2- Elisa
Au téléphone, Rosalie avait nié toute connaissance du Post-it. Je décidai donc de profiter de ma pause déjeuner pour tenter ma chance auprès du facteur. Le timing était serré entre son heure de passage devant ma boîte aux lettres et la fin de ma matinée à la bibliothèque. J’effectuais chaque jour le kilomètre qui séparait mon domicile de mon lieu de travail, mais là, il allait falloir courir. Par conséquence, j’arrivai un peu - d’accord, complètement - essoufflée, après avoir slalomé entre les passants. Et si j’avais un tant soit peu anticipé, j’aurais pu prendre mon vélo. Je parvins néanmoins à l’intercepter de justesse.
« Esèe ou… (souffle, souffle)… i e …(souffle, souffle)..met le … (souffle, souffle) …an a boîte, ânonnai-je toute rouge et pliée en deux à cause du point de côté.
- Non, il n’y a pas de courrier pour vous aujourd’hui, répondit le facteur en arquant un sourcil.
- On, on ! Eèè vou… i é mi… eu pos i…
- Euh… Désolé, mais je ne comprends rien à ce que vous me dites, m’interrompit-il en reprenant sa tournée. »
Je le suivis sur plusieurs mètres comme un petit chien haletant.
« Bon qu’est-ce que vous me voulez à la fin ? s’insurgea-t-il, gêné par ma présence.
- Je voulais savoir… si c’était vous qui aviez… déposé un Post-it rose… hier… dans ma boîte aux lettres ? » pus-je enfin expliquer après avoir repris une respiration un peu plus normale.
Vu l’écarquillement de ses yeux et sa moue réprobatrice, j’eus ma réponse avant de l’entendre. Affable, je m’excusai de l’avoir dérangé et lui souhaitai une bonne fin de journée.
Comme je croisai ma propriétaire sur le retour, je lui posai également la question, ainsi qu’à mes voisins d’en face un peu plus tard. Personne dans le quartier n’avait connaissance de ce fameux Post-it ni de son mystérieux auteur.
En fin d’après-midi, ma journée de travail terminée, je m’arrêtai à la papeterie pour me procurer un carnet. J’en achetai un petit avec des pois rouges qui tiendrait dans mon sac à main et me permettrait de consigner mes avancées dans mon enquête et ma nouvelle ambition. Puis je passai voir Julianne au salon de thé.
Julianne était ma meilleure amie depuis le lycée. La seule qui soit restée ici, comme moi, sauf qu’elle, elle l’avait vraiment choisi. Son projet avait toujours été clair. Sans surprise, elle était revenue en ville après ses études de pâtisserie, avait racheté le petit salon de thé vieillot de notre enfance et en avait fait un lieu à la fois gourmand, cosy et éclectique. On pouvait y déguster toutes sortes de cafés, de délices et de boissons sucrées, affalé dans des sièges moelleux, mais disparates. Elle ouvrait parfois son espace à des artistes ou organisait quelques soirées thématiques. Il y avait même des étagères avec des livres et des jeux de société à disposition. Bref, un lieu où se ressourcer, se rencontrer, pour un large éventail d’habitués et de curieux de tous âges.
« Salut Jul !
- Hey Lili, ma belle, comment vas-tu ? m’accueillit-elle avec un large sourire derrière son comptoir, tout en poussant aussitôt une énorme part de tarte devant moi. Tu veux goûter ma dernière création ? J’essaye de marier la version amandine avec celle poire-chocolat. »
Je ne tentais même pas de refuser, j’adorais les tartes !
« Alors voyons voir ce que ça donne, dis-je en enfournant la première bouchée. La garniture est fondante, le chocolat corsé et les poires bien juteuses. Un délice ! Un peu trop sucré à mon goût.
- Comme d’hab’, répondit-elle amusée. Donc c’est bon, validé ! Je la mets à la carte demain.
- Jul ! l’interpellai-je avant qu’elle ne disparaisse comme le tourbillon qu’elle était. Dis, tu accepterais de me prêter… de me prêter ta voiture », hésitai-je un instant, l’air faussement concentré sur la part de tarte qui diminuait à vue d’œil.
Julianne stoppa net dans son élan. Le plateau qu’elle portait faillit même lui échapper des mains.
« Ma voiture ? réussit-elle à demander après quelques secondes, comme si elle avait mal entendu ou que je me fusse trompée. Tu veux emprunter ma voiture ?
- Oui, bredouillai-je encore peu sûre de mon choix.
- Alors ça ! Si je m’attendais…. Tu veux que je te conduise quelque part ?
- Non, non, juste te l’emprunter… pour quelques jours… de temps en temps…si tu n’en as pas besoin, bien sûr !
- Mais où dois-tu aller ?
- Nulle part.
- Je ne comprends pas, tu as besoin de ma voiture pour faire quoi si tu ne vas nulle part ?
- C’est pour… m’entraîner », répondis-je d’une petite voix en ramassant avec mon doigt les dernières miettes qui restaient dans l’assiette.
J’eus l’impression d’être passée aux rayons X par son regard perçant. Continuant de me scruter, Julianne finit par acquiescer. Pourtant la lueur dans ses yeux et son sourire en coin me dirent que je n’en avais pas terminé avec ses questions.
« C’est d’accord ma belle, je n’en ai pas besoin cette semaine de ma Titine, mais va falloir me raconter ce que tu comptes faire et ce qui t’a fait changer d’avis pour remettre tes fesses dans une voiture. »
Et c’est ainsi que débuta l’opération « escargot ». J’eus beau expliquer à Julianne qu’il s’agissait de faire éclore un bourgeon, elle restait bloquée sur l’expression « sortir de sa coquille ». Cela dit, la vélocité dudit gastéropode semblait plus proche de ma réalité. J’étais dorénavant pour quelques jours la propriétaire d’une Twingo verte antédiluvienne qui m’attendait sagement sur le parking de la place de la mairie. Et je m’en approchais avec lenteur, mais sans baver, bien que je sois très stressée.
Je m’installai et mis les clés dans le contact. Je ne pus faire plus tant mes mains tremblaient. Je me concentrai alors sur ma respiration comme je l’avais appris : prendre conscience de l’air qui entre et sort par les narines, relâcher les épaules, allonger l’expiration. Mais plus j’essayais de me contrôler plus je sentais les signes de la crise de panique arriver. Et puis je perçus comme un effondrement : les digues d’un barrage qui sautent sous la pression de l’eau. Je me laissai envahir, noyer, ballotter par le flot des émotions qui me submergeait, par les flashs d’images et de souvenirs qui remontaient à la surface. Pour la première fois, j’arrêtai de résister. J’acceptai.
Je laissai s’exprimer la stupeur et l’effroi à l’appel de Rosalie, dix ans plus tôt, qui m’annonçait l’accident de la route de nos parents. Le détachement avec lequel j’avais pris moi-même la voiture pour les retrouver. La colère d’être si loin pour mes études, d’avoir tout ce trajet pour les rejoindre. La peur quand j’avais raté ce virage et embouti mon véhicule contre un sapin. Le soulagement de courte durée d’être indemne, puis la colère encore, la culpabilité, l’injustice, le désespoir. Je n’étais pas arrivée à temps. Mes parents m’avaient quittée pour toujours et je n’avais pas pu leur faire mes adieux... J’avais terminé mon dernier mois d’études comme dans un brouillard, avec des angoisses permanentes. Pour finir, je m’étais retranchée dans ma ville natale, là où je pouvais rester proche de mes souvenirs, dans les repères de mon enfance, un univers rassurant et contrôlable. Ils n’auraient jamais voulu cela pour moi. Ils avaient toujours souhaité mon épanouissement, que je puisse réaliser rêves et projets, mais je n’arrivais pas à me comporter d’une autre façon, à dépasser ma douleur.
Deux heures de cris, d’injures, de coups dans le volant, de tremblements et de pleurs plus tard, j’étais toujours garée place de la mairie dans l’habitacle de la Twingo. J’étais pourtant partie si loin : un voyage dans ma méoire, dans mon cœur et dans mon corps. J’en ressortis épuisée, vidée de toute énergie. Je rentrai à petits pas chez moi, le visage encore larmoyant, étonnée que personne ne fût intervenu ou n’eût toqué à la portière. J’avais dû passer pour une folle. Certes cela n’aurait pas été la première fois et j’espérais ne pas avoir été reconnue. J’avais pris la précaution de mettre mes lunettes de soleil et un foulard multicolore sur la tête, oublié par Julianne sur la banquette arrière. Avec un peu de chance, on m’avait peut-être confondu avec elle !
Bien que le facteur n’eût rien déposé à midi, je jetai à tout hasard un coup d’œil dans la boîte aux lettres par curiosité. Un nouveau Post-it bleu roi m’attendait avec la même écriture de maîtresse d’école : Exprimer ses émotions, c’est comme enlever les nuages noirs devant le soleil pour laisser pousser les fleurs. Cette étrange concordance se révélait encourageante après ce que je venais de traverser. Cette fois-ci pas besoin de chercher l’auteur de cette citation, mon mystérieux expéditeur l’avait mentionné : Tanya Sénécal.
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