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Au réveil de ce mardi, je n’étais toujours pas convaincu par la théorie de Freddy, mais j’y avais trouvé une source de motivation. Comme me l’avait conseillé Albertine, j’avais la ferme intention de ne plus subir les changements. S’il s’avérait impossible de récupérer ce qui avait déjà disparu, j’espérais au moins obtenir des preuves de leur existence passée, comprendre les raisons ou les processus ayant conduit à leur effacement, découvrir des moyens d’anticiper les éventuels suivants. Je comptais donc éplucher les journaux à la recherche d’anomalies, comparer différentes éditions des jours ayant précédé les disparitions avec la réalité dont je me souvenais, et tâcher d’y déceler des pistes utiles. Albertine et mon patron étaient prévenus : ce mardi, je prévoyais de quitter le travail plus tôt pour me rendre aux archives. Par chance, le lieu fermait tard : la veille au soir, j’avais prié ma moitié de ne pas m’attendre pour le dîner.
Fier de mon projet et sûr de son succès, je descendis les marches du métro les épaules droites et la tête haute, après avoir glissé sous mon bras le quotidien pioché sur la pile en haut des escaliers. Mon sourire redoubla en m’installant dans la rame, journal sur les genoux : ce jour-là, j’avais droit à un numéro spécial, rempli uniquement de jeux et de mots croisés. Idéal pour me dynamiser les neurones en me changeant les idées. La première grille me fit néanmoins tiquer par son inhabituelle difficulté. Je levai les yeux sous mes sourcils froncés et observai les autres passagers, espérant trouver quelqu’un sur qui copier. Trois dames plongées dans leurs bouquins ; une quatrième concentrée sur un sudoku ; deux hommes austères en discussion d’affaires ; cinq ou six jeunes en train de jouer ; … Personne ne semblait bloquer sur la même page que moi.
Je parcourus les grilles pour en tenter une nouvelle, sans plus de succès – cette fois, ce fut faute de concentration. Un affreux pressentiment me gagnait. En quittant le souterrain, je marchai vers l’emplacement du kiosque à journaux. Ma respiration se coupa face à la devanture de celui-ci : il ne vendait que des friandises et des grigris.
Mon sourire s’étira en coin à l’idée de ma perspicacité : j’en venais à accorder plus de crédit à l’hypothèse d’une nouvelle disparition qu’à la probabilité d’une grève des journalistes ou à un changement de fonction de ce kiosque particulier. Je n’osai même pas interroger mes collègues à ce sujet. Au bureau, mon image du sage silencieux commençait déjà à se teinter d’une insondable folie : je préférais de loin être ignoré que raillé. Au moins, me rassurai-je, Charles n’avait plus son téléphone sous la main pour y chercher matière à amplifier ses moqueries.
Au moment de la pause-café, je m’installai face à la nouvelle machine, dos à mes collègues attablés. L’écran affichait alors un paysage champêtre aussi naïf que pittoresque.
— Y a quoi dans l’actualité ces temps-ci ? demandai-je simplement.
Dans le silence qui suivit, je sentis les regards me lacérer l’échine.
— Je veux dire… Il se passe quoi, en France et dans le monde ? poursuivis-je. Je me suis un peu coupé de tout ces derniers jours, on avait des… des choses à gérer avec Albertine, et…
— Mais qu’est-ce que ça peut nous foutre, ce qui se passe dans le monde ? m'interrompit Charles d'un ton sec. Au boulot et chez moi, ça va. Hier soir on a dîné un osso bucco mais la viande était trop dure, si tu veux tout savoir.
Françoise et Mylène renchérirent aussitôt, y allant de leurs Moi, ma concierge me donne déjà dans le détail la situation de tous les copropriétaires, ça me suffit amplement ! ou autres On a assez à se lamenter avec nos propres soucis, on va pas perdre notre temps à se plaindre ou s’inquiéter de ceux des autres. J’hésitai un instant à argumenter, à étaler tous les intérêts de la presse qui m’avaient toujours semblé objectifs et rationnels : relativiser, prendre du recul sur nos positions nombrilistes, anticiper des problèmes globaux qui pourraient nous impacter ou sur lesquels on pourrait contribuer, renforcer la cohésion d’une communauté autour de faits communs… À contrecœur, je choisis néanmoins de rentrer dans leur jeu. Je pris une profonde inspiration et me tournai vers eux.
— Et si quelqu’un vous offrait, chaque jour, un… un livre qui raconte ce qui se passe dans le monde ou autour de chez vous, ça vous intéresserait pas du tout ? Les travaux, les ouvertures de commerces, les nouvelles politiques, les résultats sportifs, la situation économique, ce genre de choses, quoi.
— Tu sais, Armand, y a que toi qui parles pas aux autres, répondit Françoise d’un ton paternaliste. Nous, entre voisins, collègues ou amis, on arrive à obtenir toutes les infos dont on a besoin. Celles qui nous sont utiles, en tous cas. Parce que pour le divertissement ou pour tuer le temps, on a largement de quoi faire à côté.
Je pensai aussitôt à Papa, à son aversion pour les discours rapportés qu’il jugeait aussi pleins de vérité que l’est d’eau une cruche percée. Papa passait un temps considérable à s’informer, car pour chaque sujet, il s’évertuait à recouper les sources pour en tirer l’essence. La vérité se trouve dans le plus petit dénominateur commun, expliquait-il. Si tu n’en repères pas, tu es en présence d’opinion pure, ou de faits insuffisamment vérifiés : tu peux donc soit ignorer, soit attendre que les vrais informateurs fassent leur boulot.
— Mais comment tu peux être sûre que tes voisins, collègues ou amis, comme tu dis, te donnent des renseignements fiables et complets ? rétorquai-je.
À ma grande surprise, Charles, que je n’avais jamais vu lire autre chose que son téléphone ou des journaux, sortit de sa poche arrière une édition de La Chute, de Camus, qu’il feuilleta rapidement. Son doigt s’arrêta au milieu d’une page, son sourire s’étira de fierté.
— On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai, cita-t-il avec emphase. Notre entourage, Armand, on le connaît, on sait quelle valeur attribuer à ce qu’il nous dit. Mais un inconnu qui te livre un message sur papier, comme tu prêches, comment tu peux être sûr que c’est la vérité ? Ça peut très bien être orienté par un dirigeant politique, un courant de pensée, ou pire, par un industriel qui veut imposer ses idées. L’intention que tu nous proposes est louable, merci. Mais désolé, dans une société comme la nôtre, je vois pas comment ça pourrait fonctionner.
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