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Je crus encore rêver, de ces rêves qui paraissent réels non par leur vraisemblance mais par l’intensité avec laquelle ils stimulent nos perceptions.
Une sensation d’apesanteur. Mon corps était si léger qu’il flottait. Non pas comme ce fameux jour dix ans plus tôt, comme ces misérables deux centimètres, non, c’était sans commune mesure : il flottait ce matin-là sans qu’il me soit possible de distinguer le haut du bas, la gauche de la droite. Et tout autour de moi, le monde flottait aussi. Les pierres de la maison gravitaient à quelques mètres de mes yeux, sans rien qui les relie entre elles ; Albertine nageait les yeux fermés dans le mince filet de bave qui serpentait hors de ses lèvres ; Pa, lové en boule, décrivait des volutes entre mes jambes caoutchouteuses ; le ciel et la terre se mêlaient dans une totale anarchie, annihilant l’idée même d’un horizon. La gravité semblait avoir été coupée dans la nuit, comme l’électricité après un violent orage. Cela me paraissait si insensé que seule l’hypothèse du rêve me sembla crédible.
Je me laissai dériver jusqu’à l’endroit que j’imaginais être la cuisine – même dans les songes les plus mystérieux, certaines intuitions tiennent lieu de certitudes. J’essayai de parler, de frapper le premier solide venu ; j’espérais qu’en ce monde onirique les sons auraient subsisté, que je pourrais venir m'en imprégner chaque nuit jusqu'à l'ivresse. Mais aucun bruit ne sonna.
Dans mes rêves d’enfant, des rêves restés récurrents jusqu’après ma rencontre avec Albertine, je me retrouvais souvent déconnecté de la réalité. J’arrivais par exemple à l’école sans chaussures, voire complètement nu, malgré l’insistance tenace de Papa de bien m’habiller en partant, mais personne, ni les adultes ni mes camarades, ne semblaient remarquer l’anomalie, personne ne semblait même remarquer ma présence. J’essayais tantôt de m’excuser pour l’oubli, tantôt de pleurer de honte ou de rage, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Je prenais alors conscience de porter un lourd mais invisible scaphandre qui ralentissait mes mouvements et m’isolait du reste de l’école. Et je me mettais à flotter, à prendre de la hauteur, à voir la cour depuis en haut, la balançoire le bac à sable la marelle dont les chiffres devenaient vite trop petits pour être lus, le toit bleu de l’école l’église juste à côté et son clocher sur lequel je me cognais parfois une jambe un bras le dos la tête, puis j’apercevais la maison et son jardin et Papa à genoux sur sa pelouse affairé à tailler un brin d’herbe en forme de stylo de pince à linge de fourchette de marteau, et j’appelais à l’aide mais il ne m’entendait pas je volais déjà trop haut, trop loin. Je me réveillais chaque fois dans un mélange de panique et de déception, panique d’être coupé du monde et déception de ne pas être allé assez haut pour contempler d’un seul regard montagnes et océans, étoiles et galaxies, parce que quitte à rêver autant le faire à fond.
— La prochaine fois que tu t’envoles comme ça, pense à moi et envoie une carte postale, s’était moqué Freddy lorsque je lui avais confié la teneur de ce rêve. Ça m’a l’air plus intéressant que ton délire de l’autre fois sur ton décollage de deux centimètres !
Un bout de papier flotta devant mes yeux ; j’y reconnus l’écriture d’Albertine. Je tendis la main pour le déchiffrer mais il s’éloigna, tel un poisson qui ondule entre les eaux pour ne pas se faire prendre. En me débattant, je parvins à m'orienter dans sa direction et à lire les mots Bien dormi, chou ? Par un effet de perspective, je distinguai alors le visage d’Albertine en arrière-plan du papier devenu flou, une Albertine tout droit sortie d’un tableau de Picasso, son regard son sourire ses cheveux sa poitrine emmêlés au point d’occulter qu’il s’agissait là de la femme que je contemplais chaque matin depuis la table du petit-déjeuner. La douceur d’une soie caressa mon mollet, suivie par la douleur de quatre crocs qui s’y plantaient – Pa réclamait sa pâtée et j’étais bel et bien éveillé.
Je fermai les yeux, les rouvris. Dans ce battement de cils, les éléments autour de moi s’étaient déplacés : Pa voguait sous mon nez, Albertine à ma gauche, sa main dans la mienne. Un câlin. En cet instant, je désirais plus que tout un câlin, me sentir protégé entre les bras de mon aimée, regagner le foyer que matérialisaient pour moi son odeur, sa chevelure, la position de son corps par rapport au mien lorsqu’elle m’étreignait. Un clignement plus tard, je me retrouvai blotti dans le cou d’Albertine tandis que Pa émettait la vibration de son ronron contre mon ventre.
Plus rien ne me semblait avoir de sens, mais il m’avait suffi de désirer pour être exaucé. Un mot d’Albertine se glissa entre mes doigts. Tout va bien ? Je n’avais rien à portée de main pour composer une réponse, un cri de désespoir, un appel à l’aide, un Non ça ne va pas du tout, le monde part en miettes, tout fout le camp, c’est la dégénérescence totale ! Un papier poussa pourtant sous les yeux d’Albertine, et je devinai mon écriture tracer cette longue phrase que je venais d’imaginer.
Tu n’es pas assez réveillé, c’est tout, reprit Albertine en me serrant à nouveau dans ses bras.
Il me sembla avoir lu dans ses pensées, comme si les paroles que nos voix s’étaient autrefois échangées, les messages que nos téléphones s’étaient envoyés ou les petits mots que nous nous faisions à présent passer étaient soudain devenus innés, qu’il suffisait d’être à leur écoute pour les percevoir.
Je ne suis pas réveillé du tout, non, je suis en plein cauchemar ! lui transmis-je d’une pensée brouillée de larmes. Tout se distord et m’échappe, même toi ! On croirait un puzzle qui…
L’image du puzzle m’évoqua soudain une conversation avec Freddy, à l’époque où il s’était passionné de Barjavel au point d’en réétudier toute la bibliographie. Il avait sorti un livre de son sac – Une rose au paradis ? – et m’avait lu un passage surligné : « On ne construit un monde imaginaire qu’avec des matériaux pris dans le monde connu. L’imagination, c’est de la mémoire passée à la moulinette et reconstituée en puzzles différents. »
— Je l’aime bien, ce René, avait-il ajouté. Mais il va pas assez loin. Car, tu vois, le monde réel lui-même est aussi un puzzle que nos perceptions et notre pensée s’affairent en chaque instant à assembler pour en tirer un sens qui nous convient. Ce que j'assimile de cette scène de bistrot n’a peut-être rien à voir avec la manière dont tu le vis toi : notre passé nous induit à assembler le puzzle différemment l’un de l’autre.
Je souris au souvenir de mon ami, demeuré dans mon esprit tel que je l’avais toujours connu, épargné par les déformations observées depuis le réveil. Peut-être avait-il raison : de même que mes poumons brassaient l’air et mes intestins digéraient la nourriture sans que j’en aie conscience, mon cerveau traitait en chaque seconde des volées d’informations qu’il structurait de façon intelligible et familière. Je fermai les yeux le temps de réagencer en pensée la maison autour de moi comme j’aurais secoué une boîte de Boggle jusqu’à ce que chaque dé se loge dans une case et que l’ensemble forme les mots espérés. La cuisine reprit forme, les murs se tinrent droits, Albertine redevint plus belle que jamais sous sa chevelure ondulante tandis que Pa lapait les dernières miettes de sa pâtée. J’inspirai profondément, retins mon souffle. Dans l’expiration qui suivit, je fis pousser là un grille-pain imaginaire, ici une assiette et des couverts ; là des tartines beurrées et ici une brûlante tasse de thé. Je m’arrêtai un instant pour réfléchir à ce qu’il me fallait de plus, et décidai d’en rester là.
J’ignorais la nature de ce qui s'était évaporé ce matin, mais il me sembla disposer du pouvoir de lutter contre. La disparition des sons m’avait atteint plus douloureusement que toutes les précédentes, mais je me rassurai à l’idée qu’il y ait encore assez de matière à savourer.
Nous prîmes un long petit-déjeuner sur la terrasse. Dans le mouvement du soleil jusqu’au sommet du ciel, mon ombre dessina le contour d’un magnifique cerf, d’un roi couronné, d’un heureux grand-père, d’un aventurier. Les montagnes recouvrèrent la taille qui était la leur pendant mon enfance, lorsque mon regard les rendait infranchissables, et les vallées en contrebas se creusèrent de même. Les bois se densifièrent d’essences anciennes de chênes, de hêtres, de frênes et de merisiers ; de la canopée s’éleva une épaisse couche de brumes, chargée de rêves et de possibles, de chants d’oiseaux et d’odeurs d’humus. Le monde avait repris la plus belle forme envisageable à mes yeux, bien que, par instants, une pierre se mette à flotter hors du mur de la maison, un arbre se retrouve les racines en l’air, un nuage s’échappe du ciel.
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