L'ondine
Cher Samuel,
Je me souviens.
C’était une nuit de novembre, sèche et glaciale, noire entre toutes, où le sommeil m’avait emporté avec plus de force que d’ordinaire. Les songes qui vous assaillent en de pareils moments ont ceci de particulier qu’ils vous changent pour le restant de vos jours et laissent sur votre âme la morsure d'un inaltérable stigmate.
Après une dure journée de labeur, mon corps reposait sur mon lit, dans ma demeure de Chichester. Mon esprit, pourtant, errait tel un fantôme sur les plages du Littlehampton de notre enfance, là où mère nous amenait jouer, toi, Thomas et moi, des heures durant. C’était étrange : si je pouvais voir mes bras, mes jambes et mon torse, mon enveloppe semblait perdre de sa substance alors que je me chargeais de cet air marin dont je n’ai jamais pu oublier l’odeur d’algues et de sel, ce parfum de Sussex que tu connais bien.
Lémure perdu dans l’obscurité, je m’avançais jusqu’à la rive et l’eau m'engloutissait peu à peu. Là, comme la Manche baignait mes épaules transparentes, une voix féminine surgit des vagues. D’abord lointaine puis de plus en plus claire à mesure que les flots dévoraient mon visage, je pouvais l’entendre m’appeler par mon nom.
« Oliver, Oliver, me disait-elle. Rejoins-moi. »
Ainsi je marchais vers elle, et sous mes pas le sable disparaissait. Bientôt, je filais dans l'eau tel un poisson. Je ne me noyais pas, j'étais seulement devenu une cellule traversant le sang du monde. Dieu, Samuel, que c'était bon !
Pendant combien de temps errais-je alors à la recherche de ma sirène ? Je ne saurais te le dire avec exactitude, mon frère, mais tu sais comme moi que les rêves se jouent du temps et de l'espace, qu'ils se moquent de nos repères terrestres, car ils ne sont pour eux que des fables. Toujours est-il qu'elle apparut enfin devant moi, cette vénusiaque tentatrice, et qu'il me suffit d'une seconde à peine pour l'Aimer.
J'ai toujours profité, tu ne me contrediras pas, d'un succès certain auprès du beau sexe. Mon physique, mon argent, ma position sociale ont su m'ouvrir les chemins qui mènent aux nuques et aux cuisses des femmes. Pourtant, jamais je n'avais pu approcher si belle créature ! Chevelure d'argent, peau de cuivre et poitrine merveilleuse...
« Viens, Oliver. Je t'ai tant attendu. »
Elle nageait jusqu'à moi et m'embrassait à pleine bouche. Ses baisers me faisaient l'effet de tisons, rouges encore, sur ma langue de spectre. Et là, Samuel, tandis qu'elle me tirait vers les abysses, ses mains infatigables caressaient mes joues et mon menton, ses doigts s'enfonçaient dans mes boucles brunes. En réponse, je lui dévorais le cou puis attrapais ses seins avant d'en sucer les mamelons. Comme nous ne nous contrôlions plus, elle m'empoignait et me dirigeait au creux de son bas-ventre pour que je la possède. J'étais Neptune et elle Salacie. Le lendemain, dans la sphère du réel, mes draps porteraient la marque de notre union.
Son amour m'avait rendu mon enveloppe de chair. Et tellement plus ! J'étais moi et j'étais elle. Nous nous conquérions, nous envahissant l'un l'autre dans une danse aquatique et sans fin, délicieuse, sublime, terrible.
Ensuite, Samuel, le bleu sombre de la mer virait au noir le plus total. Puis les ombres des profondeurs se transformaient en minuscules lumières vertes et bleues, pareilles à des feux follets échappés des tombes. La fin d'un doux rêve, le début d'un cauchemar exquis. Sous le nimbe de cette aurore sous-marine, m'apparaissait une multitude de masses sombres et tentaculaires, aussi gigantesques que torturées, fruits du délire des esprits les plus dérangés de la Terre. J'ai presque honte de te l'avouer, mais je pleurais de les voir si sublimes.
De ses jambes parfaites, mon ondine – revenons à elle ! – resserrait son étreinte autour de mes hanches vaincues. Après quoi elle muait : une queue d'anguille remplaçait toute la part inférieure de son être, sa peau charriait des écailles grises, des branchies poussaient sur son cou... Ses doigts, eux, se transformaient en griffes. Elle n'en restait pas moins belle.
Nous tombions. Les titans, autour de nous, entamaient dans la quasi-obscurité une litanie sourde et grondante. Il ne pouvait exister musique plus parfaite que le chant de ces antiques rois-pieuvres. Alors que je t'écris cette lettre, elle ne quitte plus mes tympans.
La force de mon amante réduisait en pulpe mes os et mes entrailles. Sous mon épiderme grouillaient des cohortes de larves phosphorescentes qui dévoraient, dans un nuage sanglant, muscles, tendons, cartilages et tous les tissus de mon corps indigne. Je devenais le festin de la fosse, je me dissolvais littéralement dans le royaume liquide de ces indicibles seigneurs des grands fonds. La mort.
Puis le réveil. Décevant. Cruel.
Je veux que tu saches, petit Sam, qu'à l'heure où tu liras ces lignes, j'aurai déjà pris le large. Je ferai route vers la France, même si je ne compte pas y poser le pied. À mi-chemin, je stopperai l'embarcation puis plongerai dans l'eau. Que me faudra-t-il faire avant de la retrouver, mon âme-sœur, ma compagne rêvée ? Mon frère, sans doute te dis-tu que je suis fou et qu'il ne s'agissait que d'un fantasme, mais je puis t'assurer qu'il y avait là bien plus. Je veux retourner dans l'abîme et m'y perdre à nouveau, m'y noyer et y pourrir dans l'extase et l'amour.
Ne tâche pas de me suivre, cela serait inutile, j'ai bien trop d'avance sur toi.
Mais si un jour tu veux me rejoindre, formules-en le souhait : mon ondine et moi, nous viendrons te voir en songe. Là, tu comprendras.
Adieu. Je t'aime.
Ton frère dévoué, Oliver.
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