Souvenir d'une vie
Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j’écoute le froid. Assise sur cette banquette, que j'ai installée sous cette ouverture il y a des années de cela, je sens l'air passer là où le bois s'est affaibli. Cette maison, je l'ai achetée avec mon mari, un coup de coeur, on peut l'appeler comme ça. Je l'ai vue, je l'ai voulue et j'ai tout de suite su que devant cette fenêtre avec la vue sur les champs, la forêt au loin et le parc des enfants, je perdrais beaucoup de temps. Ce petit coin fut mon combat, la raison de l'achat, ma volonté, je savais que ce serait mon avenir, ici, sur ces coussins avec cette couverture et ces rideaux d'abord blanc, maintenant gris.
Mon mari aussi fût un coup de coeur. Nous nous sommes rencontrés dans un bal. J'adorais danser, valser dans ses bras sur ce rythme effrené. Il m'a vue, il m'a voulue, il m'a tendu la main et nous avons dansé sans échanger un mot toute la nuit. Nous nous sommes retrouvés toute la semaine. Pas un mot, pas une phrase, simplement des gestes, plus forts, plus beaux que n'importe quelle parole. Le vendredi 14 mars 1952, il m'a embrassé, tendrement, chastement. Nous nous sommes mariés un an plus tard et notre première fille est née neuf mois après notre nuit de noce.
Installée confortablement, le froid passant à travers les mailles de ce bon vieux plaid, je me rappelle de ce jour où nous avons visité cet endroit. Nous n'habitions pas du tout dans ce village. Mon mari, Louis était médecin, un de ses anciens professeurs lui avait proposé un travail à 15 minutes d'ici. Nous ne pouvions refuser et avons donc recherché une maison pour s'installer. Je venais du Morvan, il venait de Nice et nous nous étions rencontrés à Paris. Désolée de devoir partir, je l'aurais suivi où il voulait. Nous avons pris le train, pendant une heure jusqu'au terminus. Je me souviens avoir pleuré, ne pas vouloir descendre en voyant cette gare si petite, trop de souvenir revenait à la surface.
C'était un samedi, son ami et ancien professeur nous avait invité chez lui pour ne pas avoir à payer l'hôtel. Le jour même nous avons visité deux maisons. Je les refusais. En y repensant, il était patient mon Louis.
Comme tous les dimanches matin, nous allions à la messe. Je n'étais pas forcément croyante, mais écoutant l'orgue, je priais de trouver la maison parfaite, celle qui ne me ferait pas regretter de partir. A 14h, le ventre plein, nous sommes partis, main dans la main, nous avons marché dans les rues, admiré les parterres de fleurs. Un virage à droite et elle se dressait devant nous, majestueuse et pourtant discrète. On pouvait voir qu'elle avait vécu cette demeure, j'aimais ça. Les yeux brillants, je m'empêchais de m'emballer. La propriétaire nous a accueillis, elle n'a pas souhaité nous dire pourquoi ils partaient. Pièce après pièce, nous visitions. Je posais des questions concernant le quartier, mon mari sur la maison, l'électricité, le gaz, l'eau. Un escalier se dressait devant nous, nous l'avons monté, visité les chambres à droite et à gauche. Il ne restait qu'une porte en bois, banale ; elle l'a ouverte, mon regard s'est posé sur cette fenêtre dans le coin, que plus tard j'ai proclamé mien. Je fus submergée par les sentiments. Je suis tombée amoureuse pour la deuxième fois. J'ai regardé mon mari. Louis a compris de suite. Trois mois plus tard nous emmenagions. Je n'ai jamais su le prix de la maison, combien nous avions déboursé. Louis m'a seulement dit que mon bonheur était le plus important.
Mon Louis était généreux, pas seulement avec moi et ses enfants. En tant que médecin, il lui arrivait souvent de faire preuve de largesses, ce qui était souvent contexté par ses confrères. C'est ce que j'aimais le plus chez lui, sa gentillesse, sa bonté et le fait de ne pas compter quand il était question de la santé de ses patients.
Il est décédé dix ans après notre installation, il a été contaminé par un patient qui avait une maladie infectieuse. Malheureusement, il n'a reconnu les symptomes que trop tard. Ses amis ont essayé de le sauver, en vain.
Le regard fixe, j'admire le ciel grisé, je sens mon coeur battre, mes poumons se remplir et je remercie le monde d'être en vie pour voir cette beauté naturelle. Je remonte mes lunettes glissant le long de mon nez et je ferme les yeux. Je me revois jeune, belle, la peau ferme, le visage lisse et ma chevelure blonde soyeuse. Je repense à mes quatres beaux enfants, à ma voisine, à ma meilleure amie. J'entends leurs rires, comme des musiques autour de moi, je vois leurs visages. J'ai cette sensation d'être entourée, enlacée d'histoires flottantes, de mon histoire. Je me sens apaisée. J'ouvre mes paupières et regarde les feuilles noircies d'encres. Je tends la main et les embrasse toutes. Je les plies et les mets, chacune dans une enveloppe. Je prends le temps de les fermer correctement.
Une inspiration et je revois ces 85 ans. Une vie comblée. Toujours assise confortablement, je prends ensuite le verre d'eau et les médicaments posés sur le bout de canapé. Je les avale d'une traite. Ce traitement que l'on vient de me donner pour me soigner, je veux qu'il me libère. J'en prends, plus que le nombre recommandé, puis me tourne vers la fenêtre, je fléchis légèrement les jambes pour que la couverture les couvre, je ne veux pas avoir froid.
La neige continue de tomber, le ciel est toujours profondément noirci, l'air frais s'infiltre encore. Je reste là et j'attends de m'endormir profondément dans ce coin. Quitter mon deuxième amour pour rejoindre, enfin, mon premier.
Annotations
Versions