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Ce jour-là, mon rituel du petit-déjeuner ne fut pas le seul chamboulé : toute ma journée se trouva déstabilisée face au vide laissé par les grille-pains. Avec le recul dont je dispose aujourd’hui, je me permets d’affirmer les grille-pains, car la suite des événements me démontra qu’ils s’étaient tous volatilisés d’un coup. Je compris vite qu’ils n’avaient jamais existé pour d’autres que moi : le seul vestige qui les trahissait était fragilement gravé dans ma mémoire, comme un graffiti sur l’échafaud du temps.
Au moment de me laisser avaler par la bouche du métro, je croyais encore à une farce d’Albertine, ou bien à une anomalie bénigne dans mon sens de l’observation ou mes souvenirs. La porte vitrée du wagon à quai me renvoya un reflet tendu où je peinai à reconnaître mon visage. Celui-ci changeait pourtant si peu d’un jour sur l’autre – on aurait pu croire un tableau, bien que le personnage représenté s’avère sans intérêt. Albertine jurait me trouver beau ; objectivement, pourtant, j’étais banal. Cheveux bruns et yeux noisette, menton carré et pommettes saillantes, grain de beauté sur la joue droite, barbe entretenue pour conserver son aspect faussement négligé, incisive supérieure gauche un peu de travers malgré les années d’orthodontie imposées par Papa… Tout cela pourrait s’appliquer à tant d’individus sur ce quai – est-il possible de transcrire en mots ce qui détermine l’identité d’un visage ? Seule me démarquait cette ride qui se creusait à la commissure de mes lèvres quand je souriais, une ride de bonheur que seule Albertine savait dessiner. Une ride absente ce matin-là, remplacée dans le reflet par une rayure sur la vitre.
Une fois dans la rame, le journal ouvert sur mes genoux à la page des mots croisés, je m’avérai incapable de remplir ma grille habituelle tant mon esprit se bornait à interpréter chaque définition en écho à mes tartines du matin. Je levai les yeux vers les autres passagers, dans un espoir inconscient de trouver parmi eux un compagnon d’infortune avec lequel partager ma peine. Mais, leurs nez plongés sur autant d’écrans, tous semblaient glisser avec impassibilité sur les rails de leur journée, insensibles au drame qui me torturait au même instant.
Face à moi se tenait une grande femme émaciée au teint pâle, maladif, presque bleuâtre. Elle m’évoqua aussitôt la figure de Carême dans son combat contre Carnaval : Papa m’avait offert ce tableau de Brueghel en puzzle, et, une pièce après l’autre, j’avais assemblé ce personnage avec les aliments qu’elle portait ; de même, je m’amusai à l’idée que, faute de grille-pain, la femme du métro ait déjeuné des poissons desséchés.
À ma gauche, à l’instant où mes yeux se posèrent sur lui, un vieil homme réajustait ses lunettes rondes en haussant les sourcils. Le geste et les rides ainsi creusées me transportèrent à Rome, dans une minuscule pizzeria où j’avais confié à Papa mes impressions sur une des œuvres du Caravage que nous venions d’admirer – La Vocation de Saint-Matthieu. Entre deux bouchées de notre dîner, je m’étais enthousiasmé de la précision avec laquelle le peintre utilisait la lumière, en particulier pour tracer les rides du personnage penché au-dessus de l’épaule du prêteur. Les arômes de ma focaccia aux olives me revinrent aussitôt en bouche, magnifiés par mon émerveillement d’enfant en voyage ; je ne pus pas concevoir autre petit-déjeuner pour mon passager du métro.
Un rang plus loin, un jeune homme glissait la main dans ses cheveux pour les recoiffer. Sa moustache et son bouc m’insufflèrent une étrange nausée, que je finis par associer à la couverture d’une édition du Horla de Maupassant ornée de l’autoportrait de Gustave Courbet. Ce livre m’avait tenu compagnie un jour de sévère gastro-entérite : alors que les crampes d’estomac m’empêchaient de me concentrer sur la lecture, j’avais gardé les yeux rivés sur ce portrait, ma bouche encore tapissée des saveurs du bouillon de légumes dont m’abreuvait Papa. Bien que l’idée de déjeuner d’un tel potage me parût saugrenue, je m’amusai à considérer que le jeune décoiffé s’en était servi quelques bols avant de descendre dans les entrailles de la ville.
Une dizaine de portraits plus tard, les portes du métro s’ouvrirent sur un ado vêtu d’un ample sweat à capuche à l’effigie d’un groupe que j’écoutais dans mon enfance. Alors que mon grille-pain commençait à s’évaporer de mes pensées, ce clin d’œil à ma jeunesse révolue m’arracha un sourire nostalgique et me tira de ma rêverie : je trouvai à cet homme une tête à manger du pain grillé ! Si farfelue soit la question, je m’apprêtai à lui demander la nature de son petit-déjeuner. La voix mécanique du métro interrompit mon élan en égrenant le nom de ma station. Je quittai donc mon wagon et rejoignis la surface les épaules basses, à nouveau lestées de mystère et de doutes.
Non seulement j’arrivai en retard au bureau, mais il me fallut ensuite de longues minutes avant de me concentrer sur mon travail. Depuis neuf ans que j’exerçais en tant que tableuriste, mes tâches étaient pourtant devenues machinales : elles consistaient à consigner les naissances quotidiennes, les noms, prénoms et mensurations des enfants, la météo locale à l’instant de chaque accouchement, la phase de lune et la position des constellations dominantes, et toute autre information susceptible d’être un jour utilisée par d’hypothétiques statisticiens et autres probabilistes. Or, mon esprit refusait de se laisser quadriller par le tableur ouvert sur mon écran : il s’affairait à étudier dans le désordre chacun des scénarios relatifs à la disparition de mon grille-pain. J’évacuai vite les plus évidents – non, Albertine ne m’aurait pas menti, cela ne lui ressemblait pas –, les plus inquiétants – et si un trou s’était soudain ouvert dans l’espace entre le sol et mes pieds et que le grille-pain venait d’y être aspiré ? – et les plus improbables – non, Pa n’était pas doté d’une conscience suffisante pour croire sa pâtée versée plus vite en l’absence de cet appareil. Quelques hypothèses m’inquiétèrent sur ma santé mentale – aurais-je moi-même supprimé mon précieux durant une phase d’absence ? ou l’aurais-je fantasmé depuis mon enfance ? – quand d’autres m’éblouirent par leur potentiel dramatique – et si j’écrivais une dystopie dans laquelle tous les grille-pains disparaîtraient du monde ?
Ainsi, au moment où Mylène proposa l’habituel café de dix heures et demie, je n’avais rempli que six lignes dans mon tableur – sachant que pour une petite Astrid mesurant 3,12 kg et pesant 51 cm, j’avais noté dans la colonne astrologie la présence de beurre fondu dans la constellation des tartines. J’étais surtout bien en deçà des vingt-trois lignes par heure attendues d’un employé de ma qualification.
À la fois dépité par mon début de journée et ravi de l’opportunité de me changer les idées, je suivis le reste de mon équipe vers la salle de pause. Comme chaque lundi, pendant que l’imposante machine préparait son double cappuccino, Françoise nous asséna un commentaire sur la météo.
— Vivement que ça se réchauffe, vous trouvez pas ? On est mi-mars, quand même ! J’ai encore gratté mon pare-brise ce matin, et d’après la météo ça devrait empirer pour les jours à venir.
Son téléphone en main et ses coudes vissés sur l’hideuse table rouge de la pièce, Charles s’apprêtait à gloser le redoux prophétisé par un autre bulletin météo – car quoi qu’annonce Françoise, il dénichait chaque fois une chaîne qui la contredise. La perspective d’une énième lénifiante répétition de cette scène me révolta : hors de question de rester passif comme j’avais pu l’être en ce lieu toutes ces années, à laisser mes oreilles distraites éponger le vide de leurs conversations.
— Vous n’auriez pas un grille-pain à me dépanner, par hasard ? Le mien vient de disp… de dysfonctionner !
Tous les regards se posèrent sur moi. La machine ponctua le lourd silence circonspect d’un grognement simulant la mouture d’un café – l’expresso de Mylène. Après deux interminables secondes, ma sensation de malaise fut diluée par une salve d’éclats de rire.
— Un grille-pain ? s’esclaffèrent en chœur tous mes collègues. C’est quoi cette connerie ?
Je forçai un sourire amusé, feignant l’air de l’idiot qui vient de sortir une blague hors de propos. Si ma question n’obtint pas la réponse attendue – tous les qualificatifs furent employés pour railler l’abracadabrante chimère que j'avais mentionnée – elle eut au moins le mérite de briser la routine. Charles, en particulier, fut ravi qu’on lui serve un autre objet de moquerie pour alimenter ses moteurs de recherche : il troqua ses bulletins météo contre des dizaines de sites sérieux ou parodiques, chinois ou américains, récents ou anciens, tous se rejoignant pour conclure qu’aucun appareil ressemblant à ce que j’avais toujours nommé grille-pain n’avait été inventé. Même après avoir détaillé le principe et le fonctionnement de l’engin, afin que Charles puisse approfondir ses recherches en usant de périphrases ou d’associations d’idées, son navigateur continuait de nier l’existence actuelle ou passée de tout grille-pain.
Vingt minutes et trois cafés plus tard, je regagnai mon poste l’humeur plus maussade que jamais. Seule la perspective de retrouver Freddy le soir parvint à m’apaiser : même si mon ami n’avait pas de réponse à m’apporter, j’étais convaincu qu’il saurait m’aider à relativiser.
Nous nous retrouvions chaque lundi au bistrot des halles. Freddy arrivait toujours avant moi, réservait notre table, commandait nos boissons. Il était sans emploi. Ses journées débordaient d’un vide jamais égal, d’une lassitude aussi éternelle qu’inconstante. Il s’inquiétait que je m’ennuie, dans mon travail et dans ma vie ; aussi, en guise de bonjour, ponctuait-il tous ses ça va ? par des tu t’emmerdes pas ? Je pense qu’il espérait un oui pour alléger le poids de son propre ennui. Ce soir-là, en chemin vers le bar, j’imaginai que mon profond dépit saurait lui arracher un sourire et alimenter le moulin de sa philosophie.
J’arrivai en avance tant j’étais pressé de retrouver mon ami ; je fus contraint de l’attendre. Mon verre était déjà à moitié vide lorsqu’enfin il arriva, surpris de me trouver là.
— Bah alors Armand, qu’est-ce que tu fous ? Y a un problème ?
— Mon grille-pain a disparu, résumai-je froidement.
Freddy se fendit aussitôt d’un sourire qui me réchauffa l’âme plus sûrement que la bière engloutie en l’attendant. Il savait ménager son auditoire, aussi prit-il le temps de savourer quelques gorgées de sa boisson avant de me livrer le fond de sa pensée.
— Bravo, Armand ! Il faut croire que tu ne t’étais pas ennuyé assez longtemps pour devenir apte à créer !
Sans me laisser le temps d’objecter, il poursuivit sur sa lancée : cette idée de grille-pain sonnait dans son jugement comme une invention de ma part. Freddy regrettait que mes méninges se soient employées à pondre une si absurde futilité, mais il me félicita d’être en bonne voie pour m’extraire de cette insipide vie d’adulte où je croupissais depuis trop longtemps à son goût.
— Vraiment, je suis fier de toi ! Tu commences petit, c’est vrai, mais c’est pas plus mal : tu crées d’abord un objet trivial, puis à force d’entraînement, tu pourras construire des personnages, des royaumes, des univers, c’est génial !
— Alors toi aussi tu crois que j’invente ? m’offusquai-je. Moi qui comptais sur ton soutien. Ou alors… Vous êtes tous de mèche pour me jouer un mauvais tour ou quoi ?
Freddy traîna sa chaise pour s’insinuer à mes côtés et, tel un adulte fatigué auprès d’un gamin qu’il juge benêt, il entreprit de me démontrer son propos en ouvrant face à moi la page d’une banque d’image. Il lança aussitôt une recherche sur des créations d’enfants, qui renvoya des croquis de personnages, animaux et objets plus abracadabrants les uns que les autres.
— Si tu veux, y a un concours tous les mois qui récompense les œuvres les plus imaginatives. Dessine-moi ton truc et je t’inscris : t’as peut-être une chance !
Je quittai le bar énervé, laissant derrière moi un Freddy désemparé et mon deuxième verre même pas vidé. De retour chez moi, je constatai que mon grille-pain n’avait pas repris sa place au milieu des huiles et épices et qu’Albertine continuait de se comporter de la plus plate normalité. Je voulus la secouer, l’implorer de tout avouer, de me restituer mon bien. Et alors que, le poing serré à m’en blanchir les jointures, j’allais cogner dans un coussin, une image de Papa me revint en tête. On s’était querellés au sujet d’une broutille, le ton était monté ; j’avais menacé de quitter la maison, il m’en avait donné sa bénédiction, m’enjoignant au passage à emporter toutes mes merdes avec moi, en particulier mon grille-pain.
— Ton truc, ça ne devrait même pas exister ! avait-il craché, usant de ce mot truc qu’il abhorrait par-dessus tout, comme une manière de dénier toute identité à l’objet.
Mû par une soudaine inspiration, je bondis vers la chambre pour tirer de sous le lit un carton d’albums photos, persuadé d’y trouver, parmi tous les clichés de mon adolescence, une image où l’appareil serait visible, comme une preuve que je ne l’avais pas rêvé. À l’époque, face à la réticence de Papa, j’avais été contraint de le ranger au-dessus du frigo, seul endroit où il échappait aux foudres du jugement paternel. Ainsi, si Papa l’avait mentionné, condamné, désapprouvé, c’est qu’il avait eu conscience de sa réalité. Je dénichai trois photos de notre vieille cuisine. Deux d’entre elles n’étaient pas cadrées assez haut pour y trouver trace de l’objet recherché. La troisième, en revanche, ne laissait aucun doute : je posais devant la porte blanche du frigo, les pieds ancrés au sol et un grand sourire aux lèvres pour révéler mes dents enfin libérées de leur joug orthodontique. Je portais encore ces affreux rails métalliques le jour où j’avais acheté mon premier grille-pain : ce cliché datait forcément d’après l’acquisition. Or, en haut du frigo ne s’empilaient que des magazines et de vieux calendriers. Comme si ce que je cherchais n’avait jamais existé ailleurs que dans mon imagination.
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