le charme de mecs qui me sont inaccessibles. Quelle poisse…

— Et t’en pense quoi de mon autre père ?

— Il est très beau, mais parfois, il me fait peur… Il est moins effrayant que dans mes souvenirs, par contre… Il a beaucoup changé. Je l’admire beaucoup, en fait. Il s’est beaucoup démarqué dans la communauté LGBT de Baldt, par sa présence et son implication dans la Septième Brigade. J’aimerais être aussi cool que tes parents, en fait.

Estelle gloussa et hocha la tête. Elle aussi avait remarqué le changement de tempérament de son père, Flint. Plus jeune, elle n’y avait pas fait attention. Maintenant, elle reconnaissait qu’il n’avait pas toujours été le parfait exemple du père de l’année.

— J’imagine que ta sœur aussi a un genre préféré, pas vrai ? voulut-elle savoir. Elle m’a l’air d’aimer toutes sortes de femmes.

Scottie secoua la tête avant de répondre :

— Contrairement à moi, elle est plus sélective. Elle aime les femmes sveltes et parfois musclées. Elle ne me l’admettra jamais, mais elle adore les grosses poitrines. C’est pour ça qu’elle passe son temps à mater Cassandra, quand elle a le dos tourné. Il ne faut pas le lui dire par contre…

— Les seins de Cassandra ne sont pas si gros que ça, quand même… somma Estelle. Enfin… peut-être que si… Je n’y porte pas trop attention.

— Elle a de très jolies formes, en tout cas. Si j’étais hétéro, je crois que j’en pincerais pour elle, c’est certain. Seulement, tes parents me conviennent mieux.

Estelle roula les yeux. Parler de ça avec lui était tout nouveau pour elle. Cependant, il ne semblait pas la juger. Elle trouvait cette conversation chaude, bien qu’un peu étrange. Celle-ci ne s’était jamais sentie autant libre de discuter de ces choses, avant de le rencontrer. Cassandra l’avait aussi beaucoup aidé à s’exprimer.

Finalement, il n’y a rien de mal à explorer ma sexualité, pensa l’adolescente.

Curieuse, elle se tourna vers lui et lui demanda :

— Ça te ferait quoi, si tu m’embrassais ? Rien, je suppose ?

Elle le taquinait, mais il pencha sa tête d’un côté et de l’autre, avant d’approcher son visage des lèvres d’Estelle.

— Mais qu’est-ce que… commença-t-elle.

Elle ne put terminer sa phrase, que déjà, Scottie lui donna un baiser sur la bouche. La jeune demoiselle cligna des yeux, lorsqu’il recula. Il l’observa et pouffa de rire. Elle regarda de tous les côtés, et se demanda si on les avait vus.

— Je n’ai rien ressenti, avoua-t-il, avant de hausser les épaules.

Estelle se croisa les bras et fronça des sourcils.

— Dis donc, vous ne connaissez pas la pudeur chez vous, soupira-t-elle.

Il gloussa alors qu’elle le boudait, mais changea rapidement d’expression, lorsqu’il lui fit un câlin et lui donna un baiser sur le front.

— Arrête, exprima celui-ci. Je vais être obligé de t’adopter, tellement tu es toute mignonne. J’envie le mec qui tombera amoureux de tes jolis yeux.

Estelle rougit timidement. Elle n’était pas habituée à tant d’affection de la part de quelqu’un. Les jumeaux Sanders étaient d’étranges personnes, quoiqu'intrigants. Elle blâmait l’alcool, puisque le frère et la sœur en avaient bu un peu, au cours de la soirée. Scottie serait beaucoup plus timide que ça, normalement.

— Toi, c’est la dernière fois que tu bois de la bière en ma présence, critiqua Estelle. Tu es pire que mes parents quand leur libido est élevée…

Elle s’esclaffa alors qu’il serrait son amie dans ses bras. Puis, il sanglota, à la grande surprise de cette dernière.

— Mais voyons… Qu’est-ce que j’ai dit de mal ? couina Estelle.

— Pourquoi ne suis-je pas hétéro… brailla-t-il. Papa n’a pas besoin de deux enfants gays… J’suis certain qu’il va m’en vouloir quand il va apprendre que je ne veux pas de femme dans ma vie… Il n’aura pas de petits-enfants avec moi.

Estelle constata qu’il était ivre, en fait. Scottie avait trop bu. Ce qui expliquait pourquoi il parlait si ouvertement de ses problèmes et agissait bizarrement avec sa nouvelle amie. Il la lâcha et se laissa glisser contre le comptoir, pour tomber sur le plancher. Il lâcha un long soupire et observa le mur en face de lui. Il était dans un piteux état.

— Allons, Scottie… fit Estelle. Rien ne t’interdit d’avoir un bébé, même si tu es gay… Tu peux très bien te trouver une mère porteuse, quand tu te sentiras prêt… Mes parents m’en ont parlé, tu sais ? Ils souhaiteraient m’offrir un petit frère ou une petite sœur. Et puis… t’as toujours l’adoption comme option…

Elle s’installa à côté de lui et lui mit une main amicale sur l’épaule.

— Je… je vois… couina Scottie. J’y avais pensé, en effet… Mais je suis trop jeune pour ça. Et… Et…

Il renifla de plus belle. Estelle se leva et partit chercher du papier mouchoir. Elle avait vu une boîte sur le comptoir, un peu plus tôt. Elle poussa même la corbeille jusqu’à eux. Elle se réinstalla ensuite à côté de son ami.

— Tu as toute la vie devant toi, lui assura Estelle. Tu as quand même dix-neuf ans. Ce n’est pas vieux, hein ? Tu peux encore aller aux études et laisser les brigades de côté, si tu en as envie… Tu pourras même rencontrer un mec qui tombera follement amoureux de toi et vous fonderez une famille…

Elle essayait de lui donner des idées positives et se dandinait un peu en plus d’avoir une expression rigolote. Cela provoqua un fou rire de la part de Scottie qui éclata de rire, avant de se moucher.

— Honnêtement, je trouve que les personnalités de tes parents déteignent sur toi, mentionna-t-il. Tu es aussi joviale que Gabriel, en ce moment. Et Flint aime beaucoup réfléchir à tout plein de chose… Il a une grande imagination. On l’a remarqué, ma sœur et moi. Ils sortent de l’ordinaire…

— Ouais… Ils font beaucoup parler d’eux, à la capitale.

— Et pas qu’à Baldt. Toute la république les connaît à présent. À notre dernière mission à Kritz, ma sœur et moi, on a discuté avec les aubergistes et il semblerait que l’une de leurs chambres ait été renommée en leur honneur. Je n’ose pas imaginer pourquoi… Ma sœur prétend que c’est parce qu’ils auraient couché dedans… Mais bon, ils sont un peu des idoles, désormais.

— Beaucoup de nos brigadiers sont vénérés de cette façon… C’est assez étrange comme sensation. J’espère, un jour, d’être à la hauteur de mes parents.

— Moi aussi…

Ils discutèrent ensuite des exploits de leurs familles et finirent par s’endormir, blottis l’un contre l’autre. Scottie ne pleurait plus, il souriait dans son sommeil.

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