Incompréhension
Le lendemain, nous reprenons la route. Cette fois, je reste avec Line sur le banc avant de notre roulotte. Line se révèle bon professeur et m’enseigne discrètement les ficelles pour guider notre Tauros. Au début, elle ne me passe pas les rênes mais m’explique la théorie et me montre par ses gestes comment ajuster la longueur des rênes, comment diriger en douceur, quand faire preuve de plus de fermeté… Dans l’après-midi, elle me laisse la main sur de courtes périodes. Je la remercie pour tous ces conseils. Le soir, nous faisons étape à Cirses, une petite ville fortifiée par d’épais murs extérieurs formant un cercle parfait. La ville est centrée par une école et une église autour desquelles des rues rayonnent. Nous installons le cirque pour quelques jours. Au buffet du soir, Phil me semble un peu fermé. Je ne comprends pas ce qu’il a. J’essaye de l’ignorer mais le cœur n’y est pas pour écouter les blagues de Cédric et discuter avec Line. Je surprends surtout, le sourire satisfait d’Aude qui a bien vu qu’il y avait comme un froid entre Phil et moi. Après le repas, je décide de m’isoler avec Echo. Nous quittons le cirque et allons-nous promener parmi les rues de la ville. Il n’est pas trop tard et il y a encore pas mal de gens dehors, en terrasse, ou errant dans les rues. Un gamin d’une dizaine d’années m’interpelle.
- « Hey ! Tu as un Rocabot ! On n’en voit pas souvent par ici. Ça te dirait un combat ? »
- « Heu, bonsoir. Je… » après quelques secondes de réflexion, je me dis qu’un combat me changera les idées. « Ok. Allons-y ! »
- « Cool ! Mimiqui, à toi ! »
Echo se place face à Mimiqui. Je sens l’excitation du combat me gagner à nouveau. Ça faisait longtemps…
- « Mimiqui, étonnement ! » demande le petit garçon.
- « Echo, esquive et jet de sable ! »
Echo encaisse l’attaque, il semble franchement déstabilisé par les mouvements de Mimiqui. Il faut dire que la fausse tête de Pikachu qui penche bizarrement sur le côté n’a rien de rassurant… Echo n’a pas le temps de répliquer que Mimiqui enchaine avec Reflet. Rocabot est maintenant, entouré de cinq Mimiqui identiques les uns aux autres.
- « Echo jet de sable, ça brouillera l’image des faux, et enchaine avec Morsure. »
Echo se retourne et envoie du sable tout autour de lui. Comme je l’avais imaginé quatre des Mimiqui qui l’encerclent, voient leurs contours se déformer sous le sable. Echo se jette sur le cinquième et lui assène morsure. Mimiqui riposte avec Griffe. Echo le lâche et recule sous le coup.
- « Reste à distance, Jet de pierres ! »
Echo se concentre et envoie son attaque. Mimiqui se faufile entre les projectiles et s’arme pour l’attaque Martobois.
- « Esquive ! » je crie.
L’attaque Martobois est redoutable d’après ce que j’ai lu dans le Pokédex. Echo parvient à l’éviter de justesse et refait tout de suite Jet de pierres. Cette fois, Mimiqui se prend l’attaque et tombe KO.
- « Revient Mimiqui, tu t’es bien battu. Il est fort ton Rocabot. » me dit le gamin.
- « Merci, ton Mimiqui a fait failli nous avoir avec son attaque Martobois. »
- « Oui, on n’a pas réussi à te montrer toute notre puissance. » me sourit le petit garçon.
- « Je veux bien te croire. »
Je salue le gamin et prends le chemin du retour. La nuit est vite tombée et on commence à distinguer les étoiles sur la canopée. Ce combat m’a fait du bien et Echo gambade autour de moi, guilleret et assez fier de lui. Alors que j’arrive à l’entrée du cirque, Phil sort de l’ombre et m’appelle :
- « Abi ? On peut parler un peu ? »
- … oui. » je sens l’inquiétude me gagner. Je me sens comme fautive mais sans savoir pourquoi.
Je suis Phil à l’écart des roulottes et des chapiteaux. Il finit par s’arrêter et se tourne vers moi. Je m’immobilise face à lui. Je ne prononce pas un mot, tous mes muscles sont tendus par l’attente… Finalement, il se racle la gorge.
- « Il y a quoi entre toi et Cédric ? »
- « Qu’est-ce que ça peut te faire ?! »
Les mots sortent tout seul, comme un flot qui ne peut être arrêté. Comme un barrage qui cède sous la pression. Je viens de passer de l’appréhension à la rage en un claquement de doigt. Face à moi, je vois le visage de Phil se durcir, il baisse les yeux et détourne le regard. Un léger soupir s’échappe de ses lèvres, un haussement d’épaule et il s’avance. Il passe à côté de moi, me frôlant presque. J’en suis presque électrisée et reste tétanisée alors qu’il me dépasse. Il retourne vers le cirque. Alors que sa silhouette va se confondre avec la pénombre ambiante, je l’interromps.
- « Phil ? … » ma voix me semble fluette, tellement basse que je doute qu’il m’ait entendu.
Pourtant, je le vois s’immobiliser. Lentement, il se retourne vers moi. Pendant quelques secondes, nous nous regardons dans un silence complet.
- « Il n’y a rien entre Cédric et moi. C’est juste un copain. C’est… qu’est-ce… Qu’est-ce que ça change ! » je m’exclame à nouveau, la rage reprenant le dessus.
J’ai le regard baissé, Echo est à mes pieds, assis, et me dévisage, indécis. Je sens une larme solitaire couler le long de ma joue. Soudain, des bras m’enserrent les épaules. J’en ai le souffle coupé, j’ouvre les yeux et je ne vois que les cheveux noirs de Phil, ramené en queue de cheval. Sa tête est contre la mienne, et je l’entends qui me dit à l’oreille :
- « Pardon, Abi... je ne veux pas que ce soit lui. »
- « Pourquoi ? » je murmure.
Sans crier gare, il place ses mains de chaque côté de mon visage, plonge ses yeux verts dans les miens et m’embrasse. Ça ne dure qu’un instant, un clignement de cils, un claquement de doigts et en même temps une éternité. Finalement, le baiser s’arrête et Phil me sourit. Je reste interdite. Phil me prend par la main et ensemble nous retournons au cirque. Nous ne prononçons pas un mot. Il m’accompagne jusqu’à la roulotte de Line.
- « Bonne nuit, Abi. A demain matin pour l’entrainement. »
- « A demain. »
Sa main relâche la mienne, il recule, m’adresse un signe de main, souriant et s’en va. Je suis un peu surprise de cette « fin ». C’est un peu… « abrupte ». J’ai du mal à comprendre ce qui vient de se passer. Je reste plusieurs minutes sur les marches en bois à l’entrée de la roulotte, caressant Echo, songeuse.
- « Allez, vient. On va se coucher. » je finis par dire à mon compagnon à quatre pattes.
- « Roc. »
Le lendemain matin, je retrouve Phil pour l’entrainement de notre numéro. Alors que je m’avance vers lui, il me plante un baiser sur la joue. Puis il se tourne vers son Reptincel et commence l’entrainement sans plus de cérémonie. Complètement désarçonnée, je libère Yucca et nous reprenons l’entrainement. Je manque cruellement de concentration aujourd’hui, et manque la balle à plusieurs reprises. Yucca est patiente et Phil ne nous fait aucun commentaire négatif. Au petit-déjeuner, il va s’asseoir entre Cédric et Aude. A nouveau, je me sens perdue… Aurais-je imaginé la scène d’hier soir ? L’après-midi, j’aide sur le cirque, orientant les visiteurs, faisant quelques démonstrations de jonglerie ou du tir sur cible avec l’attaque Jet de Pierre de Rocabot. Juste avant le spectacle du soir, Line me retrouve.
- « Tu n’as pas l’air bien, Abi. Qu’est-ce qui t’arrive ? »
- « Oh… Rien, rien. » je réponds.
- « Tu n’es pas obligé d’en parler, mais je suis là si tu as besoin. » me dit-elle, doucement.
- « Non… Ce n’est rien. Je… Phil… » je m’interromps. Que dire ? je ne sais même pas ce que le baiser d’hier voulait dire, si ça veut dire quelque chose…
- « Abi… ne le prend pas mal… Mais tu devrais faire attention avec Phil. » me dit-elle. Je sens qu’elle est préoccupée… Serait-ce de l’inquiétude que je lis dans son regard.
- « Ha ! ha ! Ne t’inquiète pas. Il n’y a rien. » je m’exclame en me forçant à rire. « Je vais aider Cédric à installer les gens dans les gradins. A tout à l’heure pour le numéro. » je m’éclipse avant qu’elle ne puisse me retenir.
Je retrouve facilement Cédric à l’entrée du grand chapiteau.
- « Salut Abi ! Alors, tu te cachais ? Je ne t’ai pas vu de la journée ! » s’exclame-t-il avec enthousiasme.
- « Ça m’a fait des vacances de ne pas voir ta tronche ! » je réponds en lui tirant la langue.
- « Ouch ! ça fait mal. » rit-il. « Va donc t’occuper du couple là-bas, je vais placer la famille là. »
- « Oui, mon capitaine ! »
Je m’approche du couple en question et les conduit à leurs places. Pendant plusieurs minutes, les visiteurs se succèdent et je n’ai plus une seconde pour penser. L’ambiance du cirque, l’effervescence, les rires des enfants me dynamisent. Une fois chacun à sa place, le spectacle commence. Les numéros s’enchainent. Line et moi entrons en scène, les notes du violon s’envolent sous l’archer de Line, Akui s’élève solitaire d’abord puis la nuée de Passerouges nous rejoint. Je m’avance, ma voix vient résonner sur la toile du chapiteau. Maintenant, elle ne tremble plus, je me rends compte que je prends confiance petit à petit. Tandis que je tends les bras, virevolte sur la scène, esquisse un pas à gauche puis deux à droite, les Passerouges et Akui semblent répondre à ma danse, la transposant dans les airs. D’un coup d’œil au public, je vois les regards fixés sur nos Pokémons comme envoutés. Notre numéro est salué par des applaudissements nourris. Je sors de scène et mon cœur semble léger dans ma poitrine. Toutes les incertitudes de la journée se sont envolées. J’échange avec animation des commentaires sur notre numéro avec Line. Soudain, mon regard se pose sur Phil qui s’avance avec son Reptincel vers la scène. En passant à côté de moi, il m’adresse un sourire mais ne dit pas un mot. Ma joie s’effrite quelque peu. Je me force à me reconcentrer sur Line et oublie mes préoccupations pour un temps. Après le spectacle et pendant tout le reste de la soirée, Phil ne fait pas un geste vers moi, j’ai presque l’impression qu’il m’évite. Je le vois à plusieurs reprises avec Aude à nettoyer du matériel. Une boule de rage bout dans mon ventre, mais je ne sais pas quoi en penser. Je ne comprends pas ce qu’il se passe… Je n’ai jamais vécu ça… C’était mon premier baiser, est-ce que c’est normal qu’il m’ignore ainsi ?
La journée du lendemain se déroule de la même façon. Le soir n’y tenant plus, pendant le rangement faisant suite au spectacle du soir, je vais retrouver Phil. Je m’assure qu’il est seul puis m’approche.
- « Phil ? Tu m’expliques ce qui se passe ? »
- « C’est-à-dire ? » me demande-t-il.
- « Tu… Tu m’as embrassé. Et depuis, c’est à peine si tu me parles. » je réponds, désarçonnée par son air détaché.
- « Oh. Abi, c’était sur le moment. » me dit-il.
- « Ça ne veut rien dire pour toi ? » je l’interroge. Mon sang se glace dans mes veines, je me sens comme pétrifiée.
- « Bah, je ne sais pas. Je n’ai pas réfléchi. »
- « Ok. » je dis en me détournant et en m’apprêtant à quitter les lieux.
- « Abi, attend ! Je… Je t’aime bien mais je ne sais pas… On ne peut pas se dire qu’on verra ? » me demande-t-il.
- « Ouais, d’accord. Line m’attend, faut que j’y aille. » sans attendre son accord, je m’éloigne.
Je me force à ne pas courir. Au lieu de rejoindre les autres au repas du soir, je retourne directement à la roulotte. Line n’y est pas, je me roule donc en boule dans mon lit et éclate en pleurs. Ça faisait tellement longtemps que je n’avais pas pleuré comme une enfant, je ne sais même pas pourquoi je pleure, pourquoi je me sens si triste. Ce n’est rien, ce n’est qu’un stupide baiser… Mais c’était mon premier, et pour lui, ça n’a pas d’importance. Echo vient se lover contre moi et attend patiemment que je sèche mes larmes. Finalement, quand Line rejoint la roulotte, je ne pleure plus mais je fais semblant de dormir pour ne pas avoir à parler.
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