Jour 2 - Le jour où ça ne marche qu'à moitié
J’habite un village de 2190 âmes (au dernier recensement), 4380 bras et 4379 jambes. Une jambe est manquante, elle a quitté son propriétaire lors de la découverte d’un obus de la seconde guerre mondiale en bordure de forêt. Comme quoi, ce ne sont pas que les relations internationales qui sont encore aujourd’hui impactées par cette époque. Perdre une jambe, c’est assez concret et très localisé.
Sur la place du village, en dehors des évidentes mairie et église - séparées bien plus que par la route principale, on retrouve deux cafés et deux boulangeries. Quatre possibilités ! Il y a le Café de la Place, on sait donc où il se trouve, et le Bar des Sports situé sur la route principale juste avant la place. Les deux boulangeries portent le nom de Boulangerie, ce qui n’aide pas à les distinguer. Chaque villageois, peu importe son âge, son sexe ou sa nationalité, a normalement une préférence quant à l’origine de son pain ou de son café. Il y a donc grosso modo quatre groupes d'habitants. Le dernier commerce de la place est un Tabac Presse, où la presse ne fait pas un tabac car on lit peu dans mon village. J’y achetais mes albums d’images autocollantes il y a encore deux ans mais j’ai arrêté. L’âge, déjà.
Mes parents ne fréquentent ni le Tabac Presse ni les débits de boissons. Ma mère a choisi la boulangerie pour nous, c’est celle tenu par la famille Marocaine. Elle dit du propriétaire de l’autre boulangerie qu’il a vendu son âme au diable, et à mon âge j’écoute encore ma mère. Ça changera probablement. Mon père, lui, ne dit rien. Il passe ses journées à alterner travail rémunéré et travail non rémunéré - “c’est pour rendre service” aime-t’il à dire. Ce matin, j’ai à peine terminé de ne rien faire que ma mère me demande d’aller chercher du pain, pour nous et pour notre voisin d’en face, l’unijambiste. On lui rend souvent service depuis son accident. Les gens du villages l’aiment beaucoup - il y a consensus au moins pour ça - parce qu’on ne peut pas ne pas l’aimer. Il est d’une bonne humeur contagieuse et a toujours une blague à raconter. Je monte donc sur mon vélo et roule en direction la place du village. Je passe par la carrefour maudit, deux bouquets de fleurs un peu fanées sont couchés devant la croix, et je me mets debout sur mes pédales pour monter la côte. Le maire sort du Bar des Sports, son bar, et me salue de son éternel “Appuie plus fort petit si tu veux faire le tour de France !” À la boulangerie il n’y pas foule à cette heure-ci. La boulangère m’accueille avec son plus beau sourire et me demande ce que je veux aujourd’hui. Quand elle passe dans l’arrière boutique pour aller chercher la commande du voisin je regarde le présentoir à sucettes d’un oeil nouveau. J’hésite mais je ne peux me lancer. Pas comme ça, pas à eux.
Au retour, en arrivant devant la maison du voisin, je laisse mon vélo dans l’herbe et regarde par la fenêtre pour voir s’il est là. Je le vois de dos, se préparant un café, allant de l’évier à la cuisinière avec ses béquilles. Le mouvement de ses épaules quand il relâche les poignées est rapide, on a l’impression que son cou vient de pousser. Quand il se tourne pour s’assoir à sa table de cuisine je ne le reconnais pratiquement pas - peut-être est-ce le rideau à la fenêtre. Ses traits semblent tirés, sans vie. Le clown serait-il triste ? Je frappe à la porte, entre quand il me le dis, et suis frappé à mon tour de le voir souriant. Je dépose le pain sur la table, à côté d’un album photo fermé. La scène précédente toujours en tête, je ne sais pas trop comment répondre au “comment qu’tu vas mon gars” sans avoir à lui demander comment il va en retour. J'invente alors bêtement une excuse pour ne pas rester avec lui et je me dépêche de rentrer chez moi.
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