16 - Simone
Cette surprenante rencontre m’avait redonné un peu de baume au cœur. Le lendemain, je décidai donc de me reprendre un peu en main. Le matin, je m’attelai au désherbage de mon jardin que j’avais beaucoup trop délaissé. Puis en tout début d’après-midi, comme il ne faisait pas trop chaud, j’en profitai pour marcher au hasard de mes pas pour redécouvrir la ville et faire un peu d’introspection. La marche m’avait toujours apporté ce bénéfice.
Le quartier résidentiel que je traversais à présent était désert, la plupart des gens étant soit au travail, à l’école ou à la sieste à cette heure-ci. Je fus donc surprise de découvrir deux jeunes garçons dans la rue. Des jumeaux apparemment. L’un sur le trottoir de gauche, en fauteuil roulant, guettant l’arrivée probable d’une voiture, l’autre, sur le trottoir d’en face, récupérant un ballon. « C’est bon maintenant, revenez ! » cria un troisième (un triplé ?) que je n’avais pas remarqué, resté dans le jardin du pavillon devant lequel ils jouaient. Jumeau n°2 envoya alors sa balle au n°1 et traversa pour le rejoindre.
Trouvant étrange qu’ils ne soient pas à l’école et au milieu de la route avec leur ballon sans surveillance, surtout que l’un d’eux était déjà plâtré, je m’approchai et les interpellai :
« Bonjour jeunes gens.
- Bonjour, répondirent-ils en chœur.
- Et bien, je suis surprise de vous voir ici. Vous n’allez pas à l’école ?
- Si, si. Mais pas aujourd’hui. Papa il préférait qu’on reste dormir ce matin, expliqua celui en fauteuil.
- Vous savez qu’il est dangereux de jouer au ballon dans la rue. Vos parents ne vous l’ont pas dit ?
Ils se regardèrent tous les trois, gênés. Jumeau n°2 prit la parole :
- On sait qu’on n’a pas le droit. Mais le jardin, il est trop petit et Sylvestre, il sait pas viser et Bastien, il est nul comme gardien avec son fauteuil, il arrête rien. Alors le ballon, forcément, il finit souvent dans la rue. Mais on fait attention, m’dame.
- Bon et vos parents, où sont-ils ? questionnai-je en essayant de ne pas trop laisser paraître l’énervement qui montait face à cette défection parentale.
- Ben c’est la semaine à papa. Et il dort sur le canapé, alors on est sorti pour pas le déranger, m’informa jumeau n°1 en désignant la porte d’entrée ouverte.
Pourquoi ne pas avoir mis ses enfants à l’école s’il avait envie d’être tranquille pour faire sa sieste. Face à ce laxisme, je sentis la colère monter encore d’un cran.
- Je peux entrer ? J’aimerais dire deux mots à votre père.
Ils hochèrent la tête, penauds.
En passant le portillon, je jetai un œil à la boîte aux lettres : Arnaud DUVAL et fils.
- Alors comment vous appelez-vous ? demandai-je espérant leur faire comprendre que j’étais fâchée contre leur père et non contre eux.
Chacun se nomma : Bastien, Valentin et Sylvestre.
- Et toi ? m’interrogea Bastien.
- Je m’appelle Simone. Mais mes petits-enfants m’appellent Nanie.
Je frappai plusieurs coups à la porte d’entrée ouverte en appelant d’une voix forte « Mr Duval ? » Face à l’absence de réponse, j’entrai prudemment dans la maison, les garçons sur les talons. Valentin m’indiqua le salon du doigt.
« Mr Duval ? répétai-je avec le plus d’assurance possible.
- Ouais, éructa une voix depuis le canapé. Et une tête blonde émergea péniblement d’un plaid.
- Mr Duval, est-ce bien raisonnable que vos enfants jouent au foot-fauteuil au milieu de la rue ? attaquai-je d’emblée pour tester sa réaction.
- Au quoi ?
Manifestement, il ne comprenait pas et peinait à rassembler ses idées.
- Au foot-fauteuil, articulai-je.
- Hmmmm, » soupira-t-il en se dépliant du canapé.
Mr Duval était un géant. Mais, un géant qui n’avait pas l’air en forme. Il vacillait légèrement pour maintenir sa position debout. Je sentis mon instinct d’infirmière remonter au galop. Je mis mes lunettes et fis rapidement le tour de la situation. A première vue dans la pièce rien ne suspectait la prise d’alcool ou de drogues. J’humai l’air ambiant et ne détectai qu’une odeur âcre. Comme une odeur tenace qu’on avait essayé de nettoyer mais qui persistait. Vomissement ?
Le géant avait l’air hagard et tout flagada. Il semblait également avoir beaucoup transpiré comme après un cauchemar ou une grosse fièvre. Ses cheveux en bataille et sa barbe de plusieurs jours accentuaient son côté laisser-aller, complètement dépassé. Il avait besoin d’une bonne douche pour commencer. Ayant compris qu’il était le seul adulte et ne souhaitant pas retrouver les enfants à nouveau sur la route, je lui promis de m’occuper d’eux pendant qu’il se lavait.
« Et bien que s’est-il passé ici ? » demandai-je aux garçons, une fois leur père parti dans la salle de bain. Ils me racontèrent leur gastroentérite familiale avec force détails dégoûtants, espérant me voir blêmir ou bien s’en délectant (on ne sait jamais trop à cet âge), mais j’en avais vu bien d’autres et je ne fis que sourire à leurs remarques, en en rajoutant moi-même un peu pour leur plus grand enthousiasme. Tout en discutant, je m’étais dirigée dans la cuisine. Il y avait à faire : je débarrassai la table laissée à l’abandon et rangeai un peu. Au fur et à mesure, je révisai mon jugement hâtif sur Mr Duval. Je fus contente de trouver les restes de riz et de bananes, les cuvettes et les serpillères sorties. Il avait semble-t-il fait du mieux possible vu la situation. Je fouillai dans les placards et le frigo pour dénicher de quoi faire un bouillon et une tisane. Je ne trouvais pas de camomille comme je l’espérais, mais dégotais une antique boîte de sachets de tisane digestive, cela ferait l’affaire. Je fis deux casseroles pour les infuser. Une pour les garçons, mélangée à du miel. Une autre où j’ajoutais des carottes et un mélange d’herbes et d’épices lyophilisés pour barbecue. Tant pis pour la fraicheur et l’efficacité des plantes, c’était mieux que rien.
J’installai les garçons au salon avec leur tisane et une montagne de livres et retournai à la cuisine continuer mon rangement. Mr Duval revint, je lui tirai une chaise et plaçai un bol fumant devant lui. Je m’installai ensuite juste en face et écoutai son histoire. L’honnêteté et la fragilité qu’il me laissa voir me touchèrent profondément. Moi qui me plaignait d’être inutile depuis quelques temps, je sus que là, à ce moment précis, je pouvais à nouveau apporter mon aide. Et je sentis un regain d’énergie me gagner.
Je l’envoyai se reposer sans qu’il se fasse prier et rejoignis les garçons au salon.
« Jeunes gens, je vais rester encore un peu avec vous. Votre papa a besoin de dormir et cette maison d’être débarrassée de tous ces vilains microbes. Alors je vous engage, soldats !
- C’est nuuul le ménage, commenta Valentin.
- Moi, je peux rien faire avec mon fauteuil, ajouta Bastien.
- Ttttt, c’est que vous n’avez jamais fait équipe avec moi, motivai-je mes troupes. J’ai besoin d’un éclaireur qui parte en mission trouver les objets que je lui demande dans la maison. Et j’ai aussi des armes’ anti-crobes’ pour chacun. Venez, le QG est dans la cuisine.
Intrigués, ils me suivirent. Avec les moyens du bord, je préparai un seau de nettoyant multi-usages auquel je rajoutai du vinaigre blanc. A la guerre comme à la guerre. Les garçons s’équipèrent de gants trop grands et de bouteilles de spray où j’avais mis le mélange. Pendant plus d’une heure, nous n’avons pas chômé : aération, lavage des draps et vêtements que j’avais trouvés, désinfection de toutes les pièces, les garçons se faisant une joie de chasser ‘le crobe’. Nous nous installâmes ensuite dans la cuisine pour finir de trier leurs Lego. Puis ils firent leur construction pendant que je préparais quelques plats d’avance : purée de carottes, risotto avec le bouillon, compote de pommes. L’après-midi se termina tranquillement. Les garçons étaient de bonne compagnie et me firent rire par leurs remarques surprenantes, comme peuvent en faire les enfants. Cela me rappelait tant de souvenirs passés avec mon fils et ma fille ou avec mes petits-enfants. J’eus soudain conscience de l’heure et de Paul qui allait encore se demander où j’étais passée. Deux fois de suite ! Alors que je ne quittais plus mon fauteuil et traînassais à la maison depuis plusieurs mois !
Après avoir emprunté leur téléphone pour prévenir mon mari, j’avertis les garçons qu’il était temps pour moi de partir.
Je leur serrai solennellement la main à chacun pour leur dire au revoir et les remercier pour ce bon après-midi imprévu passé ensemble. Sylvestre se jeta dans mes bras.
« Tu reviendras nous voir Nanie ? demanda-t-il.
- Je ne sais pas mon grand. Peut-être que nous aurons l’occasion de nous croiser en ville un de ces jours ? Allez réveiller votre papa maintenant. Doucement ! » ajoutai-je en les voyant partir précipitamment vers la chambre.
Et je sortis de la maison, fatiguée, mais plus vivante qu’à mon arrivée ; la tête de nouveau pleine d’idées. En l’espace de vingt-quatre heures mon horizon s’était considérablement élargi.
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