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Davantage que la maladie de Papa, ces derniers mois m’ont rappelé que la mort veillait partout. Les vivants comme les choses finissent par sombrer dans l’oubli ; mon tour viendra aussi. Comme l’avait un jour prêché Albertine, même si un être est voué à s’éteindre, l’amour qu’on lui porte justifie qu’on en prolonge et transmette le souvenir.
J’entends encore la voix d’Albertine ce jour-là. Nous étions assis sur le rebord du lit, un soir d’été, un an après la mort de Papa. Pa était enroulé contre moi, ne dormant que d’un œil et ronronnant paisiblement ; par la fenêtre ouverte, une douce brise caressait mes avant-bras ; les draps fraîchement lavés dégageaient une délicate fragrance de lavande et de garrigue ; les phares des voitures circulant au pied de l’immeuble dessinaient des lignes mouvantes sur l’affiche qui recouvrait notre mur du fond – le groupe de jazz semblait alors jouer un air mélancolique.
Plus rien de tout cela n’est accessible maintenant que les perceptions ont disparu ; pourtant, rien qu’en l’évoquant, je sens la scène revivre et me plonger dans le même cocktail de tristesse et de réconfort – la perte de Papa et la présence d’Albertine et Pa. En voyant s’évaporer les sensations, je croyais que le réel qu’elles rendaient discernable s'envolerait avec ; j’avais tort. Ce ne sont pas les sens qui nous rendent le monde accessible : ce sont les mots qui le racontent.
Un jour, Papa m’avait expliqué que selon les langues et les pays, la quantité de noms diffère pour décrire les nuances de couleur : certains peuples disposent de toute une palette de blancs mais d’un seul terme pour les teintes chaudes, quand d’autres étendent leurs manières d’exprimer le vert. J’imaginais que, dans l’esprit des gens, la richesse du vocabulaire modifiait la perception du monde et enjolivait l’image que l’on en tirait. Je me souviens de tous ces mots appris par Papa à table, toute la panoplie d’adjectifs existant pour peindre une saveur, une texture, une appréciation globale, afin de ne pas se contenter d’un j’aime ou je n’aime pas – les goûts et émotions méritaient selon Papa plus de subtilité que ça. Freddy considérait la nourriture comme une corvée : il mangeait pour se sustenter, obtenir les vitamines que son organisme réclamait – tel Pa face à sa pâtée. Mais grâce à Papa, malgré toutes les règles de bienséance imposées, chaque repas était devenu pour moi un plaisir sans cesse renouvelé au gré des variétés d’épices, de modes de cuisson, de mes humeurs et de l’état de mes papilles. Apprendre les mots pour qualifier un plat et devoir prouver ma connaissance du dictionnaire : cela me pesait pendant l’enfance, mais je prends conscience à quel point cela a approfondi l’expérience que je faisais du monde. La puissance de mes émotions s’est décuplée avec l’accroissement de mon vocabulaire, et chacun de mes souvenirs s’est gravé dans toute son unicité. Sans les mots adéquats pour la décrire et la raconter, la vie me semblerait perdre toute saveur.
Les perceptions ont peut-être disparu, mais le langage subsiste. J’ai donc espoir de pouvoir conserver au fond de moi, comme dans les réserves d’un musée, l’évolution des teintes de vert au printemps ou les camaïeux de rouge en automne, le bruit de la neige sous mes pas en hiver ou l’odeur de la pluie sur le sol en été, l’irisation du ciel au coucher de soleil, les ondulations de l’eau d’une rivière. Les arômes caramélisés du plaisir dominical que cuisinait Papa. Le velouté de la peau d’Albertine et le parfum au creux de son cou après l’amour. Oui : je peux encore percevoir Albertine, la toucher, la voir, la sentir, la goûter et l’entendre en imagination, comme si aucun de mes sens ne s’était éteint, comme si rien n’avait disparu. Et je pense comprendre ce qui a poussé Papa ici à la fin de sa vie : il ne fuyait pas le monde mais venait retrouver Maman. À Nollot, loin du rythme de la civilisation, de ses contraintes et de ses sollicitations, Papa avait recouvré le pouvoir de se plonger dans ses souvenirs jusqu’à s’y noyer aux côtés de Maman.
M’y voici à mon tour. Albertine et Pa, la maison et les bois, le sommeil et la nourriture, Maman et Papa, et tout ce qui peupla un jour le réel et l’univers, ne sont plus que des mots qui naviguent à leur gré dans mon champ de pensée. Les mots caresse veloutée du pelage de Pa s’enroulent autour des mots mollets ; arômes de noisettes torréfiées dansent entre grille-pain et narines ; baiser d’amour se dépose dans le creux de cou ; bonheur emplit cœur. Le langage suffit donc à tout retenir, à tout faire renaître, à tout réassembler à l’égal sinon en mieux.
Car qu’est-ce qu’être au monde sinon une manière de raconter des histoires ? Vivre en société implique d’être en permanence en train de jouer des rôles – celui du fils, de l’ami, du collègue, de l’amant, du figurant – que l’on écrit en direct tandis qu’on les interprète. Regarder le monde relève d’une transcription de nos perceptions en récits, en descriptions, en intrigues. Enfant, je voyais des bouts de bois et mon imagination en forgeait des armes ou des outils, des camarades ou des ennemis ; adulte, j’en faisais des chênes et des hêtres dont j’essayais, quand l’envie me prenait, de deviner pourquoi et comment ils s’étaient délestés de ce morceau. Mais les bouts de bois n’ont pas besoin d’être présents ni perceptibles pour que mon esprit les utilise à sa guise. Le réel n’a jamais été qu’un support à l’imagination, un tableur prérempli de grille-pains ou d’ordinateurs, de nombres ou d’odeurs qu’il convient d’agencer à sa guise. Rien ne m’empêche aujourd’hui de le considérer comme au temps de mon enfance : une page blanche où aucune définition n’est figée et où tout reste possible.
Ainsi, avant que vienne mon tour de disparaître, je me suis empressé d’ancrer ce récit. Papa avait raison. Tout disparaîtra. Les mots et le langage aussi ; leur tour viendra. En attendant, je leur dois la beauté de ma vie.
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