24 - Elisa
Une barbe naissante et deux yeux gris sous une capuche dégoulinante apparurent dans l’encadrement de la portière.
« Alors, vous montez ? le pressai-je voyant la pluie entrer dans l’habitacle.
- Je veux bien, mais j’ai mon chien », répondit l’auto-stoppeur en désignant un gros berger allemand venu se présenter à ses côtés.
Mince, un chien. Je ne raffolais pas franchement des animaux. Je n’en avais pas peur-peur, mais je m’en méfiais fortement, surtout de cet acabit. Et puis où le mettre dans cette voiture de fonction, avais-je seulement le droit …
J’entendis le gars commencer à se désister. Ah non, non ! Plutôt un chien que de me retrouver seule. Julianne aurait dit que c’était forcément un signe du destin, un tel panneau sur ma route. L’auto-stoppeur accepta ma proposition de mettre son animal dans le coffre et s’installa sur le siège passager. Je repris ma conduite sans attendre.
En tout cas, à défaut de savoir qui étaient mes nouveaux compagnons de voyage, ils avaient l’avantage de me distraire de mes idées noires antérieures. A chaque coup d’œil dans le rétroviseur, je voyais le chien, langue pendante et regard doux. Il finit par s’asseoir et tourner sa tête vers le pare-brise arrière. A mes côtés, mon voisin avait retiré son sweat détrempé. Pas du tout le genre d’homme que je côtoyais habituellement, c’est-à-dire de ceux qui venaient à la bibliothèque ou au salon de thé. Il avait le teint et le physique des gars qui passent leur journée dehors. Un côté très globe-trotteur, je l’aurais bien vu avec une guitare en plus de son chien et de son sac à dos. Ses cheveux bruns arboraient une sorte de crête un peu large et tombante sur sa nuque. Son visage à la fois dur, mais assez franc, était dégoulinant de pluie. Je n’avais pas mieux que des mouchoirs à lui proposer pour se sécher. En bon routard, il avait ce qu’il fallait avec lui.
Alors que je l’observais furtivement se contorsionner vers la banquette arrière, mes yeux aperçurent les Post-it collés sur le tableau de bord. Miiiinnce, j’avais oublié de les enlever. Me penchant brusquement, la voiture fit un écart, me faisant pousser un cri d’effroi et tomber mes grigris à ses pieds. Super, j’allais encore passer pour une quiche ! Ou plutôt une tarte dans mon cas. Mon covoitureur se montra prévenant et distant me rendant mon bien sans commentaire.
Un long silence s’installa. Même la pluie s’était tue. La présence de mon voisin, envahissant tout l’habitacle, me mettait mal à l’aise. Visiblement, ce n’était pas lui qui allait lancer la conversation. Je finis par briser le silence du mieux que je pus. Mon auto-stoppeur n’était pas bavard et fit vraiment peu d’efforts pour entretenir la discussion. Apparemment, il ne souhaitait rien révéler à son sujet. Et s’il avait quelque chose à cacher ? Mes doutes réapparurent et mon imagination s’emballa : et si c’était un criminel en fuite ? Et s’il avait de mauvaises intentions ? Bien joué Elisa, c’était bien le moment de s’en préoccuper. Etant déjà phobique, je n’avais pas envie de devenir paranoïaque en plus, le mieux était de lui poser directement la question. Au moins, je serais avisée.
Finalement ma question bizarre et à brûle-pourpoint lança la discussion. Ce garçon avait l’air sain d’esprit, bien plus que moi. Rassurée, je me détendis enfin et sentis mon ventre gargouiller. Il était plus que temps de me restaurer avant de friser l’hypoglycémie, entre ma nuit blanche et mes crises de paniques matinales. Et puis, partager un repas avait toujours adouci les mœurs.
Les douceurs de Julianne, la présence bienveillante de mon covoitureur, la respiration apaisante du chien endormi dans le coffre me rassérénèrent et me délièrent la langue. Je n’avais pas l’habitude de m’épancher autant, mais étrangement je me sentais en confiance avec cet inconnu, comme je pouvais l’être avec ma sœur ou mon amie. Et si mon voisin n’aimait apparemment pas parler, en tout cas, il avait l’air de savoir écouter. En définitive peu m’importait ce qu’il pensait, de toute façon je ne le reverrais pas et je me sentais d’humeur loquace.
Seule la sonnerie de mon téléphone annonçant la réception d’un message m’interrompait régulièrement. Au bout du énième SMS, ma patience prit fin et la curiosité le dessus. Qui pouvait bien m’appeler de la sorte ? Je commençai déjà à imaginer le pire concernant ma sœur. Vu le tact dont faisait preuve mon auto-stoppeur jusque-là, j’osai lui demander de consulter mon portable. Au fur et à mesure de la lecture des messages et du sourire grandissant de mon voisin, je pris conscience de bien trop lui en dévoiler sur moi. Frangipane ?! Non mais, c’est qu’il tombait plutôt juste avec mon goût prononcé pour les tartes. Et savait-il vraiment écrire cynorrhodon ?! Je commençais à le regarder d’un autre œil, enfin surtout à l’apprécier de plus en plus. Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas posé la question de savoir si je pouvais avoir de l’effet ou non sur un homme. Je fus d’ailleurs mortifiée qu’il ait pu envisager que Jul et moi soyons plus qu’amies. En tout cas, il avait l’air d’apprécier les jeux de mots débiles que je pouvais avoir avec elle et nous nous en donnâmes à notre tour à cœur joie. Il se défendait bien quand il osait enfin se lâcher.
Cette complicité passagère m’avait mis du baume au cœur et je réalisai alors la distance déjà parcourue. Focalisée sur mon compagnon de route tombé du ciel, j’en avais oublié mes peurs pendant une bonne partie du trajet. Mes souvenirs se ravivèrent à la vue des premiers sapins bordant la chaussée. L’anxiété s’empara alors de moi, montant en flèche comme un tsunami. L’espace-temps fusionna, passé et présent se mélangeant sans pouvoir dépêtrer l’un de l’autre. Je n’étais plus que le jouet de mes angoisses profondes, perdue dans ce maelström de pensées, de souvenirs, de sensations physiques oppressantes et erratiques.
« Frangipane »
Un mot dans ma tempête intérieure pour me recontacter à la réalité. Et cette voix. Sa voix. Je m’y accrochai pour ne pas me laisser emporter et revenir au présent. Mon voisin apparut comme un rocher dans ma tourmente. Il restait là à mes côtés, stable. Je pouvais le faire. Rester factuelle, concrète : se focaliser sur sa voix, sur le contact de mes mains sur le volant, sur la route.
Je reconnus le fameux virage où je m’étais plantée dix ans plus tôt. Je m’y stationnai brusquement et sortis m’enfoncer dans ces bois maudits. J’en avais marre, marre, maaaaarre d’avoir réduit ma vie à une peau de chagrin !! Je criai ma rage, mon sentiment d’injustice, d’impuissance, de culpabilité, d’abandon, de perte. Comme la dernière fois, la colère laissa place à une immense tristesse, un gouffre sans fond où je me laissai tomber. Plusieurs minutes ? heures ? plus tard je pris conscience de sa présence dans mon dos. Depuis combien de temps était-il là ? Dans quel état m’avait-il vu ? Tant pis ! Je n’avais plus rien à perdre, j’étais déjà au fond de l’abîme. Je me mis à raconter, tout, tout ce que je n’avais pas osé dire même à Rosalie et à Julianne. Il était tellement silencieux que je crus qu’il avait fui, mais non. Je le découvris à mes côtés, attentif et bienveillant. Son regard me libéra de la chape de plomb qui m’oppressait depuis tant d’années. Si lui, un inconnu, m’acceptait telle que j’étais, mes parents m’auraient forcément pardonnée eux-aussi. Ce type devait être une sorte d’ange-gardien venu sur terre pour me réconcilier avec moi-même.
Son chien interrompit mes pensées en venant flairer mon entrejambe. Toujours agréable. Ce qui me rappela des impératifs plus prosaïques. Je m’éclipsai donc pour aller au petit coin derrière un arbre. Au point où j’en étais, conserver ma dignité n’était plus à l’ordre du jour. J’en profitai néanmoins pour remettre un peu d’ordre dans mes cheveux et essuyer mon visage.
Nous reprîmes la route. J’avais insisté pour continuer de conduire. Je me sentais beaucoup mieux, même si vidée de toute énergie. Et le fait que mon auto-stoppeur continuait de me faire confiance sur cet aspect renforça mon estime. Je ferais ce trajet jusqu’au bout et en sortirais grandie pour une prochaine fois. Etrangement, ma grosse crise dans la forêt libéra la parole de mon voisin qui se mit à me tutoyer et à me délivrer des bribes de sa vie. Je me sentis rassurée et toujours digne d’intérêt malgré mes frasques.
Nous arrivâmes sur Lyon et notre périple prit fin sur un parking de la Part-Dieu, proche de chez son ami et de la médiathèque. Je me sentis assez fébrile à l’idée de se séparer, finalement j’aurais vraiment aimé prolonger ce voyage. Et je n’aurais jamais, mais jamais, imaginé penser cela un jour, encore moins ce matin même !
Onze heures. J’allais avoir quelques minutes de retard, il fallait y aller. Pourtant il m’en coûtait tellement de lui dire au-revoir.
Il me fixait intensément, le sac sur l’épaule et son chien à ses pieds, attendant que je prenne une décision. Je me sentis comme au bord d’un précipice : choisir de sauter ou rester sur la terre ferme ? … Je gardai les pieds sur terre et lui fit brièvement mes adieux, même si son inquiétude sincère concernant mon trajet retour faillit me faire changer d’avis. Il resterait l’auto-stoppeur inconnu, mon ange-gardien. Je conserverais néanmoins précieusement les souvenirs liés à sa rencontre. Il ne se douterait probablement jamais à quel point sa présence avait pu impacter ma vie à ce moment précis. « Merci pour tout ».
Le trajet retour se passa plutôt bien, assez flou, comme dans un brouillard. Le film de cette journée intéressante et instructive à la médiathèque tournait en boucle dans ma tête. Je revenais avec beaucoup d’idées pour l’aménagement de notre secteur jeunesse. Ponctuellement un détail sur la route me sautait aux yeux et me rappelait la présence de mon ange-gardien. Tout cela n’avait eu lieu que le matin même, pourtant j’eus l’impression qu’il s’était écoulé bien plus de temps.
Je m’arrêtai une fois encore au fameux virage. Cette halte fut beaucoup plus apaisée, bien qu’encore chargée d’émotions. Je pris un moment pour écrire à mes parents une sorte de lettre d’adieu que je lus à voix haute aux conifères, témoins des différentes étapes de mon deuil. Puis je déchirai le papier en petits morceaux et les regardai s’envoler au gré du vent. Je pus repartir plus légère et sereine, comme un nouveau départ.
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