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Mon sommeil n’avait jamais été excellent depuis notre arrivée à Nollot. Certains prétendent qu’il faut du temps pour s’habituer à un nouveau matelas, à une nouvelle chambre, à une nouvelle orientation du lit. D’autres accusent la lune, l’alimentation, les tracas du quotidien. En ce qui me concernait, c’était surtout nos couvertures qui me gênaient. Je n’avais toujours pas pris le pli de dormir nu sous un plaid. Je m’endormais en ayant chaud, et je me réveillais plusieurs fois au cours de la nuit pour sortir ou remettre un pied sous la couverture afin de réguler ma température – quand la présence de Pa ne m’empêchait pas de bouger. La situation était d’autant plus criante à Nollot, où la mauvaise isolation de la maison rendait les matinées plus fraîches que les soirées.
Cette nuit-là fut la première où je parvins à dormir sans interruption. Ce fut même Albertine qui me tira du sommeil par un mot doux et un baiser.
— Avoue que tu faisais semblant de somnoler pour que je te réveille avec mes bisous ! minauda-t-elle.
Je demeurai néanmoins fidèle à nos habitudes et, sitôt le moment complice savouré, je me levai pour préparer notre petit-déjeuner. Ma première surprise fut de trouver la théière au milieu de la table, pleine d’eau froide dans lesquelles les feuilles de thé étaient restées à tremper. J’étais pourtant persuadé de l’avoir vidée et nettoyée la veille, mais peut-être Albertine s’était-elle préparé une infusion avant le coucher – vaincue par le sommeil, elle aurait alors oublié de se la servir. Ce n’était pas son genre, elle se plaignait que les tisanes du soir la réveillaient au milieu de la nuit pour uriner. À moins qu’elle ne se soit levée avant moi le matin pour me surprendre avec le petit-déjeuner prêt à être dégusté – en ce cas, la théière aurait encore été tiède, notre câlin n’avait pas tant duré. Je secouai la tête pour en chasser toutes ces hypothèses inutiles et vidai le liquide sur les fleurs de la plate-bande. Je cherchai alors les casseroles pour mettre de l’eau à bouillir, mais ne trouvai que bols et saladiers à l’emplacement qui leur était dédié. Un détail m’interloqua ; je levai les yeux vers les fourneaux. À leur place se tenait un simple plan de travail à la surface gondolée par l’usage.
Un soupir d’agacement m’échappa. Je repensai à l’épisode de la disparition du grille-pain en me demandant ce qui allait à présent me tomber sur le coin du nez.
— Mais… Armand ! s’exaspéra Albertine dans mon dos. Pourquoi t’as jeté le thé ?
— Bah… Il était froid, les feuilles avaient trempé toute la nuit, c’est dég…
— Il était quoi ? Bien sûr qu’elles ont trempé toute la nuit, comment veux-tu que l’eau prenne le goût sinon ? Si tu te préoccupais un peu plus de ces corvées au lieu de t’amuser dehors, tu saurais comment je le prépare chaque soir.
Une boule se coinça dans ma gorge. Je n’osai pas affronter l’hypothèse qui se présenta à moi – les soudains reproches d’Albertine me semblaient préférables. Si ma nuit fut si bonne, c’était que les changements de température ne m’avaient pas tourmenté. Si le thé infusait à température ambiante, c’était qu’il était impossible de le chauffer.
Ainsi, cette nuit, les températures s’étaient-elles évaporées ?
Je poussai un long cri pour chasser toutes les questions qui inondèrent mon esprit – comment allait-on cuire les aliments, ou même les conserver ? comment fonctionnaient le climat, les vents, le cycle de l’eau ? comment l’humanité était-elle parvenue jusqu’à nous ? – et je refusai d’y chercher la moindre réponse. Comme pour les disparitions précédentes : si Albertine et moi étions encore là, c’est qu’il existait un moyen de s’adapter, soit par nos propres moyens, soit parce que les lois qui régissaient le monde avaient elles-mêmes changé.
Je décidai de sortir en forêt pour me vider l’esprit en y marchant jusqu’à l’épuisement. Mes premiers pas me conduisirent devant le tas de bois que je venais de couper. Je hurlai à nouveau ma rage, celle d’avoir tant sué pour un résultat qui devenait inutile, celle de ne plus comprendre l’univers qui m’entourait, celle de me sentir un total étranger à ma propre existence. Je poussai d’interminables jurons, riant amèrement à la satisfaction que ces mots aient subsisté.
Une infinie lassitude me gagna. Marcher ne la dilua pas ; au contraire, les premiers pas l’approfondirent. Je ne voyais plus d’intérêt à vivre. À quoi bon avoir coupé du bois pour que les bûches ne servent à rien ? Quand bien même elles auraient été utiles, ç’aurait été pour les brûler et tout recommencer. À quoi bon avoir quitté la ville si c’était pour retrouver des problèmes similaires à la campagne ? Qu’importe l’endroit où l’on reste, on n’y est jamais pleinement en paix. À quoi bon inventer des objets et apprendre à les manipuler si c’est pour devoir s’en passer un jour ? À quoi bon s’attacher aux gens si c’est pour les voir disparaître eux aussi ? À quoi bon s’échiner à vivre si l’on ignore de quoi demain sera fait ? Peut-être n’y aura-t-il même pas de demain.
Pour ponctuer chacune de mes aigreurs, je ramassai un objet et le lançai de toutes mes forces ; la douleur commençait à quitter mon esprit pour irradier mon bras. Je cessai alors mes impuissants jets de colère et conservai les objets dans ma main, prêt à les balancer sitôt mes muscles reposés. Lorsque ma poigne déborda, mon regard se posa sur le contenu. Pêle-mêle dans ma paume se trouvaient glands et cailloux, plumes et brindilles, terre et écorce. Je crus alors deviner autour la forme d’un coffret en bois – celui dans lequel, gamin, je rangeais les trésors collectés durant mes escapades sylvestres.
— À quoi bon ceci, à quoi bon cela, à quoi bon gnagnagna… singea, depuis la cime des arbres, ma douce voix d’enfant. À quoi bon te lamenter ? Du moment qu’on peut s’amuser !
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