Chapitre 35 – ceux qui sont négligeables
Eiro n’était pas rentré ce soir-là. Saarf l’avait attendu un petit moment avant d’en arriver à la douce conclusion qu’il avait décidé de rester dormir chez son oméga. La transition s’était faite en douceur et ils savaient tous les trois que ça arriverait bientôt. Ce n’était pas le premier succès de ce programme mais aux yeux de Saarf s’était l’un des plus joli. Il n’aurait pas aimé que cet alpha si doux finisse ses jours en zone commune. Avec son départ, il allait devoir lui trouver un remplaçant, un jeune alpha malchanceux ou mal compris qui aurait une chance supplémentaire ici. Il attendrait quelques jours néanmoins avant de s’en occuper se dit-il tout en marchant jusqu’à ses propres quartiers.
Il ignorait que dans une autre zone commune un alpha était en train de rêver qu’un sauveur apparaisse, comme beaucoup d’autres avant lui. Il se tenait acculé dans un angle, tout crocs sortis, envers le groupe de bêta qui voulait très visiblement l’attraper pour lui faire quelque chose. Le matériel médical qui avait été préparé juste à côté l’affolait déjà et tout en grognant un peu plus fort, il jetait des coups d’œil frénétique vers la porte. Cette porte qui ne lui permettrait pas de fuir et par laquelle aucun sauveur n’apparaitrait. Personne ne viendrait pour lui.
Le monde évoluait peu à peu depuis la série d’études, un grand nombre de programmes étaient à présent testé. La majorité du temps, on commençait par les faire valider par Merwan et ce qui avait l’air de lui servir d’équipes afin de voir comment un alpha pourrait percevoir le programme. Mais n’avait rien d’obligatoire et il ne savait rien de ce que cet alpha était en train de vivre. C’était une première avec lui, mais neuf autres alphas avaient été sélectionné pour atteindre un petit groupe de dix.
Par un hasard dû à un calendrier des plus chargé, ce programme avait été mis en place le même jour qu’un autre. L’alpha de Saarf, Barry, avait participé à ce dernier. Sans hurler, sans se révulser sur place en espérant qu’on ne le touche pas, sans faire de scandale, sans sortir les crocs, … Saarf n’avait aucun doute sur la bonne conduite de son alpha, mais il n’avait pas encore eu son retour et il espérait que tout c’était bien passé autant pour les accompagnants que pour lui.
En arrivant chez lui il ne s’attendait pourtant pas à retrouver Barry assis sagement sur le canapé avec, posé devant lui, trois feuilles visiblement remplies. Barry ne savait pas lire comme la majorité des alphas alors cela troubla son compagnon.
- Bonsoir. Ta journée s’est bien passé ?
- Oui, merci… et la tienne ?
- Très bien. Je suis content, Eiro n’est pas rentré ce soir.
Saarf déposa ses affaires puis s’avança jusqu’au canapé et s’assit tranquillement à côté de son alpha. Dans une autre pièce, bien loin de là, un bêta venait lui aussi de s’asseoir. Ils s’y étaient pris à plusieurs fois et ils étaient nombreux, mais même ainsi, installé à califourchon sur l’alpha, c’était très difficile de le maintenir au sol. Tout son corps se révulsait violement sous eux. Un tissu imbibé de poison fut apposé sur son nez et sur sa bouche pour l’endormir assez pour rendre les manipulations possibles. Le bêta en lui demandant de se calmer, prit une voix aussi rassurante que pouvait l’être celle de Saarf alors qu’il demandait à son propre alpha :
- Allez, dis-moi tout. Tu as été au programme d’amélioration de vie ?
- Oui.
- ça ne s’est pas bien passé ?
- Si… Si. Feryande, un bêta, a rempli ces documents pour moi, pour que tu les lises.
Depuis tout le temps qu’ils vivaient ensemble, Saarf ne se souvenait pas d’une seule fois où Barry avait eu l’air aussi mal à l’aise. On serait venu le voir pour lui annoncer qu’il avait agressé une personne qu’il n’en aurait presque pas été surpris tant il semblait coupable. L’impression lui laissa un goût amer en bouche et un mauvais pressentiment.
Ce fut également un pressentiment qui sauva les doigts du bêta, trop proche de la bouche bâillonnée de l’alpha qui tenta malgré tout de lui mettre un coup de crocs. L’alpha gémissait, tirant sur les liens et essayant de mordre tous ceux qui pouvait se trouver à sa portée. Sa culpabilité était inscrite de partout, chaque bêta la voyait, mais l’alpha ne semblait pas s’en préoccuper. Tout ce qui l’intéressait était de leur faire mal pour s’en sortir. Alors, comprenant cet état de fait, ils n’eurent aucune forme de pitié envers lui et se firent d’autant plus brutaux.
De son côté Saarf était beaucoup plus délicat et il prit le temps de demander :
- Est-ce que tu veux que je les lise ?
- Je ne sais pas.
- Qu’est-ce qui t’embête ?
- Je ne veux pas que tu penses que… je me plains. Je sais que j’ai une belle vie.
- Barry… ces papiers, ces entretiens, c’est pour que votre bonheur augmente. Ça ne veut pas dire que tu te plains, juste qu’on essaie de faire mieux et c’est une excellente chose si vous avez trouvé des pistes d’améliorations !
L’alpha acquiesça doucement et tendit les documents à son compagnon qui les prit en souriant malgré son propre cœur qui tambourinait fortement dans sa poitrine, sous le stress. Son sourire de façade s’effaça néanmoins au fur et à mesure de la lecture pour laisser un pli soucieux entre ses sourcils. Saarf peina un peu à avaler sa salive tant sa gorge était nouée. Il travaillait tous les jours à améliorer le quotidien des alphas de la zone commune, il faisait de son mieux pour leur bien-être, comment avait-il pu passer à côté d’informations aussi importantes alors qu’elles étaient juste sous son nez ? Il soupira, posa les feuilles et ouvrit ses bras à Barry tout en fermant les yeux. Son alpha se réfugia dans l’étreinte qui se referma sur lui en le berçant doucement.
- Je suis content que tu l’ais dit. Vraiment. On va… On va essayer de changer ça.
Ils ignoraient totalement, comme l’ensemble de la population, que dans cette autre pièce, le bêta avait appliqué plus fermement le tissu sur les voies respiratoires de l’alpha sans s’occuper qu’il suffoque. Le grand corps était secoué et malmené alors qu’on lui affirmait sans vergogne :
- Arrêtes de bouger ! Tu ne risques rien ! Tu vas juste aider à améliorer le bien-être des alphas, espèce d’idiot !
Mais l’alpha n’écoutait pas et faisait de son mieux pour se dégager, ne serait-ce que pour trouver un peu d’air. Le long de ses joues, s’écoulant de ses yeux écarquillés, les larmes glissaient silencieusement. Personne ne pleurerait ou ne serait affligé pour lui car personne ne s’en préoccupait. Il n’était pas important.
Barry, lui, était très important pour plusieurs personnes. Sur le papier remit à Saarf, le bêta notait les problèmes de Barry et ils étaient nombreux. Un manque de contact sociaux, un isolement qui minait son moral et le recours aux zones communes juste pour pallier à ce manque. Il notait un manque d’occupation, un ennui quasi-constant et une dépression installée sans doute depuis des années. A côté, il notait plusieurs propositions d’activités qui avait semblé tenter son alpha. Cela formait une grille entière de choses qu’il souhaiterait ou ne souhaiterait pas. Davantage de sexe ensemble. Plus du tout de zone commune s’ils pouvaient passer du temps ensemble. Des discussions ensemble. Des balades ensemble. En faites dès que l’activité supposait d’être faite avec son oméga, il avait annoncé être très intéressé.
Saarf lui embrassa les cheveux, comme chaque soir ils sentaient bons. Barry passait une partie de l’après-midi à se préparer pour lui, il le savait bien-entendu, mais il n’y prêtait plus attention depuis longtemps déjà. C’était juste une routine, mais ce jour-là, elle lui serra le cœur.
Il reprit les papiers du bout des doigts et eut envie de pleurer en comprenant ce qui n’était pas dit. Barry n’était sans doute pas réellement intéressé par la majorité des choses qu’il avait fait écrire mais chaque soir, en rentrant, Saarf lui parlait de sa journée et de tous ces autres alphas. Il lui racontait leurs péripéties, leurs échecs mais aussi leurs réussites. Combien de fois l’avait-il rendu horriblement jaloux sans même s’en rendre compte ? Il l’embrassa de nouveau comme pour se faire pardonner, mais ce n’était pas le pardon qu’il devait chercher mais une amélioration alors il reprit sa lecture, repassant les activités et déchiffrant les notes de Feryande.
Il y avait tant de choses à mettre en place, mais le corps épais de son alpha, fermement contracté contre lui le laissait garder espoir qu’il n’avait pas tout loupé. Barry lui faisait relativement confiance et il avait envie de faire toutes ces choses avec lui. Ce n’était pas comme cet inconnu au corps meurtri qui n’avait confiance en personne et en qui personne ne pouvait placer la moindre confiance. Barry et lui était on ne plus différent. Mais Saarf n’eut pas la moindre pensée pour tous ces alphas en souffrances, il était concentré sur le plus important : Barry.
Tout au bout de la liste, une petite mention qu’il n’avait pas vu avant le statufia tout à fait. Barry désirait construire une famille et avoir un chez eux indépendant. L’envie de procréation était relativement commune à son âge pensa immédiatement Saarf, mais ce n’étaient pas les statistiques qui étaient intéressantes. Son alpha avait envie de construire tout ça avec lui, malgré tout.
Il l’embrassa encore, savourant la texture de ses cheveux, puis de sa peau alors qu’il posait un baiser au creux de son cou.
- Je t’aime tu sais ?
- Oui. Je t’aime aussi.
- Je vais faire de mon mieux pour nous offrir tout ça. Mais… j’aimerais quelque chose moi aussi.
- Quoi ? chuchota Barry la gorge toujours nouée et le visage caché contre l’épaule de son oméga.
- J’aimerais que tu me parles, que tu me dises les choses, que tu t’exprimes, que tu proposes… tant pis si c’est pas conventionnel ou pas poli, je m’en fous. Je préfère savoir. Est-ce que tu crois que tu pourrais le faire ?
Barry acquiesça silencieusement, les yeux grands ouverts. Les cours qu’il avait reçu à l’école revinrent lui fracasser les oreilles. Ce que demandait Saarf aujourd’hui, c’était ce que l’école désignait comme une « part alpha indésirable » qui devait « être étouffée ».
- Oui, j’y arriverais.
- Merci.
Si on avait dit à Saarf à l’époque que Merwan, cet alpha, enchaîné dans un local dédié aux visiteurs, une boule dans la bouche et l’écume aux lèvres, le regard inquiétant parviendrait à provoquer de tels changements dans son couple, dans sa zone commune et chez ses alphas, il n’y aurait jamais cru. Et s’il l’avait fait, il aurait pensé au pire. Les bêtas qui observaient le corps à semi-conscient de l’alpha avaient quant à eux quelques espoirs et ils avancèrent le matériel pour pouvoir l’opérer rapidement. Une méthode de contention lourde fut apposée pour rendre sa nuque facilement accessible et maintenant qu’il ne remuait plus, un somnifère plus puissant lui fut injecté. Cet alpha ferait de grandes choses, mais pas de son plein grès.
Tranquillement Saarf reprit :
- Merwan a proposé des … des entretiens, est-ce que ça te plairait d’aller avec lui ?
- Non.
- D’accord.
Il passait la majorité de ses journées en compagnie d’autres alphas ou d’omégas qui avaient besoin de parler dans un cadre rassurant. Comment inclure Barry à ça ? Il se prit à penser à Atkins qui avait réussi à emmener Perte de partout avec lui, mais à quel prix ?
- Pour ce soir, qu’est-ce qui te plairait ?
- … manger ensemble ?
- Parfait, voilà un chouette programme.
Alors qu’ils se câlinaient tendrement, heureux d’être ensemble et heureux à l’idée qu’ils allaient enfin pouvoir se comprendre pleinement, l’autre alpha subissait une opération légère mais intrusive sans qu’aucun ne s’inquiète des douleurs qu’il aurait à supporter ensuite ou de sa respiration sifflante. Parlant entre eux, les bêtas s’auto-congratulèrent de la réussite de la pose dès que ce fut fait et testé. L’engin était tout simple mais il faciliterait grandement les prélèvements.
- Bravo à tous pour votre excellent travail. Nous allons pouvoir mener ce projet de recherche à bien et découvrir l’influence des activités sur le taux de stress prélevé directement dans le sang. Expliqua l’un des chefs à ses collègues qui ne connaissaient pas le fond du projet. Vous venez de participer à un projet capital qui changera sans doute la face du monde et de notre relation aux alphas. Vous pouvez être fier de vous.
Personne ne fit attention à l’alpha qui tentait de se recroqueviller dans ses liens. Personne ne s’assura de comment il se sentait. Personne ne s’en inquiéta même. Comme la majorité des alphas, il n’avait simplement pas gagné le privilège de leur attention.
Endormi dans les bras de son compagnon comme Barry ou Perte ou bien répandu entre les liens comme cet alpha et tant d’autres, le résultat était finalement le même : il restait beaucoup de chemin pour que les alphas trouvent une place réellement confortable dans le monde.
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