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Assise sur le siège étroit, ceinture bouclée sur les cuisses, Alice regarde par le hublot tandis que l'avion avance lentement pour se placer sur la piste de décollage.

Il pleut. Ou peut-être que non.
Cela fait plus de dix ans maintenant alors mes souvenirs sont un peu flous.

Les tremblements légers de la cabine sont le reflet de ceux qui agitent les pensées de cette enfant de 18 ans qui quitte sa maison aujourd'hui. Oh ce n'est pas la première fois et certainement pas la dernière. Mais aujourd'hui, ce soir, maintenant, c'est le début d'autre chose. Et la fin, forcément.
Comme une caresse douloureuse en dedans, une brûlure tiède et diffuse ; une perte. Une peur.
Le personnel naviguant effectue le compte des passagers, présente les instructions de sécurité.
Sur l'écran face au siège, il y a toutes sortes de passe-temps : jeux, films, musiques, séries, cartes postales virtuelles, et voulez-vous connaître notre menu ?, et voici les articles disponibles au duty free, et ici les caméras à l'avant et en dessous de l’avion, désirez-vous un café ?…

Repliez votre tablette, relevez le dossier de votre siège et rangez vos bagages à main sous le siège devant vous.

Un bébé commence à chouiner. Une belle nuit en perspective.
Que sont douze heures d'insomnie après tout ?

Allons, tu passais des vols entiers à jouer sur ta console,
à dévorer tes livres à la veilleuse, à écrire des lettres.

Et tu voudrais, maintenant, dormir ?

La petite fille assise sur le siège de devant se retourne. Alice lui sourit. Elles font une bataille de regards. Pendant un court instant Alice pense à autre chose qu'au départ.

PNC préparez-vous au décollage.

Les lumières de la cabine s'éteignent, celles de la piste n'en sont que plus voyantes.
Alice connaît bien cette sensation.
À chaque grandes vacances, et depuis l’enfance, elle part dans sa famille maternelle, dans le sud de la France. Mais cette fois-ci point de retour fin août. Elle va découvrir l’automne, puis l’hiver, la neige ; le froid, cet inconnu.

L'avion accélère brusquement, oiseau de métal fonçant droit dans la nuit. Tout tremble, tressaute. Alice essaie de graver ce moment dans son esprit, tout en se disant que ce n'est rien, juste un départ. Un départ de plus. Le retour en moins.

Sa gorge se noue, ses mâchoires tirent d'avoir trop serré, ses yeux picotent.
Non. Non, non. Elle ne veut pas partir, est-ce que papa va bien s'occuper des chiens ?
Est-ce qu'elle va se faire des amis, là-bas ?

Le nez de l'avion se lève, les réacteurs grondent, les ailes gémissent, et l’habitacle se soulève.
On s'élève. Au dessus de cette petite île dont les maisons et les routes clignotent comme autant d'au-revoir éperdus. Au-revoir Alice…

Elle a mal et se délecte de sa douleur, qui relie son cœur à sa maison. Légitime.
C'est sa terre, c'est son pays. Elle s'en va, et ça fait mal.

Les larmes calment ses joues tièdes ; sa mère est à côté, et Alice ne veut pas partager son chagrin. Elle voudrait que le monde disparaisse. Être seule dans cet avion et crier sa peine en silence.

Le soleil, la famille, les ami·e·s, l’enfance… Ah celle-là, elle est bien loin pourtant. Si tu savais Alice, comme elle ne t'a jamais vraiment quittée, avec sa beauté et ses angoisses. Tu pleures la perte des repères, la plongée dans l'inconnu, la séparation ; pourquoi faut-il que ce soit si loin ?

Le bolide pivote. Nous avons décollé face à la mer, et l'aéroport se trouve à Plaisance, au sud-est de l'île. Ainsi pour rejoindre l'Europe il faut voler en direction du Nord-ouest, traverser le pays, ce caillou de 40 kilomètres sur 60, en diagonale. C'est beau. Malgré les nuages, c'est beau. Alice pose ses lunettes sur ses genoux. Le monde devient flou. Les étoiles s'étirent jusqu'à disparaître, la lune devient une boule de coton diffuse et les lumières des maisons, en contrebas, des lucioles.
L'avion se stabilise, nous avons traversé les nuages, la lune étend son voile.

Ting. Le symbole attachez vos ceintures s'éteint. Certains passagers se lèvent aussitôt.

Alice regarde le programme des films. Le dîner arrive, sans saveur, puis repart. Les gens ont les yeux rivés sur leurs écrans, quelques-uns lisent un livre, font des mots-fléchés, s’ennuient.

Musique dans les oreilles, sentinelle de l'esprit, t'y vas au bluff petite.
Mais t'as bien raison, va. Tout est nouveau, tout est loin.
Dors. Ce n'est pas en veillant que tu maintiendras le lien.
Tu sais bien qu'il est ailleurs.

Petit déjeuner.

Tu te rappelles de ces matins infernaux où maman te forçait à boire un bol de lait ? Où rien n'était possible tant que le bol n'était pas vide. Lait froid, chaud, sucré, nature, au chocolat, rien n'y faisait, tu détestais ça, sans oser toutefois le jeter dans l'évier quand elle avait le dos tourné. Alors tu restais là, pendant des dizaines de minutes, jusqu'à être en retard, forcément.
Pour la peine, ce matin tu prends un chocolat chaud.
Maman te regarde d'un air étonné.
Tu sors de là avec une moustache de lait,
comme l'enfant que tu n'es plus, ma douce Alice.

Dehors, le jour est là ; l'hiver austral a fait place à l'été boréal. Changement d'hémisphère, de saison, de vie.

PNC à vos postes, atterrissage dans deux minutes.

Par le hublot, Alice retrouve Paris. La fière, l'insoumise, Paris l'effrénée. Elle n'a même pas encore atterri qu'elle a hâte de la quitter. Paris la pressée, la stressée, la bruyante. Aller découvrir Lille. L'exigence, l'internat, des amis, peut-être ?


Dépressurisation. Clic, clac. Djouf. La porte de la cabine s'ouvre dans une grande inspiration.

Tu es prête Alice, n’attends pas.

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