Jour 5 - Le jour où le compte n'est pas bon
J’ai hâte que les vacances d’été se terminent tout en étant un peu inquiet de cette nouvelle rentrée scolaire. L’année passée, mon arrivée en sixième au collège public de la ville a été difficile. J’ai souffert de la peur, toujours à anticiper des événements improbables. En attendant le retour à l’école, je commence à imaginer mes vols à venir. Je veux y aller crescendo, pour m’habituer au stress. On est samedi matin, je joue au soccer dans une heure et je me dis que c'est le temps de passer à l'action.
Dans le hameau où j’habite il y a une maison de vacances utilisée quelques semaines par année seulement. La mode n’est pas au farniente à la campagne. Je connais bien les habitants mais ne les croisent plus que rarement ; c’est une famille de cinq qui a déménagé dans une grande ville à quatre heures de route mais qui a gardé la maison pour les vacances. Au début, je revoyais les enfants de la famille à chaque vacances - la maison respirait encore le propre, puis que l’été - l’odeur de renfermé ne partait qu’à la fin de leur séjour. Ensuite, on ne voyait qu’un seul des parents avec les trois enfants, cette année le plus grand n’est pas venu. Le père et les deux derniers de la famille sont repartis il y a deux jours, laissant la maison dans l’obscurité, l’humidité et la poussière jusqu’au prochain été. Je n’ai joué avec mon ami, le second de la famille, que deux fois - le temps et la distance nous ont éloigné, nous voguons maintenant dans des univers différents, lui est devenu un enfant de la ville plus sûr de lui, à la limite un peu arrogant, je suis resté un gars de la campagne à l’aise uniquement dans mon environnement habituel.
Je décide donc de voir grand et d’essayer un vol par effraction - je pourrais toujours dire que je cherchais à récupérer un jeu oublié dans la maison si on m’attrape. Effraction est peut-être un bien grand mot monsieur le juge, la porte qui donne sur la terrasse s’ouvre d’un tour de clef qui se trouve elle même là où on l’attend - je garde l’information pour moi. J’insère la clef la main tremblante et me dépêche de refermer derrière moi.
Voilà, j’y suis, cette fois pour quelque chose de plus gros qu’un tournevis ou une sucette. Mais quoi ? Encore quelque chose avec un manche ? En passant la porte mon estomac ne se serre qu’un instant ; j’ai bien fait de choisir cette maison, je suis en terrain connu. Je m’arrête dans le salon ou filtre un peu de lumière à travers un volet quelque peu fatigué et dont la réparation est chaque année repoussée à la suivante. Ça prend des gestes d'amour et des efforts une maison, avec des petits gestes réguliers pour maintenir la beauté contre l’usure du temps.
Sur le mur principal du salon, opposé aux ouvertures orientées sud, on voit la famille au grand complet dans de grands cadres suspendus. A la plage, à la neige, dans un décor exotique, devant la cage d’un gorille au zoo. Qui prend encore des photos au zoo ? Les sourires sont francs et je ne détecte pas de fracture. La seule chose qui frappe quand on connaît les maîtres des lieux, c’est que les formes du couple ont changés. Elle a perdu du poids, lui en a inversement pris, mais le couple pèse plus lourd aujourd’hui. Le travail du père l’amène souvent à l’étranger paraît-il. Les valises de ces voyages passés se retrouvent maintenant sous ses yeux - c’est la première chose que l’on voit de lui - pourtant on dit que ça forme la jeunesse.
J’arrive devant la bibliothèque en bois, une belle grosse télé y trône - deux fois plus grosses que la notre même si elle ne sert que quelques jours dans l’année - mais aucun livre. Des bibelots d’origines diverses, probablement ramenés de leurs vacances, et des cassettes VHS. Les trois étagères au dessus de la télé sont dédiées aux vidéos. Je pourrais en voler une mais à quoi bon, je n’ai pas de magnétoscope. J’aime pourtant l’idée de choisir ce que je veux voir, quand je le veux. Je ne sais pas encore que plus tard, beaucoup plus tard, le choix sera tellement grand que quelque chose le fera pour nous. Il ne semble pas avoir de logique dans les films, il y a même l’épisode II d’un film de science-fiction américain mais ni le 1 ni le 3. C’est quoi l’idée ? Au dessus l’étagère des films achetés, il y a les films enregistrés à la télé, avec la jaquette découpée dans un magasine. Des fois qu’on veuille revoir les pubs plusieurs fois. Sur l’étagère la plus haute, je dois monter sur une chaise avec un siège en paille tressée pour bien les voir, je vois ce qui devrait être les vidéos maisons. Les étiquettes sont jaunies et les cassettes serrées, elle ne doivent pas souvent sortir. La première cassette porte un titre : “Madagascar” mais pas d’année. Pas l’air d’un succès. Sur l’étiquette de la seconde je lis une date suivant d’un événement : Mariage. Plus tard, je ne comprendrai pas l’intérêt de figer sur cassette un événement qui n’est que le départ d’une nouvelle dynamique de couple. A droite du mariage, nouvelle date, cette fois ci c’est une période de 3 ans, avec un prénom, celui du plus vieux. La K7 suivante comporte une seule année avec le prénom du second, mon ami.Puis plus de titres sur les k7 suivantes. Il y a bien trois enfants pourtant dans cette famille. Les parents étaient-ils fatigués de filmer, la caméra Vraiment Hors Service ou l’effet de surprise n’étant plus les parents ont tout simplement oublié. Je prends la première K7 sans titre pour voir - peut être que le titre n’y a simplement pas été inscrit. J’essaie de l’insérer mais une autre K7 est dans le lecteur, je n’y connais rien à ces machines là. J’éjecte donc la K7, un film enregistré, et elle sort lentement accompagné d'un bruit de moteur interminable. Je suis impatient de découvrir ce que j’espère être les premiers pas du troisième enfant. Non, ce qu’est qu’un vieux monsieur qui parle musique classique en insistant sur chaque mot. Je baisse le son, assez pour comprendre ce qui est dit tout en espérant que personne ne puisse l’entendre de l’extérieur, accélère un peu la vidéo, me lasse et laisse l’émission jouer pendant que je reprends la visite. Il ne faudrait pas perdre de vue la raison de ma visite. Que pourrais-je emprunter pour une durée indéterminée ? C’est quand même dommage d’avoir du temps, une occasion en or, mais aucune idée de ce que je veux voler.
Je ne peux quand même pas voler les enfants, rien ne leur appartient vraiment. Je vais donc dans la chambre des parents, ouvre placards et tiroirs à la recherche de quelque chose qui vaille la peine. Sous le regard des jeunes mariées, au dessus du lit, eux mêmes faisant face à des natures mortes sur le mur opposé, je fais les poches d’une veste pour enfin y découvrir un maigre billet - mais que voulez-vous ? Il faut bien commencer quelque part. En refermant le placard j’entends des éclats de voix dans le couloir et je fige. Je tends l’oreille en espérant que personne ne rentrera dans la chambre et commence à comprendre - j’ai déjà entendu ces bruits quelque fois à la maison, en plus étouffés et moins régulier.
Je sors dans le couloir et une voix masculine demande de se retourner. Oui répond une voix féminine. Ce n’est donc plus de la musique classique qui joue à la télé. J’arrive devant l’écran au moment où la dame se prend pour une joueuse de tennis - je ferai le rapprochement dans quelques années. En fait, c’est une joueuse de tennis dans le film mais c’est un simple mixte qui se joue sur un terrain glissant.
Décidément, il y a dans ce village des personnes qui aiment voir des choses que je ne m’imaginais pas il y a encore quelques semaines. Finalement, si ce n’est pas la cassette du troisième enfant, c’est peut être un documentaire sur sa conception. Bien que sur la dernière image avant que j’arrête le film, je ne pense pas qu’on puisse faire des bébés comme ça. Même s’il y a personne je suis très gêné de ma découverte, comme si j’avais violé une certaine intimité ou appris un secret. Je range la cassette sans la rembobiner et sors de la maison. J’essaie de replacer le pot de fleur comme il faut, l’alignant avec les traces de terre.
Je ne sais pas si c’est un signe mais ça fait quand même deux fois que voler m’excite d’une façon inattendue.
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