Deep blue woods

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Notre ville est morte depuis six ans. Au début, on accusait la fermeture de la mine, le manque de travail, le manque d'argent, puis le manque de tout. Mais on a trouvé bien pire à accuser, finalement. Quelque chose avait débarqué à Hepdale, une chose mauvaise qui a encore plus détruit notre ville. Ce matin-là du 19 juillet, personne ne se doutait de la manière dont l'affaire Huddown Grove allait être conclue l'affaire.

C'était le début de l'été. La lumière chaude du soleil faisait un peu oublier les problèmes de chacun. Les habitants profitaient de leur terrasse ou de leur porche. Il était même prévu qu'un petit cirque ambulant vienne s'installer sur la place pour le Jour de l'Indépendance. Je me souviens encore de l'odeur du sucre de la barbe à papa et de la fumée des pétards.

Le lendemain de la fête, la rumeur avait gonflé comme un ballon. On avait retrouvé la première victime des bois de Huddown Grove, attenant à notre ville. Ou plutôt ce qu'il en restait, disait Maggie la tenante du bar. La fille s'appelait Rebecca Ferguson. D'après son petit ami qui avait signalé sa disparition, elle s'était éloignée de son groupe d'amis avec lui plus profond dans les bois. Il avait avoué en pleurs s'être endormi, ivre, sans savoir où elle avait pu aller par la suite.

Le nouveau chef de la police locale, Roy Emerson, était arrivé sur les lieux après qu'un joggeur ait donné l'alerte. C'est là que lui et son adjoint Jerry Harvey découvraient les restes humains de la jeune femme, dont se délectaient des larves et des mouches par dizaines. Seule la main intacte de la victime qui portait encore sa bague de fiançailles pouvait confirmer son identité.

Quelque chose avait débarqué à Hepdale cet été-là et s'en prenait aux habitants. Une chose tellement menacante, tellement terrifiante, que les gens lui avaient même donné un nom.

* * *

5 juillet

"C'est le bureau du légiste, Chef ! dit Jerry Harvey en lui tendant le téléphone.

- Chef Emerson à l'appareil...très bien...j'arrive tout de suite."

"Bonjour Docteur.

- Il y a une question dont je dois discuter avec vous...je dois vous dire d'abord que j'ai effectué toutes les analyses personnellement. Je les ai recommencées plusieurs fois. Et donc il n'y a aucun doute sur ce que je vais vous dire, dit le légiste d'un ton grave.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Les morsures. D'après la profondeur, la forme, l'espacement entre les entailles, les blessures étaient trop profondes pour que la victime en réchappe...avec une telle mâchoire, ce qui a attaqué cette fille doit peser dans les 200kg.

- De quoi s'agit-il ? Un ours ? Si près de la ville ?

- L'ADN retrouvé dans les tissus est d'origine animale, oui, mais pas terrestre. Cet ADN-ci est...marin.

- Je vous demande pardon ? dit le chef, interloqué.

- Ce sont des mâchoires de requin qui ont marqué le corps de la fille avant qu'on ne la retrouve à Huddown Grove.

- Mais c'est insensé !

- Il n'y avait pas une goutte d'eau dans les poumons de la victime et aucune trace de baignade récente d'aucune sorte. C'est pourquoi j'ai fait analysé mes prélèvements par un océanographe, Joel Fisher de l'Université de Floride. Il confirme mes propos.

- La presse ne peut pas avoir cette information. En dehors de vous et de l'océanographe, qui est au courant ?

- Il n'y a que vous, Monsieur Emerson.

- Qu'il en reste ainsi !"

"C'est pourquoi tout ça, adjoint Harvey ?

- Vous n'êtes pas sans savoir que quelquechose a attaqué hier au Grove, Monsieur le Maire. L'horreur c'était, il faut fermer l'accès aux bois.

- Si vite ? Sans consultation préalable ? J'ai peur que vous et votre chef ne vous précipitiez. Voyez-vous, si les chasseurs et les passants ne peuvent plus aller au Grove, ils iront du côté de Kamtane ou de Morinbron.

- Nous ne sommes pas obligés de servir nos gens au menu de cette bête, Monsieur le Maire, dit le chef Emerson qui revenait de chez le légiste.

- Nous n'avons jamais eu ce genre de problème ici. La dernière attaque de bête sauvage remonte à plus de dix ans. Un incident isolé dans cette région.

- Et cette pauvre malheureuse à la morgue ?

- Un chien sauvage et affamé aurait pu tout à fait s'en prendre à elle, c'est possible.

- Alors quoi, vous vous en tiendrez à cette version ?

- Il n'y en aura pas d'autres, chef Emerson. Ecoutez, une fille de passage pour la fête nationale décide de fricoter dans les bois avec son petit ami à l'abri des regards. Elle croise la route de ce molosse et meurt de ces blessures. Des chiens errants, vous en trouverez partout en bordure de Hepdale. Je compte sur vous."

Les habitants avaient bien mieux à faire ces jours-là que de se préoccuper d'un chien abandonné. Il flottait comme un air de vacances avec la douce chaleur qui s'installait et une douce odeur de côte de porc grillée au barbecue. En réalité, les habitants de Hepdale n'auraient pas peur d'un simple chien, aussi agressif fut-il.

* * *

7 juillet

"Je regrette, je regrette de ne pas être resté auprès de lui...J'y croyais pas, je le cherchais partout dans la rue, je le voyais nullepart, alors j'ai paniqué, je me disais que c'était sûrement cette bête dans la forêt.

- Je crois que c'est le Croque-Mitaine.

- Qui d'autre peut venir enlever ces pauvres enfants, après ce qui est arrivé à cette fille ?

- Je l'ai déjà vu, une ou deux fois. Il longeait la forêt tard le soir. Huddown Grove est vaste, il y a tellement d'endroit où se cacher."

Les rumeurs allaient bon train dans Hepdale. Chacun avait son avis ou sa version de l'histoire, même si ce n'était pas toujours crédible. Collin Wyatt avait séché les cours avec ses amis Alex Workman, Lewis Bryan et Nathan Lane. Ils s'étaient retrouvés au Grove pour pique-niquer et jouer au ballon. Mais Collin n'était jamais ressorti des bois. Il avait dû se passer de nouveau quelquechose de terrible au Grove, une chose tellement chocante et inexplicable que les trois autres garçons ne parvenaient pas à décrire ce qu'ils avaient vu. Le corps de Collin avait des entailles à plusieurs endroits, identiques à celles retrouvées sur le corps de Rebecca Ferguson et le ballon retrouvé sur place était taché de sang et détruit par des morsures. Le doute n'était plus permis, quelquechose rôdait à Hoddown Grove.

Le conseil municipal s'était réuni. Le maire était confronté à un choix douloureux. Il pouvait adopter des mesures de protection le temps de se débarrasser de la chose, c'est-à-dire interdire l'accès au bois. Mais cela pouvait anéantir le peu de réputation qu'il restait de Hepdale et de ses environs, en pleine saison de la chasse.

"On ne sait même pas de quoi il s'agit.

- Je ne veux même pas dicuter avec vous.

Deux journalistes se disputaient sous l'annonce de Mr et Mrs Wyatt affichée dans le hall de la mairie. Les parents endeuillés offraient une récompense de 3 000 USD à quiconque leur rapporterait la tête de la bête qui avait tué leur fils. Une somme considérable ici à Hepdale avec un tel niveau de chômage. Toute la presse locale était au courant.

- Allons dans la salle du conseil, je vous prie, dit le maire à toute l'assemblée, nous y serons mieux. Un peu de silence, s'il vous plaît. Monsieur Emerson, si vous voulez bien.

- Oui, bien sûr. Hum, je vais vous communiquer ce que nous envisageons dans l'immédiat.

- Et pour la forêt ?

- Des battues ont été organisées pour traquer cette chose dès demain. D'autres volontaires pourront tout à fait se joindre aux équipes déjà constituées s'ils le souhaitent.

- Allez-vous fermer la forêt ?

Le chef Emerson prit un temps avant de répondre.

- Oui.

Un brouhaha surgit dans la salle.

- Et des experts biologistes vont venir.

- Juste pour 24 heures, dit le maire à l'assemblée.

- Je ne suis pas au courant, dit Emerson en se tournant vers lui.

- Juste pour 24 heures, obtempéra de nouveau le maire.

Avez-vous d'autres questions ? Bien, la séance est levée."

Il était clair que le conseil s'inquiètait de la publicité négative sur la ville et également de l'arrivée en masse de chasseurs plus ou moins qualifiés pour obtenir la récompense.

Le chef Emerson était de retour chez lui après cette dure journée. Après le dîner, il s'était assis à son bureau pour travailler. Il avait lu des rapports d'attaques de puma et d'ours, il étudiait maintenant les caractéristiques de bêtes ou personnes sur lesquelles on avait enquêté dans des affaires similaires non résolues. Il avait, non sans se surprendre lui-même à le faire, fini par se tourner vers les légendes urbaines locales et même un livre sur les requins.

Leurs yeux avides, leur odorat très développé, leur nageoire dorsale si caractéristique et leurs mâchoires puissantes. A vous filer des frissons. Comment Rebecca Ferguson et Collin Wyatt avaient-ils pu entrer en contact avec un requin comme l'affirmait le légiste, avant qu'on ne les découvre dans les bois ? Après avoir longuement élaboré des théories, toutes aussi discutables les unes que les autres malgré son expérience, il se frotta les yeux, ferma tous ses dossiers et ses livres. Il espérait qu'il aurait plus de réponses lors de son entretien prévu avec l'océanographe Joel Fisher de l'Université de Floride.

* * *

8 juillet

On n'avait jamais vu autant de personnes venant des états voisins. Oregon, Idaho, Montana, mêmes des Canadiens s'étaient joints à la grande battue.

"Il nous faut des renforts d'urgence, hurla le Chef Emerson en raccrochant le téléphone.

- C'est la pagaille dehors, dit l'homme qui venait d'entrer.

- En quoi puis-je vous être utile ?

- Joel Fischer, de l'Université de Floride.

- Mon Dieu, c'est vous que le légiste a appelé. Roy Emerson, chef de la police.

- J'aimerais voir les dépouilles des deux victimes, Rebecca Ferguson et Collin Wyatt.

- Par ici, je vous prie."

Le biologiste enregistrait ses observations tout en manipulant les corps de la jeune femme et du garçon.

"Probablement attaqués par un chien errant...On ne peut qu'estimer la taille et le poids des victimes d'après les restes.

L'expert tentait de reprendre son souffle.

Pour la jeune femme, le torse a été tranché au niveau du thorax. Il ne reste aucun organe vital. En ce qui concerne le garçon, le bras droit a été sectionné au-dessus du coude. Il reste très peu de tissu. Os partiellement dénudé...Ce n'est pas une attaque de chien errant, mais bien d'un animal beaucoup plus massif. Vous avez alerté les autorités ?

- Non, c'est resté au niveau local.

- Alors admettons, une bête d'environ 300 kg, affamée mais non hystérique, s'en prend à des gens qui passaient par là...tout semble indiquer une attaque d'ours...à l'exception des traces de dents laissées par endroit...comme ici, avec des bords dentelés...avez-vous fait inspecter la zone ? En tous cas, je me répète, mais il ne s'agit ni d'une attaque de chien, ni de puma, ni de Hannibal Lecter. C'est bien des requins qui ont attaqué ces personnes.

- Alors comment expliquez-vous que des victimes d'attaques de requins se soient retrouvées au beau milieu d'une forêt et non en mer ? J'ai beau me retourner la question dans la tête jour et nuit, c'est une chose que j'ai beaucoup de mal à concevoir.

- D'autant qu'il faudrait des années et des années pour observer ce genre d'évolution. Je veux dire par ceci que même un ours ne pourrait avoir une dentition de requin avant des siècles. Même une maniplulation génétique ne pourrait obtenir de tels résultats instantanément, il faudrait des dizaines d'années de recherches...Ou un évènement destructeur du type astéroïde, ou éruption volcanique massive, ce qui n'est pas arrivé depuis des millénaires.

Le chef Roy Emerson pestait et se retrouvait de nouveau sans réponse. Les preuves étaient là, sous ses yeux, mais l'enquête commençait à piétiner et il n'aurait bientôt plus assez d'arguments en faveur de la fermeture du Grove.

Les gens revenaient de la battue par groupes, épuisés...et bredouille. Il n'y avait pour l'heure aucune trace de cette bête.

* * *

11 juillet

Les jours passèrent et la bête n'était toujours pas identifiée. Les pires rumeurs couraient à son sujet, la désignant tour à tour comme un clown pervers aux dents assérées ou un wendigo. Le Chef Emerson reprenait sans cesse toutes les recherches et les témoignages collectés depuis une semaine. Toutes les théories possibles, même les plus discutables, avaient été argumentées et vérifiées. L'enquête était au point mort. Si le policier ne faisait pas de progrès significatif sous peu, on le jugerait incapable de gérer la situation, il serait forcé de céder sa place et paraîtrait aux yeux de tous comme un incompétent.

Ce 11 juillet, alors que la police et les gardes-forestiers surveillaient le Grove, la bête parvint à déjouer la surveillance et attaqua à nouveau. Le maire n'eut plus le choix : il accepta la proposition d'Emerson et engagea un soldat revenu de mission aux très bons états de service pour abattre l'animal. Fisher se joignit également à la chasse pour apporter son expertise.

Des pisteurs aidaient le trio à quadriller et à balayer le Grove sur toute son étendue. Ils traquèrent la bête dans tous les recoins du bois durant des jours. Sans résultat.

A un moment inespéré, ils arrivèrent à une clairière. Une brume inhabituelle s'était levée à cet endroit, plongeant les lieux dans une ambiance étrange, moite et terrifiante. Puis, les trois hommes virent ce qu'ils n'auraient jamais pensé pu voir dans leur vie, ni dans aucune autre. Entre les troncs d'arbres se glissait un requin au ventre blanc et au dos bleu vif, avec des yeux sombres, la gueule ouverte. Il flottait dans les airs avec l'habileté d'un oiseau, comme s'il voguait au beau milieu de l'océan, tout en courbe et en souplesse. Il nageait près du sol, comme tapi au fond d'une eau invisible, contournant par moments les arbres, qu'on pouvait voir comme des algues sur pieds.

Impossible, pourtant le requin glissait naturellement dans les airs, sous les yeux hébétés des trois hommes.

* * *

19 juillet

"Monsieur Emerson, mon collègue et moi-même faisons partie d'une cellule ratachée au FBI, spécialiste des affaires non classées. Nous avons pour mission de résoudre les enquêtes ne relevant pas des schémas...classiques, si je puis dire. Nous reprenons des dossiers pour lesquels malheureusement aucune conclusion n'a pu être apportée, comme le vôtre. Si vous voulez bien reprendre votre récit depuis le début, je vous prie."

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