21 - Wlad
Sa dernière réplique nous plongea tous deux dans nos pensées. Cependant le silence ambiant sembla partagé sereinement. Seule la respiration de Poub’s, qui s’était endormi, était audible. J’observais le paysage défiler un moment. Arriva une forêt de conifères un peu sombre bordant la route sinueuse sur plusieurs kilomètres. A ma gauche, ma conductrice commença à montrer des signes d’inquiétude grandissants. Rongement d’ongles, respiration plus rapide, tremblements des mains.
« Hey ! ça va ? l’interpellai-je. Hey ! Frangipane !
Elle tourna la tête dans ma direction durant un quart de seconde. Les yeux hagards, comme si elle me découvrait à ses côtés. Elle paraissait carrément ailleurs.
- Ça va ? répétai-je doucement pour ne pas la brusquer.
- Oui, oui, répondit-elle se mentant à elle-même.
- On peut faire une pause ou je peux prendre le volant si vous voulez, proposai-je.
Pas de réponse. Ses yeux se bordèrent de larmes.
- Promis, je ne vous assassinerai pas à coups de Tupperware et ne cacherai pas votre corps au pied d’un sapin pour voler votre voiture de fonction, essayai-je pour la dérider.
Cette idée lui arracha tout de même un sourire sur son visage au bord de la crise.
- Je dois le faire. Moi, affirma-t-elle réprimant un sanglot.
- OK, alors on va le faire ensemble. Enfin… vous, mais je suis là si besoin. D’accord ?
Je ne réalisais pas vraiment ce à quoi je venais de m’engager car je ne comprenais pas grand-chose à cette situation et à ce qui avait pu susciter une telle réaction de sa part. Pas même certain qu’elle m’ait entendu.
Elle continua de conduire encore quelques minutes. Les larmes coulant silencieusement le long de ses joues. Les mains crispées sur le volant. Les yeux braqués sur l’horizon. Et moi, à ses côtés la soutenant du regard.
Elle coupa soudainement la route et arrêta le véhicule dans un virage sur le bas-côté. Elle sortit précipitamment de l’habitacle et courut quelques mètres plus loin, s’enfonçant dans la forêt.
Je récupérai les clés laissées sur le contact et libérai Poub’s réveillé par cet arrêt forcé. Il partit se dégourdir joyeusement, slalomant entre les arbres, alors que je me dirigeai vers la jeune femme. Elle criait sa rage et son injustice, invectivant la forêt, la prenant pour témoin. Puis sa colère passée, elle éclata en sanglots. Je m’approchai doucement, m’immobilisant à quelques pas seulement. Merde, je ne savais pas quoi faire. La prendre dans mes bras ? Lui toucher l’épaule ? Lui donner la main ? Tout me paraissait déplacé. Alors j’attendis. Ses pleurs finirent par se tarir. Elle me tournait toujours le dos quand elle me raconta d’une petite voix : son accident ici-même, la mort de ses parents, ses peurs qui la retenaient depuis plusieurs années. Au fur et à mesure de son discours, je vins me placer à sa droite. Et je sus : je n’avais rien à dire, juste à écouter. Accueillir son histoire et ses émotions. J’avais terriblement envie de la toucher mais je me retins.
Poub’s mit fin à notre recueillement, venant se frotter à nos jambes, humant l’air. Nous retournâmes à la voiture silencieusement.
« J’ai les clés. Tu veux que je conduise ?
- Non c’est bon. Ça va mieux. Vraiment. Et puis j’aimerais finir ce… pèlerinage. Par contre, tu peux m’attendre encore un peu, ajouta-t-elle en farfouillant dans son sac. Je dois… faut que j’aille ... enfin tu vois…faire pipi. »
Et elle s’échappa à nouveau, un paquet de mouchoirs à la main.
Je me passai plusieurs fois la main dans les cheveux. Pffff ! Très terre à terre comme retour à la réalité. Un vrai ascenseur émotionnel cette fille, loin de mes préoccupations habituelles. Je m’accroupis pour caresser Poub’s. C’était marrant comme nous étions passés implicitement au tutoiement après ces événements.
Nous reprîmes la route. Pour briser le silence un peu pesant, je me surpris à lui parler de moi. Elle avait partagé si sincèrement durant ce voyage et m’avait fait confiance sur tellement d’aspects ; je trouvai logique de lui rendre un peu la pareille... dans la mesure de mes moyens. J’évoquai donc succinctement Babcia et mon chantier actuel.
Succession de voies rapides, d’embranchements. Circulation plus dense. Nombreux bâtiments grisâtres. Plus de doute, notre destination se rapprochait. Je laissai ma conductrice se concentrer, l’aidant ponctuellement à se diriger, ses souvenirs de la ville remontant à ses années étudiantes.
10h57. Elle stationna dans un parking payant proche de la Part-Dieu. Nos chemins se séparaient ici. Chacun ramassa ses affaires un peu confusément. Poub’s se colla à mes talons.
« Bon. Je dois me dépêcher. Ils m’attendent pour onze heures à la médiathèque, me dit-elle en fermant la voiture.
J’hochai la tête tout en la fixant. Elle se dandinait d’un pied sur l’autre. Embarrassant ces adieux.
- Ça ira pour faire ton trajet de retour ? finis-je par lui demander sincèrement préoccupé.
- Oui, oui, je pense. Je viens de passer le plus dur… normalement… j’espère…
- D’accord.
- Et bien. Bon week-end et bonne visite à ta grand-mère, conclut-elle précipitamment.
Elle tourna les talons et fis quelques mètres. Elle se retourna une dernière fois et me lança un sourire lumineux et un immense « Merci pour tout ». Je lui répondis à mon tour un « Merci à toi » qui se perdit dans le brouhaha urbain. Elle était déjà repartie d’un pas rapide me laissant assez confus sur le parking. J’avais l’impression d’être passé sous un rouleau compresseur. Cette fille au comportement étrange et aux émotions à fleur de peau venait d’ébranler mon mur de croyances forgées au fil de presque trente années. Mes parents m’avaient abandonné à la naissance, fruit d’une union éphémère et vite consommée. Enfant, mon physique de gringalet et mon côté solitaire m’avait toujours fait montré du doigt ou exclu des groupes durant ma scolarité. Seule Babcia m’avait accueilli comme j’étais, m’élevant en parlant constamment de cette Pologne qui lui était chère et lui manquait, pays où je n’avais jamais mis les pieds. J’avais grandi en ne me sentant nulle part à ma place. En un trajet et trois heures de temps, Lili Frangipane m’avait entièrement accordé confiance et sincérité.
Lili Frangipane. Je ne connaissais même pas son vrai prénom. Je ne lui avais pas demandé pourquoi elle s’était arrêtée pour me prendre en stop ni quand avait lieu son retour, j’aurai peut-être pu rentrer avec elle.
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