Chapitre 1 - le temps d'une supplication
Les sociétés étaient ainsi faites qu’il y avait toujours des âges plus importants que d’autres. Pour les omégas de cette contrée, c’était à l’âge de vingt-cinq ans qu’ils étaient jugés assez mature pour être lié à un alpha. Une décision qui bouleverserait leur vie, leur quotidien, mais également des choses bien plus intimes…
La veille, Leyn avait encore vingt-quatre ans et quelques centaines de jours, presque une broutille, jusqu’à atteindre la date fatidique. Il ne l’avait pas fêté. Il n’était pas sorti de la grande demeure dans laquelle il avait trouvé refuge bien des années auparavant. C’était un bâtiment rattaché à une grande université, il aimait y passer des heures à étudier, à observer, à décrypter le monde qui l’entourait. Il connaissait déjà les détails du rituel qui allait s’accomplir et pourtant, lorsque l’on toqua à la porte, il se sentit plus démuni que jamais. Il n’était pas prêt. Il n’était pas assez mature. Il se sentait encore horriblement jeune, irrévérencieux et incapable de gérer une situation aussi difficile. Il ferait pourtant semblant en redressant le menton et en se tenant bien droit pour paraître quelques centimètres de plus.
Il portait des lunettes étroites qui rendaient son visage rond un peu plus sérieux et ses cheveux étaient vaguement peignés. Il était blond, d’un blond si pâle qu’on aurait pu les croire presque blanc, délavé. Le jeune homme n’avait pas prêté attention à ses vêtements le matin même, il n’y faisait jamais attention. Il avait lu un jour un article à propos d’un génie qui n’avait qu’une seule et unique tenue. Rien de plus. Ainsi, chaque matin, il savait ce qu’il enfilait, il ne se posait aucune question et il ne perdait pas la moindre seconde. S’il n’avait pas appliqué cette règle, la totalité de ses pantalons étaient noirs et la totalité de ses chemises avaient une coupe simple et élégante. Elles pouvaient être noires, blanches ou rouges et ce jour-là, elle était rouge sang. Il frémit en s’en rendant compte. Le sang sacrificiel, quel terrible symbole. Il n’était pas bien sûr de lui lorsqu’il répondit :
- Vous pouvez entrer.
Aussitôt, la porte s’ouvrit sur un bêta qui portait une arme à sa ceinture, le faisant frémir. Il savait à quel point ce genre de moment pouvait mal se passer, à quel point la violence pourrait faire débuter cette relation. Instinctivement il recula alors qu’un second bêta envahit l’espace. Ils se postèrent au niveau des fenêtres, des grandes fenêtres qui laissaient pénétrer la lumière depuis l’extérieur. A cette heure-ci, les rayons de l’astre venaient éclairer les tables de travail sur lesquels il avait passé tant d’heures, courbé sur des documents. Les gardes cachaient la moitié des ouvertures et aussitôt, ce furent leurs ombres immenses qui se découpèrent dans la pièce, la rayant d’un gris sombre. Combien arrivèrent avant que l’alpha ne se présente ? Près d’une dizaine. Puis, il fut là. L’alpha avait un magnétisme surprenant et le cœur du jeune oméga battit un peu plus vite encore sans qu’il ne puisse se maîtriser.
Cet homme était immense. Miraculeusement immense. Il portait un costume noir qui ne parvenait pas à cacher la courbure de ses muscles. Ses yeux étaient noirs et il le regardait d’une manière intense. On aurait pu croire qu’il voulait le dévorer et Leyn sentit son corps lui répondre favorable. S’il n’avait pas beaucoup de pouvoir contre cette cérémonie, il pouvait néanmoins faire certaines choses. L’alpha fut le premier à prendre la parole. Sa voix roula, sensuelle à souhait.
- Bonjour, je suis ravi de te rencontrer.
- Bonjour… Je… Je suppose que moi aussi.
Leyn ne put s’empêcher de baisser le visage un instant avant de se reprendre. Il n’avait pas envie d’être ce genre d’oméga, soumis, timide ou bredouillant dès qu’un alpha osait parler. Il en connaissait un certain nombre et ce n’était pas l’image qu’il voulait renvoyer ou la personne qu’il voulait être. Alors il se reprit et demanda en faisant attention à son articulation tout en remontant les lunettes le long de son nez.
- Dites-moi, aimez-vous lire ?
- Non, je préfère d’autres activités.
Le jeune oméga sentit le sang quitter son visage alors que les bêtas l’entourant restaient immobiles. Le ton employé était lubrique. Dégoûtant. Cet alpha était certes beau, bien habillé et très charmant, mais ça n’irait pas. Ça ne pouvait pas aller. Qu’allait-il faire avec… un être aussi… vulgaire ? Il répondit sèchement :
- Ha… Sans doute des choses qui demandent une forme d’intelligence avancée n’est-ce pas ?
- Oh oui, une intelligence du corps…
Leyn fit un pas en arrière comme pour montrer à quel point il se désolidarisait de ces mots.
- Je suis étudiant, je suis chercheur et à l’occasion j’enseigne et vous désirez m’enchainer à ce rustre ? demanda-t-il au bêta le plus proche.
Ce dernier était semblable à la majorité des autres bêtas. Un gabarit moyen, des muscles présents mais discrets, un visage relativement neutre et mieux encore, un calme à toute épreuve. D’ailleurs il ne bougea pas alors que l’alpha montra quelques signes de colères. Ce qu’avait dit l’oméga l’avait rendu furieux, humilié par ces mots. Leyn accrocha le regard d’un autre bêta, un autre brun à l’air stoïque et il lui affirma avec autant de conviction que possible :
- Je n’accepterais le lien qu’avec un alpha… cultivé.
- Voyons, oméga, vous savez que ce n’est pas possible. répondit-il.
- Est-ce que ma requête suffit pour refuser ce lien ?
Le bêta hésita un instant avant d’acquiescer sans s’intéresser à l’opinion de l’alpha. Il ajouta tout de même :
- Nous reviendrons demain. Vous devez vous préparer à accepter.
L’alpha eut l’air un peu plus furieux encore, une veine palpitait le long de sa gorge et une autre était apparue le long de sa tempe. Cependant, il ne fit pas de scandale et repartit sans un mot. Avec lui, les bêtas s’éloignèrent et bientôt, la pièce que Leyn connaissait redevient ce qu’elle était. Claire, lumineuse, vide, propice à la solitude et à la réflexion. Il se laissa tomber sur un fauteuil, au milieu de ses documents. Il tremblait. Il détestait l’idée qu’ils reviendraient, qu’un autre alpha se présenterait ici pour s’imposer à lui. Un idiot sans cervelle ! Et il n’y avait aucune parade contre ça. L’oméga pouvait toujours refuser une fois ou deux, parfois trois rarement plus.
Recroquevillé sur lui-même, il laissa les larmes couler le long de ses joues sans les essuyer. Il ne voulait pas de cette vie. Il ne voulait pas d’enfants ! Il ne voulait pas porter la vie dans son propre ventre. Il ne voulait pas courber l’échine devant un autre. Il ne voulait pas de cette relation… Il avait encore tellement de choses à apprendre !
Le lendemain, lorsque les bêtas vinrent le trouver, il était revenu dans cette même pièce. Ici, il y avait les livres qu’il avait pris le temps de parcourir pour se cultiver. Il y avait les essaies qu’il avait lui-même écris. Il y avait la trace de son corps, pourtant léger, dans les fauteuils où il avait passé des heures. Cet endroit lui rappelait qu’il était capable d’être fort. Il n’aurait pas voulu être ailleurs.
Le regard bas, le cœur battant, Leyn nota que les bêtas étaient plus nombreux que la veille et qu’ils étaient également mieux armés. Il soupira. Chaque fenêtre fut gardée et l’alpha qui avança jusqu’au milieu de la pièce était encore plus énorme que le précédent. Sans vraiment y prendre garde, le petit oméga, si frêle, l’observa. Le costume noir était très similaire à celui de la veille, mais l’homme à l’intérieur n’avait pas grand chose à voir. Ses yeux étaient marrons, et s’ils étaient pailletés de verts il fut incapable de le voir. Il était brun, des traits durs, terriblement banal et pourtant, il dégageait quelque chose, une fragrance de sauvagerie.
- Bonjour… finit par souffler l’alpha d’une voix horriblement rauque.
Leyn serra les dents et entre elles, difficilement, une salutation passa. L’alpha verrouilla leurs regards l’un avec l’autre durant un moment, le mettant horriblement mal à l’aise. Il était vraiment immense, même s’il se tenait légèrement tassé sur lui-même comme pour essayer d’atténuer cet effet. Leyn se fit la réflexion que rien n’était rassurant chez lui, néanmoins, il ne pourrait pas le chasser instantanément alors il demanda :
- Quel est votre auteur préféré ?
- … je ne sais pas.
- Oh, peut-être avez-vous du mal à faire une sélection. Quelle est la dernière chose que vous ayez lu ?
Le regard de Leyn se fit plus furieux en l’observant qui regardait la pièce autour de lui comme s’il cherchait à décrypter l’une des couvertures pour donner un auteur au hasard.
- Et bien ?
- Je ne lis pas. Et vous ?
- Moi ? Moi, j’ai demandé un alpha cultivé ce que vous n’êtes visiblement pas.
L’alpha déglutit et sans même y faire attention, il se redressa légèrement. Aussitôt l’oméga recula et les bêtas s’agitèrent, visiblement inquiets. Leyn se maudit. Il pouvait lui résister. Il n’allait pas se taire juste parce que cet homme se dressait devant lui ! Ça n’avait pas de sens. Alors il réavança d’un pas, se tenant aussi droit que possible, levant le menton et durcissant sa voix pour y faire passer toute l’autorité qu’il pouvait y insuffler.
- Alors savez-vous faire quelque chose ? Quelque chose qui ne concerne pas ce que vous avez entre les jambes, si possible !
L’alpha s’humecta légèrement les lèvres avant d’admettre de sa voix terrible :
- Je ne pense pas.
- Oui. Ça, j’ai remarqué. Bêtas ? Je refuse ce lien.
Ils se regardèrent les uns les autres avant que celui qui était resté à la porte n’accepte. Les bêtas ne bougèrent pas pour autant attendant que l’alpha s’éloigne, mais ce dernier restait immobile. L’une de ses mains énormes s’était refermée en poing serré et tous se tendirent en le remarquant. Leyn sentit son cœur s’emballer sous la panique. Il n’allait tout de même pas l’agresser ? Il n’en avait pas le droit. Mais au lieu de se jeter sur lui pour l’écraser sous ses poings comme l’animal qu’il était sans doute, l’alpha prononça de cette voix horrible quelques mots.
- S’il-vous-plait. J’ai une requête. Oméga…
- Quoi ? Vous n’avez pas voix au chapitre ! C’est mon choix ! Il m’appartient.
- Oui… Je… Je sais. Accepteriez-vous… d’attendre demain… pour me renvoyer ?
- Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle ! Ne comptez pas sur moi pour passer la nuit avec vous. Vous me dégoûtez !
- Vous pouvez m’enfermer, mais ne me renvoyez pas ce soir… s’il-vous-plait.
Les mains de l’alpha tremblaient légèrement et Leyn fit un bond en arrière lorsque l’immense corps ploya, se laissant tomber à genoux dans une supplique des plus visibles. Autour d’eux, les bêtas avaient déjà sorti le matériel de contentions dont ils libéraient les alphas avant la rencontre, sans attendre, un collier épais lui fut passé autour de la gorge et ses bras furent ramenés dans son dos pour être lié l’un à l’autre. Mécaniquement, il dut se redresser, se cambrant comme il le pouvait et bombant le torse alors que son poignet droit était noué à son coude gauche, il se mit à gémir et remua un peu. Ce mouvement sans doute petit de son point de vue suffit à inquiéter les bêtas qui perdirent légèrement sa prise avant de la reprendre avec plus de dureté encore.
- S’il-vous-plait… demain… je vous en prie…
Un lien lia les bras à sa gorge et il fut raccourci par trois fois, jusqu’à ce qu’il pousse un cri de colère qui ressemblait plus à un grognement qu’autre chose. L’un des bêtas voyant ses dents apparaître sortit un bâillon et s’approcha. Aussitôt l’alpha rua entre leurs bras, tentant de reculer pour y échapper. Il ne voulait pas de ce matériel de contention. Il se débattit, cherchant une solution, et il vit l’oméga qui avait reculé et qui l’observait avec horreur. Il tenta le tout pour le tout en croassant :
- Je… Je lirais ! Je lirais ! S’il-vous-plait, laissez-moi lire !
Le bâillon fut enfourné dans sa bouche et il se mit à lutter activement pour qu’il ne soit pas noué, mais ses adversaires étaient nombreux, trop nombreux sans doute. Lorsque le lien fut attaché, la commissure de ses lèvres étaient douloureusement tordues sur les côtés et la bave s’accumulée déjà autour de la boule qui reposait sur sa langue. Elle coulerait bientôt hors de sa bouche sans qu’il n’y puisse rien, l’humiliant tout en fait. Leyn hésita. Il n’avait jamais vu une procédure d’urgence appliquée et si intellectuellement il en connaissait la mécanique, la voir était on ne peut plus impressionnant. L’immense corps était attaché, lié, maintenu et ainsi soumis. Les bêtas allaient l’emmener lorsqu’il intervint.
- Attendez… Si je le garde… cette nuit. Vous viendrez le chercher demain ?
- Nous pouvons vous le laisser à l’essai. Nous viendrons lorsque vous nous appellerez que ce soit pour le ramener ou pour une séance de discipline comme vous le savez. Avez-vous un local dédié ?
- A l’étage… pour les visiteurs.
- Parfait. Nous l’y conduisons.
Entre ses liens, l’alpha soupira légèrement tout en se détendant. Il aurait aimé pouvoir le remercier correctement, mais il ne pouvait pas, alors il baissa juste la tête, tirant un peu plus dans tout son corps déjà supplicié. Alors qu’il était emmené, il entendit l’oméga demander son nom et le chef des bêtas lui répondre :
- Merwan.
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