XLIX

12 minutes de lecture

On s’est installés dans une des maisons maintenant vide, où les charognards et les bestioles étaient passés manger ce qui était comestible. Erk s’est installé sur son page de luxe, enroulé autour de Kris, toujours out. Il a eu du mal à s’endormir, à cause de l’inquiétude, mais dans notre boulot à la con, on apprend à s’endormir vite et partout, et il a fini par piquer un roupillon. Je pense aussi que le Soin fait à son frère, pour la petite blessure et le gaz, l’avait fatigué.

Le reste de la patrouille a choisi ses tours de garde et on a passé le reste de la nuit comme ça. J’ai décidé de finir la nuit à surveiller Durrani, qu’on avait foutu à part, histoire de pas voir sa sale gueule.

En réalité, il n’est pas laid. Il a même une certaine élégance, une certaine beauté masculine, avec des yeux sombres aux sourcils élégamment arqués, un nez fin, un visage presque patricien (un peu de sang macédonien, Alexandre le Grand ?) et des tempes grisonnantes qui ajoutaient à son charme. Mais c’est un salopard. Et même si ses crimes ne se voient pas sur son visage, il a, quand il nous regarde, nous et nos femmes soldats, une grimace de mépris très déplaisante. Et puis, c’est un salopard.


La nuit fut calme.

Au lever du soleil, après un très rapide petit déj, Baby Jane est montée sur le toit du plus haut bâtiment avec son Adlerauge, prête à accueillir les hommes de Duran Duran. On avait calculé qu’ils dormiraient jusqu’à 7h ou 8h du matin et on avait pris une marge de manœuvre, histoire de ne pas être surpris.

Nous autres, laissant un homme pour Durrani et les frangins dormir, on est allés installer les haut-parleurs, les poteaux stop, et tout ça. Et un tas de bois au bord de la rivière, avec un bidon d’essence à côté.

On était prêts, vers huit heures du matin quand, escortée par les motos, la Land est arrivée, avec Lin, la patrouille de Frisé au grand complet, JD et Yaka, l’Amiral, Doc et Alex et une demi-tonne de matériel médical et de bouffe. Bon, j’exagère un peu.

Il y avait aussi le malik de V1, Aryana, la femme du malik de V3, et de V2 était venue la mère des deux garçons assassinés par Karl parce qu’ils avaient violé les filles d’Aryana. Elle nous a dit que le malik de V2 avait été déposé par les villageois et qu’ils l’avaient choisie, elle, pour les représenter aujourd’hui. Ils délibéraient encore pour le futur.

On les a emmenés boire un café dans une autre maison, puis Quenotte les a emmenés faire le tour du village pour qu’ils voient ce qu’avait fait Duran Duran à ses sujets. Bien sûr, il a fini par la fosse commune comblée par Erk. Lin et moi sommes revenus là où on avait dormi.

Erk était réveillé, et pas Kris, ce qui nous inquiétait vachement. Lin est allée directement vers les frangins, s’accroupissant une fois à côté.

- Comment va-t-il ?

- Il dort toujours, ça n’est pas normal.

- Hmm, avec vos allergies, ça pourrait l’être. Qu’as-tu fait pour le réveiller ?

- Je lui ai parlé, je l’ai secoué, tapoté sa joue…

- Tu as essayé un baiser ?

- Hein ? Mais… On n’est pas dans un conte de fées !

- Et ?

Et Erk a rougi.

- Ah la la, Lin a dit en souriant. Bon, Kitty, si je ne me trompe pas, Kris et toi êtes ensemble ?

- Oui, a dit la miss, un peu surprise, apparemment, que Lin sache. Et ? Notre relation ne regarde que nous !

- Absolument. J’ai néanmoins besoin de tous mes lieutenants debout et en forme. Donc si un baiser de ta part peut le réveiller…

- Laisse, Lin, je… je vais le faire, a dit Erk, qui semblait de nouveau lui-même.

Lin a levé un sourcil, sûrement surprise par l’affirmation du Viking, qui s’est penché sur Kris, et a chuchoté :

- Kris, tu devrais te réveiller, sinon je demande à Lin de te rouler une pelle.

Lin a souri.

Je ne sais pas si c’est la menace ou si c’était juste le bon moment, mais Kris a inspiré un grand coup et a ouvert les yeux en sursaut. Erk l’a serré contre lui, soulagé.

- Qu’est-ce qui s’est passé ?

- Le gaz ?

- Ah oui…

Kris avait l’air encore un peu dans le coaltar pendant que son frère l’aidait à s’asseoir.

- J’ai soif.

- Pas surprenant. Tiens, a dit le grand frère en tendant sa gourde à Kris. Dis-moi, c’est ma menace qui t’a réveillé ?

- Quelle menace ?

OK, j’avais ma réponse. Kris n’avait rien entendu, c’était juste une coïncidence. Drôlement pratique, quand même. Mais bon, au moins Kris était debout pour le jugement de Durrani.

- Bon, contente de te voir réveillé, Kris. Erik, des séquelles ?

- Non, heureusement. Juste un peu désorienté pendant encore quelques heures.

- Désorienté comment ?

- Pas aussi réactif qu’on le voudrait, mais il fera illusion.

- Donc on ne pourra pas le mettre sur le toit avec vous pour tirer.

- Pas une très bonne idée en effet, a confirmé Erk. Mais il pourra toujours se servir des jumelles. Et je prendrai le MKSR.

- OK, on va faire ça.

- Arrêtez de parler comme si j’étais pas là, c’est pénible.

- Houla, tu t’es levé du pied gauche… a dit Lin en souriant.

- C’est que c’est pas drôle de servir à rien, a grommelé Kris.

- Mais si, tu vas servir à quelque chose, petit frère. Tu nous diras s’il faut tirer sur les méchants.

- Ne m’infantilise pas, hálfviti.

- C’est pas… !

- J’ai peut-être pas toutes mes idées en ordre, mais…

- Bon, ça suffit, Hellason. Tous les deux.

Lin a vite mis le holà à la petite escarmouche fraternelle. Sur ses ordres, on a sorti les quarts et les bougies chauffe-plat, histoire de prendre un café chaud. Kris et Erk ont mangé aussi, le Viking ayant oublié de le faire tant l’état de santé de son frère l’inquiétait.

Kris s’est ré-équipé, sous la surveillance et avec l’aide de son géant de frangin. Il ne tremblait pas trop mais quand il a dégainé son Behemoth et a visé un point dans la pièce, on a bien vu que ça n’allait pas.

- Oui, tu as raison, mon grand. Il vaut mieux que je vous serve d’yeux. Pfff, vivement que ça passe. Il faudra peut-être que je reste caché quand les villageois et les autres seront là.

- Je ne pense pas, p’tit frère. Si tu restes immobile, mains sur ton EMA 7 et RayBan sur le nez, tu devrais faire illusion.

- Génial… Mais tu as raison, il vaut mieux que je sois présent. Au moins pour nos villageois. Bon, je pense qu’il faut qu’on rejoigne Baby Jane, non ?

- Oui, a dit Lin. Jude, Benji et l’Amiral sont déjà en place avec la 12.7 et la Land. Les autres, venez avec moi, on va préparer la scène.


Préparer la scène, ça consistait à trouver un endroit assez grand pour qu’on puisse tous y tenir. Et, comme par hasard, ce fut en face de la fosse commune. On a décidé, avec Lin, que ce serait plus marquant si la fosse commune était derrière nous, mais impossible d’y mettre une croix dans un pays musulman. Aryana a quitté le groupe de maliks et est venue vers nous.

- C’est… là, la… leur tombe ?

- Oui. Ils sont tous là.

- Ce n’est pas juste, ils ne devraient pas être en tas comme ça.

- Mes hommes ont fait ce qu’ils ont pu, Aryana, a dit Lin d’une voix dure. Erik a comblé la fosse, chanté un de nos chants funèbres islandais et prié, avec sa patrouille.

- Et je l’en remercie. Quelqu’un a pris soin d’eux. Même si c’est un étranger à ce pays, c’est mieux que ce que leurs compatriotes ont fait. Je… Capitaine, tu sais que ton homme est exceptionnel ?

- Oui, je sais, a dit Lin avec un sourire en coin. Ça nous vaut bien des angoisses, parfois.

- Comme quand il a eu de la fièvre ?

- Ou pire. Mais revenons aux villageois. Comment… avez-vous l’habitude de faire des monuments pour vous souvenir des morts ?

- Pas vraiment. Mais c’est plus une question de mode de vie que de culture ou de religion. Nous n’avons pas le temps de nous appesantir sur les morts quand les vivants ont du mal à vivre.

- Je vois. Ce qui va se passer, avec cette fosse, Aryana, c’est que, avec la décomposition des corps, la terre va s’affaisser et il va y avoir un creux, ici. Et comme Erik a fait le terrassier à la main, il n’y a pas assez de terre et… il va y avoir des odeurs, avec le retour de la saison chaude. Et je n’ose pas imaginer ce que les pluies ont fait, là-dessous.

- Je vois. Il faudra…. ça fera partie des sujets à voir tous ensemble, je suppose. Ce village est extrêmement bien situé, avec de l’eau fraîche toute l’année, des champs qui ont l’air très riches. En y apportant des chèvres, on peut en faire un bon endroit pour vivre et élever ses enfants. Surtout si Durrani disparaît.

- Je pense qu’il disparaîtra. Sinon, c’est qu’on n’aura pas assez bien travaillé.

- Oui, on verra mais… en fait, ça m’est difficile de prévoir ce que nos nouveaux compatriotes vont choisir. Ce que je voudrais pour eux, c’est qu’ils vous choisissent vous plutôt que Durrani.

- C’est ce que je souhaite aussi, Aryana. Ça voudra dire que notre mission ici est bientôt terminée.

- Vous allez partir ?

- Oui, quand nous aurons fini, nous serons remplacés par l’armée française, avec des instructions précises. Et si j’ai de la chance, je pourrais choisir l’officier qui me succèdera, Lin a ajouté avec un sourire.

C’est ce que je souhaitais, moi aussi. Que le type qui commanderait nos remplaçants soit taillé dans la même étoffe que mon cher capitaine.

Depuis un moment, on entendait des échanges de plaisanteries dans nos oreillettes. Kris et Baby Jane qui flirtaient gentiment avec Erk qui en bégayait de surprise par moment – et qui devait rougir, aussi, comme à son habitude –, Benji et l’Amiral qui discutaient d’œnologie, etc.

Puis :

« En approche ! » a dit l’Amiral. « Deux jeeps et un pick-up »

- Donnent-ils l’impression qu’ils vont s’arrêter ?

« Pas vraiment. Mais… Ah, ils viennent de dépasser les haut-parleurs. Ouais… et le poteau stop. »

- Tirez dans les pneus si le coup de semonce ne les arrête pas. Les véhicules ont de la valeur pour les gens d’ici. Les mecs aussi, mais uniquement s’ils changent de mentalité et d’attitude, elle a rajouté après un temps de réflexion.

Je dois vous avouer que j’aurai nettement préféré être sur le toit avec les frangins et Baby Jane. Mais ils n’avaient pas besoin de moi. Mon arc était resté à la base et, même si son impact psychologique était immense, la distance à laquelle je pouvais tirer mes flèches l’était nettement moins.

On a entendu la 12.7, une fois, et Lin a penché la tête sur le côté.

- Il a eu le pare-brise.

« Je confirme », a dit l’Amiral. « Ils se sont arrêtés. Ça discute ferme. Combien de temps avant de tirer sur celui qui les pousse à avancer ? »

- Uniquement si le véhicule repart.

« Wilco »

On n’a rien entendu, puis le MKSR a parlé.

- Erik ?

« Le passager avant est descendu et nous a visé, alors j’ai tiré dans ses pieds. Il a lâché son arme et il avance, mains en l’air. Les autres l’imitent. »

- Parfait. Baby Jane, des précieuses à effleurer ?

« Hélas pour moi, non, Lin » a dit l’interpellée en rigolant. « Pas très courageux, les gars. »

« Je ne pense pas que ce soient les officiers de Duran Duran », a dit Kris, la voix encore un peu pâteuse, « ou alors il les choisit veules. »

- Joli mot, Kris, a dit Lin avec un sourire. On va voir ce que ça donne.

Ça a donné que les premiers véhicules étaient occupés par des mecs qui tenaient à leur vie ou à leurs couilles. Puis les villageois sont arrivés, pour beaucoup à pied ou à dos d’âne ou de cheval. Pas d’armes chez eux, et pas beaucoup d’hommes non plus, à part les vieillards.

Mes camarades ont réceptionné les villageois et les ont placés à droite de la place, face à la fosse commune.

Quand les hommes désarmés sont arrivés, ils les ont placés à gauche. Certains ont voulu s’approcher des villageois, Lin a fait non de la tête et mes camarades les en ont empêché. Ça n’a pas plus et Lin m’a fait un signe.

J’ai épaulé mon EMA 7 et j’ai visé entre les pieds du plus virulent. Un autre signe de Lin et j’ai tiré. Bizarrement, ils n’ont plus protesté après.

« Lin », a fait le baryton du Viking, « on a encore trois véhicules. Des Humvees. Lourdement chargés »

- Ils risquent d’être blindés.

« Une bonne chose que l’Adlerauge ait des munitions anti-blindage, alors, » a dit Baby Jane.

- D’accord. Tire dès qu’ils dépassent les haut-parleurs et vise les pneus. Tu viseras l’habitacle s’ils continuent. L’Amiral, tu désigneras les cibles, comme vu lors du briefing.

« Wilco, Lin. »

On a attendu. J’avais un œil sur les hommes de Durrani et mon attention sur mes oreillettes, mais j’ai quand même vu un type porter la main à sa ceinture et se jeter sur une femme…

Je ne pouvais pas tirer sans risquer de toucher quelqu’un, alors j’ai fait mon Erk et je me suis jeté sur la femme en criant : « Couteau ! »

J’ai eu plus de chance que le Viking à Milan et j’ai juste pris une estafilade au bras pendant que Lin dégainait son .44 Magnum à toute vitesse et descendait le type.

Je me suis relevé, tendant la main à une femme d’une soixantaine d’années que je ne connaissais pas du tout.

- Désolé de vous avoir bousculée, j’ai dit en l’aidant à se relever. Vous allez bien ?

- Oui, merci. Mieux que vous, on dirait.

- Ça ira mieux dans un instant, ne vous inquiétez pas pour ça.

Elle a eu l’air à la fois dubitatif – et sans connaître le Viking, on peut la comprendre – et inquiète pour moi. Moi, je n’étais pas plus inquiet que ça. L’estafilade saignait mais pas à me vider de mon sang et Erk allait bientôt descendre de son toit pour s’occuper de moi.

Rocky est venu prendre le mort par les pieds pour le tirer hors de vue.

Lin s’est approchée de nous, a regardé mon bras sans y toucher, pas de signe de faiblesse. Un coup d’œil de derrière ses RayBan puis :

- Qui était-ce ?

- Mon mari.

Lin a levé un sourcil. La femme a haussé les épaules.

- C’est une histoire sordide. J’ai eu quatre filles. Les autres se moquaient de lui parce qu’il ne faisait que des filles, pas assez viril pour faire des garçons. Il me… forçait, il voulait des garçons. Mon cinquième enfant fut une autre fille, mort-née et qui a failli m’emporter avec elle. Le médecin a pris une décision qui lui a coûté la vie. Il m’a stérilisée. Je l’en remercie chaque jour. Feu mon mari l’a tué et m’a battue. Je l’ai quitté, je suis allée habiter dans un autre village avec mes filles. Sa réputation de faiblesse a augmenté. Je pense qu’il a voulu y mettre fin.

Lin a secoué la tête, horrifiée et pas vraiment surprise, je pense. Un peu comme moi, même si ma première pensée fut que c’était vraiment une mentalité débile, de penser que la valeur d’un homme était dans ses couilles ou ses garçons, et non dans ses actes. Très Viking-esque, comme pensée. Erk avait déteint.

On a entendu l’Adlerauge chanter deux fois, nous sortant de nos pensées. Puis :

« OK, Lin, les affreux sont sortis du véhicules. Armés, évidemment. »

- Tirez pour leur faire peur. S’ils avancent, tirez pour désarmer. Erik, passe outre à ton code de l’honneur, s’il te plaît. On a un blessé ici et des civils sans défense. Alors si tu dois tuer, fais-le.

« Wilco. »

C’est tout ce qu’on a eu. Il m’a semblé que la voix du géant était… déshumanisée. J’ai échangé un regard avec Lin. Ouais, on était inquiets tous les deux de la réaction d’Erk si ça devait arriver.

Ça a défourraillé sec, Adlerauge, MKSR, 12.7 et EMA 7.

- Frisé, toi et tes hommes, allez les aider mais restez à terre. Pas de pitié si les mecs ne veulent pas rendre les armes.

Les EMA 7 des autres se sont joints au concert pendant un petit moment puis silence.

« Lin, on descend, on va vers eux. »

- Baby Jane, Erik et Kris, restez sur votre toit, en overwatch. Les autres, redoublez d’attention. Fouillez-les s’ils se rendent, ils peuvent avoir des couteaux sur eux.

« On a entendu. C’est L’Archer qui a pris ? » a demandé Kris. « Reste ici, Erik, il va bien. On t’aurait appelé, sinon. »

- Oui. Mais rien de grave.

On a ensuite entendu des tirs isolés, puis plus rien.

- Sitrep, les gars, a dit Lin.

« Aucun survivant, Capitaine » a dit Erk, d’une voix atone.

Ça m’a fait mal. Il avait dû tuer, lui aussi, puisque le MKSR avait tiré.

- OK. Rejoignez-nous.

Annotations

Vous aimez lire Hellthera ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0