6 (2/2)

8 minutes de lecture

J’occupai ma matinée enroulé dans une couverture, face à la bibliothèque qui venait de remplacer le dressing. Entre amusement et dépit, je feuilletai d’abord des piles de bandes dessinées et d’albums illustrés. Leurs pages débordaient de personnages dont le grotesque me frappa : un Obélix sans braies pour contenir sa bedaine, un Batman couvert de son seul masque, des Riri, Fifi et Loulou indistinguables l’un de l’autre, une Cendrillon et des Dalmatiens aux histoires réduites à quelques lignes. Je me plongeai ensuite dans la collection de livres d’art héritée de Papa. Là, passé l’étonnement initial, la nudité me sembla presque normale, voire familière : après avoir tant de fois vu Mona Lisa, la jeune fille à la perle ou les époux Arnolfini, je les retrouvais dans la même forme d’intimité que celle partagée avec Albertine, avec pour uniques parures quelques bijoux et couvertures.

Les albums photos que je parcourus après me laissèrent une sensation de malaise qui mit longtemps à s’estomper. J’y rencontrai mon père en tenue d’Adam dans le jardin ou devant l’appartement, à Rome ou sur la tombe de Maman ; Albertine et moi nus sur la plage, nus à la montagne, nus face à d’innombrables monuments – dans les nus de nos débuts, mes pieds touchaient encore terre ; mes camarades de classe sur les photos scolaires – au premier rang, Bertrand et les marques de violence de son père que plus rien ne camouflait.

Dans ces dernières images, je parvins à trouver une forme indirecte de réconfort : je me sentis soulagé que les disparitions surviennent maintenant que j’étais adulte plutôt que durant l’adolescence. Je n’osais pas imaginer l’effet des tranchantes moqueries du collège sur nos chairs mises à nu. Pourtant, les vêtements avaient souvent attisé les pires critiques, au point de devenir des causes d’ostracisation. Un regard ou un rictus qui se ferme, un visage ou un dos qui se tourne : cela suffisait à exprimer sans ambiguïté un glacial tu n’es pas assez bien habillé pour rester parmi nous. Dès la sixième, j’avais subi une telle mise au ban. Mais un simple tour d’esprit m’avait aidé à surmonter l’isolement qui en avait découlé : je m’efforçais chaque jour de considérer que le mépris de mes camarades ne m’était pas destiné. C’était seulement sur mes vêtements qu’ils crachaient, sur ces austères tenues dont m’affublait Papa.

Quoi que j’eusse pu dire ou dévoiler de qui j’étais en dessous, mon identité était déjà cataloguée dans le jugement collectif : j’étais un gamin triste, pas drôle. Il n’en faut guère plus pour attiser le feu des imaginations d’enfants. On m’inventa des raisons, on amplifia des causes dont je n’avais pas conscience. J’étais sapé ainsi parce que j’étais pauvre, parce que Maman était morte, parce que mes yeux ne distinguaient pas les couleurs, parce que je venais de la campagne, parce que je mangeais des cailloux. Après plusieurs semaines, j’avais osé me lamenter auprès de Papa, lui avouer que personne ne jouait avec moi. J’avais réclamé qu’il m’achète de nouveaux vêtements, prétextant que ceux-ci étaient trop serrés avant de reconnaître qu’ils n’étaient pas assez comme les autres. Évidemment, Papa s’y était opposé. Selon lui, nous n’avions pas assez d’argent pour nous permettre de suivre des modes aussi futiles qu’éphémères. Surtout, il n’en voyait pas l’intérêt.

— Ne commets jamais l’erreur de t’assimiler à une vulgaire enveloppe, m’avait-il froidement conseillé. Comme pour le courrier, c’est le message que tu portes à l’intérieur qui compte. Ceux qui ne lisent que tes vêtements ne sont pas dignes de recevoir ton amitié.

Je traversai donc le collège sans y tisser d'affinités. Ma tenue matérialisait à la fois la cause de mon rejet et la carapace qui me protégeait de ses effets. Si nous avions dû être nus, je suppose que mes camarades auraient trouvé sur mon corps un autre détail à railler, une autre différence à pointer. J’aurais alors été incapable d’esquiver leurs attaques, car leur objet aurait été ma seule identité.

Plusieurs fois, pourtant, j’étais revenu à la charge auprès de Papa dans l’espoir de changer ma garde-robe. Une fois, je le crus sur le point d'abdiquer – face à mon étonnement de le voir porter le costume au travail, il avait marqué un silence inhabituellement long.

— Tu as raison, Armand, avait-il opiné, les lèvres pincées. D’ailleurs, sache que le terme costume vient d’un mot italien relatif à l’habitude : il s’agissait de désigner un habit que l’on adopte pour suivre une coutume. Ainsi, quand je l’enfile, je deviens autre.

Le débat qui en découla s’éternisa sans que ni lui ni moi ne cédions. Je réclamai la liberté de me vêtir comme je voulais – en l’occurrence, comme le jugement des autres me le dictait – tandis que Papa avançait la nécessité d’apprendre à me distinguer, à m’affirmer. Avec le recul, je devine l’intention qui pouvait l’animer : une manière de me témoigner qu’il m’aimait, qu’il préférait l’individu que j’étais à la masse à laquelle je souhaitais m’assimiler.

— Je te déteste, m’étais-je finalement emporté. Dans tous les domaines, tu m’imposes des règles stupides auxquelles je dois me plier. Et là, tu m’interdis de faire comme les autres, tu me prives de la seule chose qui me permettrait de m’intégrer.

— Si les règles ne tenaient qu’à moi, je vous obligerais tous à vivre nus. Sans vos habits, vous verriez vos vraies ressemblances. Ça débarrasserait vos relations de toute la fausseté qui les pollue, de cette addiction aux apparences qui vous torture.

Des années plus tard, Freddy m’avait servi un discours analogue – il s’était d’ailleurs vexé que je le compare à Papa. J’étais allé le retrouver chez lui aussitôt après mon entretien d’embauche pour lui annoncer ce que je considérais comme une excellente nouvelle. La vue de mon costume-cravate lui avait arraché une crise de rire. Freddy entretenait un éternel mépris envers cette tenue, qu’il assimilait à une version moderne des chaînes d’esclaves.

— Si tout ce qui compte c’est de ressembler aux autres, mieux vaut rester tous à poil que de s’affubler d’un truc aussi inadapté au mouvement ou à la vie ! avait-il raillé. Il ne te manquera plus qu’un numéro tatoué sur le front comme ultime marque de ton asservissement.

Ce fut suite à cet échange que je m’étais réveillé deux centimètres au-dessus du sol. Au milieu de mes égarements, je m’étais amusé à considérer le phénomène comme une conséquence de cette critique, une manière physique de clamer mon indépendance, ma liberté. Les moqueries de mon ami avaient décuplé lorsque je lui en avais fait part.

— Non Armand, tu ne t’envoles pas, au contraire : en rentrant dans le système, tu commences à t’enterrer.

Malgré cette étrange impression d’égalité que Papa ou Freddy croyaient induite par la nudité, je n’osai pas sortir affronter le monde et sa foule sans l’armure de mes vêtements. Mon ombre semblait toujours engoncée dans un costume strictement ajusté, et pour la première fois depuis des années je me pris à l’envier – alors qu’au début je m’inquiétais qu’elle ne me ressemble pas, c’était à présent moi qui voulais l’imiter. Les raisons qui me rendaient les habits indispensables étaient multiples. Comme j’ai pu le mentionner précédemment et comme le recherchait Papa, il y avait d’abord ce rôle du costume, cette manière dont les vêtements matérialisaient la fonction que l’on occupait – mon pyjama faisait de moi un aspirant au sommeil, de même que ma tenue de bureau me transformait en employé. Certes, il restait les coiffures et les bijoux pour se différencier ou s’identifier, marquer son appartenance à un groupe social ou s’en émanciper, mais cela suffisait-il à compenser toute la diversité d’apparences et la facilité de changement offertes par les vêtements ? Venait ensuite la question du confort, des couches empilées pour me réchauffer, pour isoler mes parties sensibles de la saleté du métro ou des rugosités d’un siège – j’étais sceptique quant à la capacité d’une simple couverture à remplir cette fonction, mais je me rassurais à l’idée que sans contact avec le sol, mes pieds resteraient protégés. Enfin, ce qui me taraudait le plus sans que je daigne l’admettre en pleine conscience, c’était la pudeur, le fait de révéler des imperfections qui m’étaient propres, de soumettre mon intimité à tous les jugements et comparaisons. D’un vêtement, on peut prétexter qu’il est usé ou mal taillé, qu’il s’agit d’un cadeau qu'on s'imagine obligé de porter ; on peut surtout le changer aussitôt que l’on sent qu’il déplaît ou passe de mode. On ne peut malheureusement pas en dire autant d’un bourrelet ou d’un défaut de peau disgracieux.

Des images de Charles, Mylène et Françoise défilèrent dans mon esprit, comme dans ces jeux à spirales où l’on peut combiner cent versions de jambes ou de corps pour autant de visages. Au gré des détails ajoutés par mon imagination – grains de beauté ou pilosité, teintes ou textures de peau – ils étaient tantôt minces ou gros, tantôt laids ou beaux. Mais bien vite, ce furent leurs regards que je devinai posés sur mon corps, puis ceux des milliers de personnes que j’allais croiser dans les rues ou les couloirs du métro. Ma gorge s’assécha à cette idée – mieux valait me prétendre malade. Il ne me restait que quelques heures pour m’habituer et me préparer à l’épreuve du lendemain.

Je songeai à mon rendez-vous hebdomadaire avec Freddy, prévu pour le soir même. Mon ami me semblait la meilleure compagnie imaginable pour discuter des événements : je le savais capable de dédramatiser n’importe quelle situation, de rire et faire rire de tout. Je voyais déjà son regard me dévisager, avant que, d’une moue dégoûtée et d’une voix glaciale, il ne me crache une sentence de l’ordre du mon pauvre gars, banal comme t’es, crois-moi : personne ne s’avise à te regarder, encore moins à se comparer à toi. Tu peux sortir tranquille ! Dans sa bouche, la plus cruelle critique pouvait se muer en boutade affectueuse et faire voler en éclats les craintes du jugement d’autrui. Oui : plus que jamais, j’avais envie, sinon besoin, de retrouver Freddy. Mais cela impliquait plus de trente minutes de trajet à travers la ville, à une heure où tous les censeurs étaient de sortie. Le cœur agité et la respiration courte, je tâchai de me raisonner : si mes contemporains n’avaient jamais connu les vêtements, ils devraient avoir assez apprivoisé la nudité pour ne même plus la remarquer. Ma présence parmi eux passerait ainsi aussi inaperçue qu’auparavant, sans que nul ne m’accorde la moindre attention.

Frappé par ce constat de mon profond anonymat, je me sentis soudain bien plus abattu que je ne le fus depuis le matin. Je rejoignis Albertine au salon ; tout son être semblait absorbé entre les pages du bouquin qu’elle tenait – ainsi lisait-elle. Je pris place à ses côtés, invitai Pa sur mes genoux, et me plongeai dans la délicate contemplation de ma moitié. Ses récents conseils me revinrent en tête : j’avais besoin d’air et de changement. Aussi, dès qu’elle leva le nez de son livre, je lui proposai de réviser notre projet de voyage à la lumière de ce nouveau rebondissement. Ma première idée fut de tout annuler, de rester cloîtré entre nos quatre murs avec pour seuls paysages ceux de mes livres et de mon imagination. Mais cela ne résoudrait rien, j’en étais conscient : je ne ferai qu’y moisir. Alors quitte à partir sans vêtements dans un monde au bord de l’effondrement, je ne voyais qu’une solution. Il nous fallait une île déserte. Et vite.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Tocca ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0