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Nous partions donc pour Nollot sans presque rien emporter. Je repensai à tout ce que nous allions quitter – tant et si peu de choses à la fois. L’appartement et son loyer – comment l’avions-nous payé ? –, mon ancien travail et son salaire – comment aurais-je trouvé la motivation de remplir des cases de tableurs ? –, notre vie sociale et ses routines – comment allions-nous nous organiser sans horloge ni calendrier ?
En l’absence de ce que représentaient les nombres, je peinais à imaginer comment avait pu se structurer la société. Je ne parvenais pas à me figurer autre chose qu’un peuple archaïque, une humanité sans vecteur de développement. Notre départ ne me laissa pas le temps de constater ce qu’il en était en ville, mais les rencontres effectuées au fil de notre voyage éclairèrent mes principales interrogations : dans le creux des nombres, le monde avait su trouver une forme d’harmonie avec laquelle mon éducation ne me permettait plus de m’accorder.
Car on n’oublie pas en un claquement de doigts trente ans de formatage au progrès chiffré, à la mesure et à la comparaison permanente de tous les compartiments du quotidien. Cette nouvelle disparition, autrement plus inquiétante que celles des objets qui l’avaient précédée, me privait d’un des piliers vantés par la civilisation : le sens de la vie, celui de l’ascension vers la fameuse meilleure version de soi. Je souris à l’idée de ce qu’en aurait dit Freddy.
— Mais pourquoi vouloir viser un but ou trouver un sens à tout ? Rien n’a de sens, Armand. Et tous ceux que tu pourrais inventer seraient nécessairement faux, aussi absurdes que de nommer un concept inexistant. Comme je t’ai toujours dit : au lieu de chercher un sens vers lequel avancer, peut-être faut-il réapprendre à contempler le monde sans bouger. Sur le plan biologique, seules la survie et l’oisiveté ont un sens.
Je baissai les yeux vers Pa, à deux pas de mes pieds. Écroulé sur le flanc, il étalait l’étendue de son indifférence et de son anatomie qu’il s’évertuait à nettoyer. Pa vivait très bien sans nombres. De même qu’il se passait de grille-pain et de café, de téléphone et de métro. Tant de choses pouvaient disparaître sans altérer son rapport au monde. Je me mis à l’envier ; tout est si simple pour un chat domestique. Il trouverait certainement ses marques plus vite que nous à Nollot ; seul le voyage risquait de lui peser.
— Mais on part comment ? m’inquiétai-je alors en voyant Albertine ouvrir la porte. Je connais même pas la route, et puis il y a Pa, et…
— On part comme on a dit, Armand. Tout se passera bien. Détends-toi.
Comme on a dit ne m’évoqua pas le moindre souvenir. Heureusement, cela s’avéra aussi simple qu’un bonjour. Nous avons chacun enfourché un vélo trouvé dans la rue, endossé un sac à dos, harnaché la caisse de Pa sur mon porte-bagage, et nous nous sommes mis en route plein sud.
— En s’approchant, on demandera notre chemin, me rassura Albertine en réponse à mes inquiétudes silencieuses.
Je pris un instant pour regarder en arrière et dire adieu à mon ancienne vie. Comme l’affirmait Papa, on sait toujours ce que l’on quitte, on ne sait jamais vers quoi on va. J’avais la sensation de m’extraire de sables mouvants pour plonger dans le néant.
Celui qui ne possède plus rien est obligé de s’ouvrir aux autres, m’avait une fois soufflé Freddy. C’était pour justifier ses stocks imposants de conserves et de papier toilette. Par son caractère peu sociable, Freddy craignait plus que tout de devoir dépendre d’autrui, de solliciter une aide, de reconnaître qu’il était fragile et tributaire de cette société dont il occupait la marge. Cela constituait un des rares points sur lesquels il aurait été en accord avec Papa. Car Papa aussi préférait la solitude et l’indépendance à toute forme de vie de groupe. Il ressentait un malaise incurable en présence d’autres gens. Plus la compagnie était nombreuse – au-delà de deux personnes, c’était déjà beaucoup – plus les probabilités étaient grandes que quelqu’un ne respecte pas les normes telles que Papa les concevait. Et rien ne l’horripilait plus qu’un mot mal employé, un geste déplacé, un sourire non justifié. Papa aurait préféré jeûner une semaine entière plutôt que de réclamer des œufs à notre voisin, qui avait pour coutume de dire « au jour d’aujourd’hui ». Au jour d’aujourd’hui, mon cher voisin, les œufs sont une ressource vitale : il faut toujours en avoir chez soi, ça s’utilise à n’importe quel repas !
— Tu vois comment évolue le langage, Armand ? s’était emporté Papa après sa dernière conversation de trottoir. On simplifie les simplismes et on répète les redondances, comme si chaque génération devenait plus bête que la précédente et qu’il fallait s’assurer qu’ils comprennent bien. Hui, ça veut dire en ce jour, ça vient du latin hoc die. Tu le retrouves dans le Hoy espagnol. Aujourd’hui signifie déjà, d’une certaine manière, au jour d’aujourd’hui, c’est un mot qui a été rallongé pour s’assurer qu’on l’entende et le comprenne.
Papa aurait donc détesté participer à notre voyage vers Nollot. C’est qu’à vélo et sans carte, nous devions fréquemment nous arrêter pour demander tantôt notre direction, tantôt à boire, tantôt le gîte. Nous dépendions d’autrui. Et dans un monde n’ayant pas connu l’essor des téléphones et ordinateurs, dans un monde dépourvu de ces moyens de transport que j’avais si longtemps nommé modernes, dans un monde se voyant à présent délesté du concept des nombres, cet autrui n’avait plus rien en commun avec celui qui m’avait vu grandir.
J’étais trop chamboulé pour distinguer les détails de tous les changements intervenus ; néanmoins, deux aspects me frappèrent.
Le premier fut le naturel et la simplicité avec lesquels se déroula le trajet. Certes, la présence d’Albertine à mes côtés aida à fluidifier les échanges, à arrondir les angles et à lisser les aspérités. J’attribuai aussi cela à l’air des campagnes que nous traversions et à mon impression d’être en vacances, débarrassé des contraintes ordinaires de l’administration de nos quotidiens. Les rencontres se succédant, je finis par me demander si l’absence des nombres ne jouait pas un rôle. Sans salaire ni performances à comparer, avec des injonctions au travail d’un nouvel ordre, les relations semblaient apaisées. Nous étions tous égaux, sans autre impératif que de se loger et se nourrir, sans compétition dans la quête d’artifices dont faire déborder nos vies. Le partage s’effectuait sans compter : nous proposions compagnie, histoires et coups de main en échange d’un toit pour la nuit, d’une miche de pain ou d’une assiette garnie. Des foyers qui ne possédaient rien de plus que nous semblaient prêts à tout nous offrir si nous l’avions demandé. Je ne peux qu’imaginer un Freddy épanoui dans une tel mode de vie, sans chefs ni objets pour nous gouverner, dans une forme d’anarchie où chacun s’entraide selon ses moyens et ses envies – j’aurais été une tique qui profite de ce monde parfait sans rien lui donner, se serait-il vanté.
La diversité des profils m’étonna tout autant. À chaque halte, les personnes rencontrées semblaient différentes, malgré la nudité qui lissait les apparences. Leurs accents et manières de parler, comme autant de dialectes ; leurs gestes pour saluer, encourager, remercier, trancher un pain ; les agencements de leurs intérieurs et leurs règles de table ; … Je n’avais jamais voyagé ainsi, chez l’habitant plutôt dans des structures d’hébergement standardisées ; j’ignore s’il en allait de même avant la vague de disparitions ou si cette observation en découle, si l’absence de tout ce qui remplissait mon monde a évité une forme d’uniformisation des actes et des pensées. Je regrette de ne pas m’être plus intéressé aux autres avant ; en cela, j’ai hérité du caractère de Papa, et il est trop tard pour changer.
Étrangement, bien que les récents événements aient chamboulé tout mon rapport au monde et à moi-même, j’éprouvais à présent un certain espoir de les voir se poursuivre. Une forme de curiosité, pas nécessairement morbide. Comme une manière de me prouver ma capacité à m’adapter, à affronter les épreuves. Ou bien par conviction qu’une fois dépouillé de tout, je parviendrais encore à vivre, peut-être même mieux qu’avant, un mieux qui échapperait à toute forme de rationalisation. J’avais maintes fois rêvé d’une telle utopie – sans pour autant me figurer le chemin qui y conduisait – mais la paresse et le quotidien m’avaient toujours empêché de m’y diriger. J’en vins à me réjouir d’y être forcé.
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