Chapitre 8 - un rêve éphémère
La pièce était étrangement agréable, Merwan n’avait ni trop chaud, ni trop froid. En lui permettant de s’asseoir sur ce fauteuil, l’oméga avait veillé à son confort. Si c’était classique de la part des omégas, c’était néanmoins particulièrement reposant. Caressant le papier du bout du crayon, il en était à sa troisième tentative et peu à peu, il se détendait. Oubliées les contraintes idiotes, oubliée l’angoisse permanente d’être renvoyé trop tôt, oublié le collier sur sa gorge… Une seule et unique chose restait en tête, trouver la solution, il ne savait pas comment optimiser son travail, alors il testait un peu au petit bonheur la chance. La bonne combinaison n’était pas si évidente à trouver et il avait l’impression que son cerveau était simplement rouillé.
En réalité, Leyn ne s’attendait vraiment pas à ce que l’alpha soit aussi sage. Une partie de lui était persuadée qu’il ferait tinter ses chaines toutes les trois secondes, sciemment, pour le déconcentrer o quelque chose comme ça. Réellement surpris, il se retrouva à l’observer, Merwan se mordillait la lèvre inférieure tout en testant une cinquième possibilité. Sérieux, studieux, sage, silencieux, soumis, il montrait une facette de sa personnalité que Leyn n’aurait pas cru pouvoir découvrir un jour. S’il était honnête avec lui-même, cela se passait très bien et il pourrait vivre dans cette ambiance-là, alors pour la première fois, il se projeta avec Merwan.
- Excusez-moi, j’ai trouvé. articula soudainement l’alpha.
Tout en repoussant son ouvrage, Leyn se leva et s’approcha, il jeta un coup d’œil au coloriage et compta mentalement le nombre de couleur. A vue d’œil, tout était bon. Les consignes avaient été respectées et l’alpha avait fait attention à ne pas déborder, il avait été minutieux et attentif. En faites, il avait même l’air d’attendre son jugement avec une certaine angoisse comme s’il comprenait qu’une partie de son avenir se jouait sans doute là. Réagissant à cette tension, l’oméga décida de le rassurer et de le gratifier d’un « c’est très bien » avant de lui confier les exercices suivants.
- En suivant toujours la même consigne, vous allez devoir faire pareil pour colorier cette carte.
Normalement, il expliquait ces exercices et en donnait la conclusion, il ne laissait pas ses étudiants devant les grilles de coloriages, mais il en avait plusieurs pour illustrer ce cours. Tout en lui tendant, la première feuille, la plus simple qu’il ait, il lui suggéra de s’entraîner à côté et de ne la colorier que lorsqu’il serait sûr de lui.
Leyn passa l’heure suivante à l’observer au lieu de travailler. En tant qu’alpha, il était censé avoir des difficultés à rester concentré aussi longtemps, immobile, mais Merwan ne montrait pas de signes particuliers d’inattention. Naturellement, il finit par fatiguer et cela se vit parce qu’il passait la main sur son visage ou sur sa nuque, tout en faisait attention à ne pas toucher son collier. Toutefois, il restait concentré et attentif. En oubliant son genre, Leyn aurait pu croire qu’il travaillait simplement à côté de quelqu’un d’autre, quelqu’un de normal, pas un oméga, bien-sûr, mais un bêta peut-être, un très, très gros bêta…
Malgré tout, les minutes puis les heures défilants sans qu’il n’arrive à trouver une solution, Merwan montra peu à peu sa vrai nature impatiente et prompte à la frustration. Enervé de ne pas réussir, ses doigts jouaient de plus en plus forts avec les crayons et de temps à autre, il soupirait discrètement.
- N’auriez-vous pas besoin d’une pause ? finit par lui demander Leyn.
Tout en baissant légèrement le visage, Merwan accepta sans savoir si c’était une bonne idée que de montrer cette faiblesse. S’il était motivé, cela faisait néanmoins des années qu’il n’avait pas réfléchi ainsi et il perdait en concentration.
Un peu hésitant, Leyn finit par s’approcher afin d’offrir un peu de mou à la laisse. Rallongeant la chaine, maillon par maillon, l’oméga était en train de lui offrir un espace de liberté plus conséquent ! La joie qu’il éprouva à se lever et à pouvoir faire trois pas dans la direction qu’il le souhaitait fut une impression étrange. En réalité, ce n’était pas de la liberté, mais avoir ces choix, aussi petits soient-ils, lui fit du bien. S’il voulait être parfaitement honnête avec lui-même, il aurait fallu admettre que cette joie venait surtout du fait que Leyn montre un tant soit peu de confiance envers lui. Finalement, c’était ce qui lui avait toujours manqué avec les autres omégas, ils avaient été incapables de lui faire confiance… Evidemment, c’était sans doute le plus sage de leur part ! Une confiance comme celle-ci pouvait virer au drame. Il était tout à fait capable de bondir, de refermer les doigts sur la gorge fine de Leyn et de la broyer entre ses doigts. Le tout n’aurait duré que quelques petites secondes, pas assez longtemps pour qu’un bêta intervienne ! Le regard qu’il posa sur le cou frêle de l’oméga fut bref, mais suffisant pour que Leyn recule, montrant qu’il comprenait les risques. En admettant que ce ne soit pas simplement son instinct qui lui soufflait que cet alpha était assez abimé par la vie pour faire des choses aussi contre-nature que d’attaquer un oméga…
Silencieusement, Merwan s’étira, puis très lentement, il avança jusqu’à la bibliothèque la plus proche et il s’accroupit pour essayer de décrypter les titres ou peut-être juste admirer les reliures. Afin de calmer l’oméga et de restaurer le climat de paix qu’il y avait encore un instant plus tôt, il se fit aussi petit que possible. Lorsqu’il se redressa finalement, Leyn avait replongé dans sa lecture.
Hormis cet instant fugace, la matinée se passa dans cette ambiance douce et paisible. Régulièrement, Leyn l’invita à faire une pause mais à chaque fois, l’alpha se remit au travail de lui-même. S’il se perdait parfois dans ses pensées, il essayait également un grand nombre de combinaison. Quel que soit le résultat qu’il obtiendrait, Leyn aurait de quoi le féliciter. Un alpha restant aussi sage toute une matinée, il n’avait jamais vu ça après tout… En fait, il était rare que l’on propose ce type d’activité aux alphas, même une fois lié. Le plus simple était souvent de les laisser dans leurs appartements ou dans l’une des zones qui leurs étaient réservées, voire de les envoyer travailler dans les champs ou ailleurs.
- Allez, c’est fini pour ce matin.
Lentement, Merwan acquiesça, il était un peu déçu de ne pas avoir réussi à colorier la carte. Pourtant, il avait trouvé une méthode : il s’agissait d’abord de définir un chiffre quelconque avec lequel il pouvait colorier la carte, puis d’essayer de retirer les couleurs, une par une. Heureusement, Leyn ne comptait pas sur une réussite et il n’avait mis aucun enjeu. Alors, ce n’était pas si grave, même si c’était frustrant. Ce sentiment de défaite le conduisit à repenser à ses parents… Hossin l’avait toujours regardé froidement, pendant longtemps il avait cru qu’il ne l’aimait pas. En y revenant, des années plus tard, avec l’expérience qu’il avait, Merwan comprenait maintenant qu’il n’en était rien. Rien du tout même… Comment élever un enfant, un petit alpha, tout en sachant ce qui allait lui arriver ? Hossin n’avait pas pu se mentir à lui-même, son enfant allait vivre ce que lui-même avait vécu… Alors à chaque fois qu’il posait les yeux sur lui, il se sentait tellement triste… Il ne pouvait rien y faire ! Totalement démuni, il avait dû regarder son fils grandir, vieillir et finalement atteindre la puberté tant redoutée.
A l’époque, Merwan lui en avait voulu, mais le temps avait filé… Réalisant soudain que son oméga approchait, il se détourna pour lui faciliter l’accès à la laisse. Evitant son regard, il attendit patiemment, un peu inquiet, la suite du programme. Un autre alpha aurait peut-être demandé, mais lui, il ne le fit pas. Savoir était une très bonne chose bien-entendu, mais parfois, il valait mieux se contenter de l’instant présent.
Suivant Leyn à travers les couloirs, Merwan vit bientôt apparaître la zone commune qu’il craignait tant, devant eux. Il fit de son mieux pour ne pas ralentir le pas, pour ne pas fâcher l’oméga, mais il ressentait une angoisse sourde et profonde. Refrénant son envie de s’arrêter et d’arracher la laisse des mains de Leyn pour s’enfuir bien loin, il tenta d’avancer d’un pas égal. La décision de l’oméga devait être respectée, il le savait !
Evitant de regarder les zones où d’autres alphas se tenaient, il progressa dans cet endroit de malheurs jusqu’à atteindre une salle de repos. Prétendre qu’il n’avait pas faim aurait été un mensonge éhonté, mais dans tous les cas son ventre le trahit immédiatement. Rivé sur le plat, il n’entendit pas immédiatement son oméga qui l’invitait à passer à table. Oméga qui s’impatienta un instant avant de s’exclamer :
- Bon appétit ?
L’alpha sursauta et acquiesça tout en s’installant derrière l’assiette la plus remplie. En fermant les yeux, il huma un instant la nourriture, c’était du ragoût de légumes. Merwan se prit à sourire tout en débutant son repas, ça faisait tellement de bien de pouvoir enfin manger. Etrangement, son estomac se serra bien vite. Peut-être parce qu’il angoissait déjà de la suite de programme ? Ou bien parce qu’il avait l’habitude de jeûner durant des périodes plus ou moins longues ?
- Si cela ne vous plait pas, je peux peut-être commander autre chose ? demanda Leyn.
Eloignant doucement le plat de lui, comme à regret, Merwan refusa tout en passant sa main sur son ventre douloureux. Il était un peu déçu, mais si Leyn acceptait de le garder avec lui, son corps irait de mieux en mieux. Le rêve qui commençait à peine à naître fut soufflé net lorsqu’un autre entra dans la pièce.
Saarf était objectivement un bel oméga, mais lorsqu’il le voyait, Merwan se sentait immédiatement mal. Envolé le calme et le bien-être qui avait pu l’envahir, déjà, il bouillonnait d’angoisses et de colères contenues. Prisonnier de ses émotions violentes, il fit de son mieux pour les masquer. Rien ne disait qu’il était venu pour lui après-tout, peut-être était-il là pour voir Leyn ? Ils étaient amis, c’était plausible !
- Tu as passé une bonne matinée ? demanda Leyn avec un sourire dans la voix.
Acquiesçant, son ami lui répondit qu’il avait étudié. Reigan lui avait fait cours et il avait pu comprendre l’un des théorèmes qui lui échappaient jusque-là.
- Et toi ?
- Vraiment bien, matinée studieuse.
En observant l’alpha tendu à côté d’eux, Saarf eut un peu de mal à le croire. Rien ne laissait supposer qu’il soit réellement capable de rester calme durant une longue période, mais les conditions étaient bien différentes de la zone commune… Alors, ce n’était peut-être pas si surprenant ?
- Cette après-midi, j’ai deux cours à donner par contre. reprit Leyn.
Emmuré dans le silence, Merwan ne réagit pas, mais son cœur avait fait un bond dans sa poitrine. Gardant espoir, il se prit à penser qu’il pourrait être enchainer derrière le bureau de son oméga, il serait un peu caché des autres ce qui l’aiderait à rester maître de ses instincts et il n’aurait qu’à colorier sagement. En faites, c’était tout à fait possible, se dit-il en tentant de se rassurer.
- Ne t’inquiète pas, j’ai prévu les chambres ce matin en fonction.
Remerciant son ami, Leyn ne s’aperçut pas immédiatement que Merwan s’était reculé et qu’il les observait avec de grands yeux un peu exorbités. Evidemment, Saarf lui ne le loupa pas et ce fut son expression qui alerta Leyn qui se retourna aussitôt vers l’alpha.
- Ne faites pas ça… murmura ce dernier.
- Recule Leyn. demanda Saarf, conscient du danger.
En regardant tour à tour son ami et l’alpha, Leyn comprit de ce qui était en train de se jouer là. Doucement, il s’éloigna. Envolée, la quiétude de cette matinée, soudain, il retombait dans tout ce qu’il détestait.
- Vous devez vous calmer, Merwan et peut-être que nous pourrons trouver un compromis ? tenta le jeune oméga.
Il n’y croyait pas vraiment, mais l’attention du plus grand se tourna vers lui et il retrouva l’alpha qui avait passé sa matinée à ses côtés. Enchainant les tentatives d’apaisements, il le vit se décontracter peu à peu. Très calmement, l’alpha finit par prendre la parole. En réalité, il chuchotait presque tant sa voix était abimée.
- Les boites… Les chaines… Enfermé…
Marmonnant plus qu’autre chose, quelques mots se perdirent sans qu’ils ne parviennent à les entendre.
- Et si, je restais avec vous pour une fois ?
N’osant même pas lever les yeux pour voir le refus évident de l’oméga, Merwan continua, parlant plus qu’il ne l’avait fait ces dernières semaines ou peut-être même ces dernières années.
- Tout ce que j’aurais à faire, c’est de rester sage. Rien de difficile. Et je colorierais encore, si vous le voulez. Peut-être des cartes ou autre chose, peu importe…
Oubliant presque l’angoisse, il finit par se confronter au regard de Leyn. Son plaidoyé n’avait pas fonctionné, il le savait juste à observer ses yeux. Alors il n’y avait plus qu’à attendre le couperet final, puisqu’il ne pourrait rien y changer.
- Ne m’en voulez pas mais cette après-midi ce n’est pas possible… Tout ira bien, vous devez simplement vous décharger un peu… Et demain, nous pourrons refaire une matinée ensemble, c’est très bien si ça vous a plu.
Fermant les yeux, Merwan fit de son mieux pour ne pas se mettre à hurler. Il devait se maîtriser, penser au lendemain et … Ne pas craquer.
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