13
La naissance d’Amélie, aujourd’hui âgée de neuf ans, fut une joie immense. Patrice découvrit la paternité et offrit à leur fille l’amour qu’il n’avait jamais trouvé auprès de son géniteur. Cet élan irrésistible le confirma dans son choix, certain qu’il n’aurait jamais pu avoir un tel bonheur avec une autre vie. Ses bêtes, sa terre, sa femme, sa fille le comblait. Régulièrement, il se demandait ce qu’était le bonheur : ce qu’il avait, au prix d’un renoncement, ou assumer ses pulsions sexuelles ? Il ignorait tout de la vie d’un homosexuel, encore plus à la campagne. Les temps et les mœurs avaient beaucoup évolué, mais il entendait régulièrement parler d’agressions. De toute façon, il aurait été obligé d’aller vivre en ville.
Pourtant, sa nature profonde ressurgissait de temps en temps. Dès son installation, il avait décidé de prendre des stagiaires. D’abord parce qu’il avait trop subi les difficultés à trouver des stages lors de ses études, ensuite, parce qu’il aimait partager. S’il avait été gay, il aurait été professeur, c’était une certitude. Deux ou trois passaient chaque année, d’écoles et de niveaux divers. Il aimait bien les futurs ingénieurs, plus curieux de tout, même si leur robustesse trouvait vite ses limites. Il fut étonné par la proportion de filles ; celles qui choisissaient cette voie montraient peu leur féminité, ce qui les transformait en personnages androgynes agréables à côtoyer et à regarder. Il ne comprenait pas, car il les trouvait toutes belles et tous beaux, confondant la fraîcheur de leur épanouissement, fait de force et de vie, avec une quelconque beauté. Il ne pouvait s’empêcher d’être tactile, surtout dans les moments d’émotion, comme une mise bas délicate, ou dans les efforts. Chaque fois, il s’excusait, regrettant son emportement. Quand le jeune homme tolérait le geste, il ne pouvait se retenir de le renouveler, trop attiré par cette chair si agréable à contempler. Plusieurs fois, la tentation de poursuivre le prit, sentant alors ses pulsions le travailler et le gonfler. Il repensait à Arthur, ce jeune professeur qui avait décliné ; il avait aussi sa morale, se forçant à revenir à une relation détendue. Jamais il n’eut une remarque, un geste lui montrant qu’il avait dépassé les limites. Même plus, s’ils le pouvaient, ses stagiaires revenaient, créant des liens de reconnaissance.
Il y avait eu Romain. Il avait immédiatement deviné qu’il était gay, ce qu’il avait annoncé innocemment lors du premier diner. Marianne lui posa plein de questions pour savoir comment il vivait sa différence dans ce monde agricole et campagnard rétrograde, sans se rendre compte de la gêne de son mari. Le lendemain, Romain demanda très crûment à Patrice s’il était gay, alors qu’ils changeaient un troupeau d'herbage.
— Tu as l’habitude de demander ça à n’importe qui ?
— Non ! Rassurez-vous ! Votre femme le sait ?, comme si, pour lui, il n’y avait aucun doute sur la nature de son patron de stage.
Il y avait si longtemps que Patrice n’en avait pas parlé !
— Je l’ai été !
— La bonne blague ! Si on est gay, on ne change pas ! Je veux bien bi, pour naviguer entre les deux, mais gay tu nais, gay tu restes !
— Alors je suis bi…
Apparemment, Romain n’en croyait pas un mot. Cette effronterie et ce naturel désarmèrent Patrice.
— Moi aussi, je dis ça quand je ne veux pas choquer !
— Mais je suis marié, j’ai une fille !
— Des alibis !
— Comment peux-tu te permettre ? Tu n’en sais rien et tu m’agresses…
— Désolé ! Je te parlais comme à mes potes. Mes potes gays, bien sûr !
Patrice fut touché par le tutoiement et son rangement dans la catégorie des potes gays de Romain, qui enchaina :
— Moi, je suis attiré par les hommes mûrs. Mon psy dit que je cherche mon père ! N’importe quoi !Et toi, tes préférences ?
— Les petits minets impertinents et arrogants !
— Je suis arrogant ?
— Ben non ! Pas assez pour moi !
La fuite d’une bête mit fin à l’échange. Une complicité était née et ils aimaient se chamailler sur leurs goûts quand ils n’étaient que tous les deux. Blaguer librement sur ces sujets amusait Patrice, qui veillait à conserver une distance lui permettant de résister à une tentation qu’il savait incontrôlable, d’autant que Romain possédait toutes les caractéristiques de ses fantasmes. Il n’en était pas de même pour Romain, qui ne dissimulait pas ses envies.
La journée était enfin finie, les foins roundballés, alors que les roulements de tonnerre approchaient. Dans la pénombre de l’orage, ils revenaient tous les deux dans le même tracteur, coupant à travers bois. Patrice avait laissé le volant à Romain, qui prenait un plaisir enfantin à le conduire. Lui respirait l’odeur de sueur de son stagiaire : il aimait ces effluves lui en rappelant d’autres…
Soudain, Romain stoppa l’engin, alors que les premières grosses gouttes martelaient la cabine.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Arthur pivota, et tandis que sa main se posait sur l’entrejambe de Patrice, son autre main attirait sa tête. Avant d’avoir pu réagir, le paysan se trouva entrainé dans un baiser comme ceux qu’il avait tant aimés. La main s’était relâchée, pour tenter de pénétrer par la jambe du short. Les éléments se déchainaient, les éclairs précédaient à peine les éclatements. Patrice tenta de se défaire, mollement, trop mollement, trop avide de ce jeune corps délicieux. Il écarta les jambes, signifiant son acceptation, tandis que ses mains tenaient déjà le membre gonflé et désiré.
Le claquement sec leur déchira les tympans, tandis que l’arbre foudroyé tombait à deux centimètres du tracteur, le couvrant de ses branches. Les grêlons couvraient le sol de leur blanc, mélangé aux feuilles hachées dans leur chute.
Les deux hommes, terrorisés, sortirent de leur transe.
— Il faut dégager !
— Allons-y !
Ils surgirent sous la pluie battante, tentant de soulever la lourde branche dont seul le feuillage couvrait le tracteur. Haletants, trempés, ils retrouvèrent l’habitacle dans un même éclat de rire de gosses heureux. Leurs yeux partageaient la même joie, le même bonheur. Leurs têtes se rapprochèrent pour un baiser. Le froid les prenait. Ils arrivèrent, toujours riants et fiers de leur exploit. Les voyant grelotter, Marianne les envoya vers la douche chaude, obligés de se dévêtir ensemble.
— Eh, les garçons ! Les serviettes ! Je ne veux pas venir voir dans quel état vous êtes !
Ils étaient seulement en train de contempler leurs érections réciproques, incapables de se toucher. Leurs seuls gestes furent de se frictionner avec vigueur. Quand Romain en profita pour poser un petit baiser dans le cou de Patrice, ce dernier se retourna, lui saisit les deux mains, le fixa avec une triste intensité :
— Romain, on ne peut pas ! J’aurais aimé ! Beaucoup ! Mais il faut arrêter. Tu comprends ?
L’interpellé hocha la tête, détourna les yeux, sans que Patrice ne puisse être sûr de ne pas avoir aperçu une larme.
Romain revint l’année suivante. Il fut amené par un homme de dix ans son ainé qu’il présenta comme son compagnon.
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