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… ciel s’annonce lourd de nuages en ce mercredi 30 mars. Il fait mentir le dicton selon lequel « Souvent, la sainte Amédée est de mars la plus belle journée ». Le 30 mars 1944, les habitants de Nuremberg ont dû trouver le ciel encore plus noir sous les bombes qui anéantirent leur ville. C’était un peu mieux en 1870 pour les Noirs des États-Unis : le 30 mars, ils obtenaient le droit de vote, cinquante ans avant les f…
On disait de moi que je parlais peu mais juste. Les circonstances de ces premières disparitions me rendirent loquace, moi qui étais d’ordinaire du genre à restreindre mes contributions au strict nécessaire dans les conversations. Il faut croire que la parole m’était soudain devenue plus essentielle, par besoin d’évacuer mes doutes et l’inconfort qu’ils généraient.
Aussi ma précédente soirée avec Freddy s’était-elle éternisée. Je lui avais longuement conté tous mes souvenirs relatifs au grille-pain, au téléphone ou aux couverts, comme pour les conserver ailleurs que dans ma fragile mémoire. Ces histoires avaient autant amusé mon ami que des récits de lutins, de sirènes ou de sorcières : il raffolait des idées mais les jugeait irréalistes. Néanmoins, même s’il devenait évident que ces concepts n’avaient jamais existé aux yeux d’autrui, les mentionner me faisait du bien. Nous avions donc planifié de nous retrouver le jeudi suivant. Cela s’avéra bienvenu, compte tenu de ce qui survint ce mercredi : dès l’après-midi, mon vague malaise face à l’avenir s’était alors mué en panique.
Le lundi, Freddy avait pourtant tenté de m’apaiser, me reprochant de sombrer trop vite dans ce qu’il considérait comme une folie paranoïaque face à des changements qui n’en étaient pas.
— La seule chose qui ne change pas, c’est le changement, m’avait-il soutenu en mastiquant une poignée de crackers caoutchouteux. Il faut savoir s’adapter, c’est tout. Tu vois, aujourd’hui, au bar, ils avaient plus de cacahuètes. Mais je ne suis pas en train de hurler qu’elles ont disparu, quand même ? Non, au lieu de ça, je savoure ces trucs dégueulasses que le patron nous a servi à la place !
D’après lui, les lendemains avaient toujours été incertains. Seul notre regard sur l’avenir évoluait. La faute à notre âge, au fameux cap des trente-cinq ans – Freddy inventait ces fameux caps à la moindre occasion, les décalant au gré de ses anniversaires ou de ses interlocuteurs.
— Avant, on était jeunes : on avait la vie devant nous, on n’y voyait que des possibles. Maintenant, on craint la mort qui se profile, on regrette tout ce qu’on ne pourra pas accomplir faute de temps alors que c’est juste une question de choix. Et au lieu de prêter attention aux naissances et aux réussites, comme on faisait plus jeune, on n’entend maintenant plus que les accidents, les maladies, quelques suicides aussi. Les disparitions, comme tu dis. Elles ont toujours eu lieu, tu sais. Mais avant tu les remarquais pas. Et là, tu te mets à en inventer. Peut-être est-ce à l’image de ta vie qui s’est trop refermée.
Cette discussion avait infusé dans mon esprit toute la journée du mardi. Dans les vingt-quatre heures qui suivirent, je n’avais vu qu’Albertine et quatre collègues, je n’avais fait qu’exécuter des gestes mille fois réitérés. Depuis plusieurs années, j’avais presque cessé de sortir ; je remettais au lendemain ce dont j’aurais pu jouir le jour même. Qu’il s’agisse de simples loisirs ou de lointains voyages, de petits plaisirs ou de grands projets, d’intense activité ou de paisible oisiveté : tous les plans gisaient sous la poussière des riens du quotidien. J’en vins à croire que Freddy avait raison : je m’étais inventé des disparitions qui, d’une certaine manière, me disculpaient de mon enlisement.
Le soir venu, en m’endormant, je comptabilisai tous mes congés non posés, que ce soit par conscience professionnelle ou par le prétexte du à quoi occuperais-je ce jour-là ? mieux vaut attendre une occasion propice ! Et si l’occasion ne se présentait pas ? De même, je soupesai toute l’épargne entassée sur nos comptes en prévision de projets plus grands pour les jours futurs. Et si ces jours ne venaient pas ?
La conviction que tout était sur le point de disparaître ressurgit aussitôt. Plus j’en chassais l’idée en me persuadant de son incongruité, en la jugeant sortie d’un esprit sclérosé, et plus elle revenait renforcée. Une peur me submergea, me paralysa sous mes draps : je n’osais plus planifier quoi que ce soit au-delà de la semaine à venir, par crainte que le monde ait déjà trop changé, voire qu’il ne soit plus.
— Pourquoi te laisser atteindre par ces soi-disant disparitions ? s’était emporté Freddy. Moi aussi, ça m’arrive de voir des choses disparaître, et j’en fais pas un tel drame à chaque fois. Ma mère se montrait encore plus efficace avec son Alzheimer ! Alors tes trucs imaginaires, tu ferais mieux de les oublier toi aussi. Ou si tu y tiens tant et que ça te paraît si réaliste, débrouille-toi pour les créer ! Après tout, des couverts, pourquoi pas : je suis sûr qu'il existe des gens ayant les moyens de se payer ce genre d’excentricités. Au pire, ça ferait un joli objet à refourguer dans les brocantes ou les transmissions d’héritage.
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