Partie 3 : L'adolescence
Une fois adolescente, Bennenike réalisa que les lamentations n’amenaient à aucun changement. Les jeunes grandissaient, les personnes âgées s’approchaient du déclin, et les mœurs évoluaient vite. Tels des soupirs du passé, tout s’effaçait dans les méandres d’une gloire assoupie, d’où émergeait questionnements et déceptions. C’était que la jeune fille rêvait des idéaux de puissance de l’Empire Myrrhéen. Chaque décision de son paternel la confortait dans sa pensée si souvent répétée. Il était faible, soumis à ses conseillers, ainsi qu’à toutes les séditions auxquelles ce territoire faisait face.
Chemen échouait aussi par ses décisions familiales, selon Bennenike. Sa principale échut lorsqu’elle avait douze ans, au moment où Haphed avait le double de son âge. Il était engagé dans l’armée Myrrhéenne depuis plusieurs années et ses exploits résonnaient au-delà de ses rangs. Ainsi son père voulait former une alliance fructueuse. Golhendi il Noyour, commandante respectée, souhaitait prendre sa retraite à l’âge de trente-sept ans après deux décennies de loyaux services. Elle était encore assez jeune pour procréer, glissant vers une étape non moins turbulente de son existence, aussi l’empereur n’hésita aucunement dans son choix.
— Je m’engage pour ce mariage, promit Haphed. Notre dynastie a besoin d’enfants forts, et je m’occuperai d’eux comme vous vous êtes occupé de moi, père. Il est de mon devoir de bâtir un avenir pour notre empire, par tous les moyens à ma disposition. Je ne décevrai personne.
Tant d’hypocrisie réunie dans un seul discours déçut Bennenike. Elle qui vouait un grand respect à son frère aîné arqua des sourcils en écoutant comment Haphed parla. Poing plaqué sur son plastron, posture trop droite, figure refermée sur l’arrogance, il se courbait lui aussi. Non pas à son père, mais à ladite commandante qui, fatiguée de combattre, exploitait son aîné afin de s’accaparer du pouvoir pour elle et ses futurs enfants. Une stratégie de manipulation à peine voilée. L’absence total d’amour au profit d’un arrangement politique.
De la papelardise régna tout autant lors de la cérémonie. Sa véritable durée se limitait à quelques paroles sacrées. Le banquet, en revanche, s’éternisait des heures durant. Plus d’une viande assaisonnée et poisson frit attirèrent les papilles gustatives de tout un chacun, mais les liqueurs alcoolisées à l’armoise et aux coloquintes les tentèrent davantage. Trop jeune pour en déguster, Bennenike ne put s’empêcher de désespérer face à ce monde. Moult familles nobles tournaient autour de la sienne, telles des insectes au-dessus d’un animal bien en chair. Éloges et propositions subtiles plurent en contraste avec la désolante sécheresse de leurs propos. Au rythme auquel les événements se déroulaient, la jeune fille pressentait qu’elle finirait bientôt dans le lit d’un indésirable.
Des perspectives négatives assombrirent ses pensées. Inutile de s’engouffrer là-dedans, songeait-elle, car personne ne prêtait attention à elle, comme à l’accoutumée. Les uns participaient à de futiles jeux consistant à boire beaucoup en peu de temps, les autres s’éternisaient dans des conversations politiques et sociales dénuées de profondeur comme d’objectivité. Heureusement, grâce à son jeune âge, Bennenike put se faufiler un peu partout pour juger chacun des invités. Après quoi elle rentra dans sa chambre et se réfugia de ce lieu de débauche. Elle était revenue dans le confort à l’état pur, accompagnée de Mindil, le petit chat noir que lui avait offert Nuru pour son dixième anniversaire.
Jamais ces répits ne la gratifieraient du repos désiré.
Deux intentions antagonistes tiraillèrent Bennenike. D’un côté elle voulait s’éloigner ce milieu-là, de l’autre elle aspirait à la découvrir pour mieux l’appréhender. Ce fut à l’âge de quinze ans accepta après des longs débats à l’accueillir au sein de ses réunions politiques. Plus précisément quand il recevait des citoyens avec lesquels il débattait pour trouver un accord.
Bennenike n’avait jamais autant admiré la salle du trône. Un siège d’or incrusté d’émeraudes et de lapis rayonnait au sommet d’une volée de marches argentées. C’était comme si toutes les richesses de l’empire y résidaient. Par-dessus le dossier émaillé de courbures s’élevait un mur voûté sur lequel flamboyait des ornementations. S’y entremêlaient la puissance de la nation associée à la diversité de sa nature. Hallebardes, épées et sceptres croisaient les représentations de rapaces et d’acacias. L’adolescente aurait espéré que les courbes de flux, fussent-elles discrètes, ne gâchassent ce tableau si audacieux.
Son père incarnait presque sa fonction à merveille, d’après le regard sceptique de sa fille. Il s’était revêtu d’une épaisse cape en fourrure et d’une longue tunique bleue parcourue de lignes ambrées. C’était l’élégance superflue, portée prétendument par l’homme le plus influent de l’Empire Myrrhéen. Bennenike réalisa le subterfuge au moment où Elewi pénétra dans la salle. Elle l’avait enseignée tant de savoirs, elle avait pris soin d’elle quand d’autres l’avaient rejetée, pourtant l’adolescence s’aperçut que tout n’était que manipulation.
La première délégation invitée était composée d’une dizaine d’hommes et de femmes. Ils étaient issus du nord du territoire, comme le devina Bennenike à leur teint de peau métissé et au sinistre gris de leur tenue en lin. Ils parcoururent les carreaux de faïence lustrés entre les piliers ocre disposés en courbe. Arrêtés à une vingtaine de mètres de leur empereur, séparés par une demi-douzaine de gardes, ils se heurtèrent d’abord à la magicienne.
— Voici Chemen le Juste, trente-troisième souverain de la dynastie Teos, présenta Elewi. À sa gauche, sa plus jeune fille, Bennenike.
Aussitôt les citoyens posèrent genou droit et main gauche au sol, relevant le menton pour fixer leur empereur comme l’exigeait le protocole. Ils ne remarquèrent combien la jeune fille les toisait, au contraire d’Elewi qui la foudroya alors des yeux. Derrière leur innocence s’exhibaient de précises intentions auxquelles Chemen souhaitait répondre.
— Bienvenue dans mon humble palais, accueillit-il. On m’a informé de vos desseins avant votre venue. Vous êtes des habitants de Danja, c’est bien cela ?
Les citadins mentionnés hochèrent du chef.
— Je soutiens vos principes, poursuivit Chemen. Maintenant, je m’interroge quant à vos revendications. Danja se situe près de la frontière nord avec la Belurdie. Votre but est-il de vous y rattacher ?
Chacun des invités se concerta des secondes durant. Puis un homme à la chevelure flavescente et d’âge moyen se plaça en évidence.
— Pas exactement, précisa-t-il. Nous voudrions que Danja devienne une cité indépendante. Nous venons au nom du conseil dirigeant de la ville, qui soutient les citoyens dans leur démarche
— Une cité-état ? fit Elewi. Est-ce que ce serait judicieux ? Est-ce que cette ville serait capable de se gérer seule, surtout après les tensions qui y régnaient encore il y a trente ans ?
— La paix a été obtenue entre toutes les ethnies ! Nous sommes assez responsables et nous estimons qu’il s’agit de la meilleure solution. Plus les décennies passent et moins Danja se relie naturellement à l’empire, aussi glorieux soit-il.
— Intéressant, jugea Chemen. Mais j’émets un doute : pour un sujet aussi important, n’aurait-il pas mieux valu que le conseil dirigeant vienne à notre rencontre ?
— Justement. Je suis secrétaire du conseiller Jihem Maïk et je viens en son nom. Il préférerait que vous voyagiez en personne pour les rencontrer. Si votre grâcieuse personne accepte, bien sûr.
Ce fut au tour de Chemen et d’Elewi de se concentrer, par regards en biais, par haussement de sourcils. Une courte réflexion marqua le mutisme au cours duquel les citoyens tentèrent de dissimuler sueur et tremblements.
— Une telle décision ne doit pas être prise à la légère, déclama la magicienne. Votre empereur doit discuter avec ses propres conseillers avant de pouvoir accepter. Cela dit, votre voix sera entendue, soyez-en assurés.
— Je confirme, soutint l’empereur. Ce déplacement diplomatique semble obligatoire pour trancher sur l’indépendance du Danja. Je vais y réfléchir pendant plusieurs semaines, et écrire une lettre aux dirigeants de la ville pour ne pas trop les faire patienter. En attendant, vous serez accueillis comme il se doit.
Des sourires s’imprimèrent sur les visages de la délégation. Aucun n’avait espéré un enthousiasme aussi prononcé, ce même si la question n’était pas totalement réglée. Bennenike dut patienter, garder tout pour elle, avoir la satisfaction finale de les voir partir. Elle avait beau s’évertuer à tout contenir à l’intérieur d’elle-même, Elewi savait interpréter chaque pli de sa figure.
— Quelque chose te préoccupe, Bennenike ? s’enquit-elle.
— Oui, affirma l’adolescente. Je viens d’assister à la preuve que mon père est faible.
À cette insulte, Chemen se redressa à peine de son siège, tandis que Elewi se rapprocha de sa protégée, nerfs tendus et manches retroussées.
— Comment as-tu qualifié notre empereur ? tonna-t-elle.
— Calme-toi, Elewi ! supplia le souverain. Bennenike a aussi le droit de s’exprimer sur le sujet. Quel empereur serais-je si je n’écoutais pas mes propres enfants ?
— Ouvrez bien vos oreilles, père, lança la jeune fille. Vous n’êtes pas sans savoir dans quelle situation était la ville de Danja il y a encore peu, non ?
— Se réfugier dans le passé est inutile, ma fille. Si on ne progresse pas vers l’avenir, nous sommes condamnés à répéter les mêmes erreurs, à nous satisfaire d’une situation présente pourtant imparfaite.
— Je parle des méfaits de la magie ! Quand l’Oughonia a été détruit à cause d’elle, combien de réfugiés ont traversé nos frontières ? Beaucoup trop ! Certains pensent que c’est une vertu de se montrer accueillants. Danja a subi les dégâts de cette politique trop permissive. Des maisons dévastées et incendiées, des révoltes populaires, des règlements de compte. Et surtout, des centaines de morts.
— La faute à qui ? corrigea Elewi. À des réfugiés Oughoniens en quête d’un nouveau foyer ou aux habitants de Danja, trop réfractaires à accueillir de nouveaux habitants ? Je t’ai enseigné l’esprit critique, Bennenike ! Pourquoi as-tu une vision si simpliste, si étroite d’une situation complexe ? Les torts sont partagés !
— C’est bien hypocrite de votre part ! Vos livres décrivaient les réfugiés comme des gentils et les citoyens de notre propre empire comme des méchants. Oh, n’est-ce pas ce que vous dénoncez ? En cherchant d’autres livres, j’ai remarqué que, dans les faits divers retranscrits de l’époque, les Oughoniens sont responsables de beaucoup de meurtres et viols.
— Quels livres as-tu consulté ? Certains ont été rédigés par des esclavagistes qui ont inventé des faits ! C’était pour mieux convaincre les citoyens qu’ils avaient raison de prendre les réfugiés à leur service ! En revanche, les mises à feu des campements Oughoniens, à l’écart de la ville, n’étaient pas inventés…
— Vous avez choisi votre camp. Mais sachez qu’en loyale citoyenne de l’empire, je ne supporterais pas qu’on tente d’imposer des coutumes étrangères ! Elewi… Je doute de votre patriotisme.
— Il y a une différence entre imposer ses coutumes et souhaiter préserver le peu qu’il restait de leur pays. Danja était une cité bien violente à cette époque, certes, mais à présent elle est la deuxième ville avec le plus bas taux de criminalité de l’empire.
— Normal, les Oughoniens se sont assimilés aux Myrrhéens. Vouloir prendre leur indépendance, c’est tourner le dos à l’empire qui les a accueillis !
Bennenike et Elewi se rapprochèrent davantage, prêtes à en venir aux poings, mais deux gardes s’interposèrent entre elles à la demande de Chemen.
— Ça suffit ! hurla-t-il. Votre débat est stérile et se heurte à la passe. Ma fille, penses-tu qu’il est facile pour moi de prendre une telle décision ? C’est comme si mes prédécesseurs me jugeaient… Le cas de Danja a toujours été complexe. Les problèmes que tu cites ont plus d’un siècle.
— Pas à la portée d’une fille de quinze ans, c’est ce que vous allez dire ? Quoi qu’il arrive, vous trouverez toujours un moyen pour me discréditer. C’est décevant. Très décevant.
Certes Bennenike s’en alla en grommelant, certes elle tourna le dos à un père et une tutrice désemparés, mais cela ne suffisait pas. Tout juste le débat fut atermoyé lorsque d’autres enjeux se présenteraient. Il fallut plusieurs semaines à l’adolescente avant d’y retourner. Elle s’imaginait alors que rien n’était en mesure de la frustrer outre mesure.
Elle déchanta vite au moment où les nouvelles invitées arrivèrent. Rien qu’apercevoir la première femme manqua de lui arracher un grondement. Une femme d’âge moyen et à la peau mate se pavanait comme si elle était chez elle, un sourire de dédain étirant ses traits trop profonds. Un ruban écarlate nouait ses mèches sombres mi-longues tandis qu’un caftan azur garni de motifs fleuris et orangés soulignait sa silhouette fuselée. L’adolescente n’aurait jamais pensé qu’une seule personne pouvait porter autant de joaillerie. Un pendentif en rubis pendait par-dessous son foulard alors qu’une bague ornait chacun de ses doigts.
Fortune ne rimait cependant point avec richesse de cœur. Derrière elle suivait une jeune fille à peine plus âgée que Bennenike. Son teint basané jurait avec celui de la bourgeoise. Non seulement elle était vêtue d’une tunique crasseuse et loqueteuse, mais elle était d’une terrible maigreur. Des touffes châtaines peu élégantes camouflaient quelque peu son visage émacié aux yeux émeraude.
Nul besoin de présentation pour que la jeune fille comprît. L’une était la maîtresse, l’autre était l’esclave. Et la première ne se gêna pas pour jeter la seconde à terre, trop tremblante pour effectuer le salut de vigueur.
— Agenouille-toi devant ton empereur, idiote ! conspua-t-elle en lui tapant le haut du crâne du revers de la main.
— Ghanima Sumai, interpella Chemen. Vous souvenez-vous de la raison pour laquelle vous avez été conviée ici ?
— Bien sûr, affirma la mentionnée. C’est parce que mon esclave, Badeni, est incapable de fermer sa langue ! Je l’ai tabassée pour la remettre sur le droit chemin, mais elle a persisté.
Le poing de Bennenike se crispa à hauteur de ses hanches. Son corps tressaillait tellement qu’Elewi la devança, non sans se retenir également.
— La maltraitance des esclaves n’est pas autorisé dans la loi, rappela la magicienne. Voilà précisément ce dont Badeni s’est plainte.
Ignorant les semonces, passant derrière son esclave, Ghanima malaxa ses épaules, affublée d’un sourire dérangeant. L’adolescente remarqua seulement à ce moment les nombreuses marques de morsure sur le cou de l’esclave.
— Sauf votre respect, vénéré empereur, dit Ghanima, cette loi me paraît mal conçue. Elle donne des droits aux esclaves, comme s’ils étaient des êtres humains.
— Seriez-vous en train de réfuter ma parole ? douta Chemen.
— Encore une fois, loin de moi l’idée de remettre en autorité en cause. Mais, voyez-vous, je me sens très attachée aux traditions de l’Empire Myrrhéen, et l’esclavagisme constitue l’une de ses valeurs les plus importantes. Regardez donc cette brave petite. Elle n’a rien d’humain, pas vrai ? Normal, puisqu’elle vient des quartiers malfamés de l’ouest du pays. Quand on a grandi dans un milieu où la prostitution et le trafic de drogues et d’armes règne, il n’est pas possible d’en ressortir totalement humain. Je l’ai sauvée !
— Vous appelez cela un sauvetage ? s’indigna Elewi. Elle n’a même pas l’air de manger à sa faim !
— Et ? Tant qu’elle est vivante, où est le problème ? Je lui offre déjà un logement décent, c’est plus qu’elle n’aurait jamais eu dans sa ville de misère. En échange, elle est ma possession. Il m’arrive d’être violente et de faire l’amour brutalement avec elle, mais il s’agit juste de clémence.
Soudain Bennenike relâcha son poing, au détriment de ses traits qui se durcirent. L’empereur et sa tutrice la dévisagèrent avec perplexité.
— Père, quel est le métier de cette femme ? questionna-t-elle d’une voix glaciale.
— Vous pouvez me le demander directement, rétorqua Ghanima, un soupçon d’amusement dans son ton. Je suis une préceptrice de magie, c’est-à-dire que je procure des leçons de magie à ceux qui disposent des moyens financiers. Badeni m’aide pour les tâches les plus ingrates, ce qui est la moindre des choses. Mais qui êtes-vous donc, jeune fille ?
— Bennenike, fille de l’empereur. Et je n’aime pas la manière dont vous vous adressez à moi. Encore moins celle dont vous traitez votre esclave.
— Tu es censée assister à l’entrevue, coupa Elewi. Tu ne dois pas…
Sans écouter ni réfléchir, l’adolescente descendit les marches pour mieux toiser l’esclavagiste, laquelle ne se courba guère malgré le statut de son interlocutrice. Pourtant la figure de Bennenike s’enflammait plus elle plongeait son regard vers une Badeni ramassée à genoux.
— Je ne sais pas ce qui me dégoûte le plus, lâcha-telle à Ghanima. Votre existence ou mon père qui sourcille à peine en constatant vos dégâts. Vous êtes mage, alors vous vous imaginez supérieure aux autres ?
— Bennenike ! tonna Elewi. Comment oses-tu te lancer dans pareilles généralités ?
— Seriez-vous de mèche ? poursuivit la jeune fille. L’arrogance d’une classe privilégiée n’a-t-elle aucune limite ?
— Je me souviens mieux de votre nom, désormais, répliqua l’esclavagiste. La dernière-née de la dynastie Teos. Savez-vous comment vous êtes considérée dans le milieu ? Au-delà des rumeurs, je me forge désormais ma propre opinion à votre sujet. Vous me semblez, en dépit du respect que j’éprouve à votre père, quelque peu hypocrite. N’êtes-vous pas membre de la famille la plus riche et la plus puissante du pays ? N’êtes-vous pas entourée d’une armada de servants qui vous aident juste pour lever votre fourchette ?
Ghanima marqua une pause afin de profiter de son esclave. D’abord ses doigts glissèrent autour de la poitrine de son esclave, puis elle caressa son abdomen avec un sifflement moqueur.
— Badeni est ma propriété, déclara-t-elle. Par respect pour le vénéré empereur, peut-être que je la corrigerai moins souvent, mais je ne peux pas réaliser des miracles.
Bennenike explosa au moment où l’esclavagiste tenta d’introduire sa main entre les jambes de la jeune fille. Ni une, ni deux, l’adolescente les sépara et propulsa Ghanima sur les carreaux. Des hurlements ponctuèrent sa série coup de poing. Les moqueries devaient disparaître, de même que la maltraitance, aussi Bennenike la fit saigner. Elle irait jusqu’au sang et larmes si c’était nécessaire. Mais Elewi gâcha ses intentions en la tirant en arrière. Demeurait une magicienne qui s’essuyait le nez couvert de rouge, cherchant à intercepter le regard de son empereur. Même ce dernier, crispé sur son siège, lui coulait un regard haineux.
— Ghanima Sumai, annonça-t-il. En raison de votre attitude à l’égard de votre esclave, Badeni est affranchie et libérée de vos tourments. Veuillez disposer, vous n’êtes plus la bienvenue dans ce palais.
Nonobstant la sentence, l’esclavagiste ronchonna à peine et voua un sourire malvenu tant à son empereur qu’à Badeni. Elle fit volte-face et parcourut la salle en sens inverse sans exiger le moindre raccompagnement. Alors qu’Elewi croisa les bras face au soulagement de la jeune fille, Bennenike orienta sa hargne vers son père et sa tutrice.
— Je rêve ou quoi ? s’indigna-t-elle. Elle mérite l’écartèlement, la décapitation, le bûche ! Pas de partir triomphante, libre et riche de maltraiter une autre esclave !
— Je suis l’empereur, déclara Chemen. Pas toi.
Bennenike n’en démordit pas et héla Ghanima de toute sa voix.
— Hé, toi ! cria-t-elle. Peut-être que mon père s’est montré clément, mais tu ne t’en sortiras pas facilement. Je retiendrai ton nom, ton visage. Et la prochaine fois que tu croiseras mon regard, tu regretteras même d’être née.
Tout ce que l’adolescente gagna se résuma à un sempiternel rire sinistre. L’esclavagiste était libre de sévir à nouveau, tant qu’un homme trop juste siégeait à la tête de l’empire.
Voir une jeune fille à la peur déclinante ne détendit pas les traits de Bennenike. S’apercevoir du soulagement de Chemen et Elewi ne refroidit guère son sang bouillonnant. Elle avait repéré le véritable problème de cette pièce, lesquels s’armèrent de prudence face à elle.
— Elewi disait juste, reprit l’empereur. Le sort de Ghanima ne t’appartient pas, peu importe combiens ses actes étaient horribles.
— Cela ne me surprend plus, père, contredit Bennenike. Vous vous êtes soumis aux indépendantistes et aux tribus nomades, il est normal que vous vous soumettiez aussi aux esclavagistes. Vos ancêtres vous jugent.
— Laisse les morts en dehors de cette histoire ! Gouverner un territoire aussi vaste et peuplé n’est pas une mince affaire. Chaque choix est difficile.
— Comme celui de laisser une esclavagiste violente en liberté ? J’espère que vous le garderez sur votre conscience. Oh, mais j’ai bien deviné ! Vous ne dirigez pas cet empire. Vous vous contentez de suivre ce qu’Elewi murmure à votre oreille.
— Comment oses-tu ? s’irrita la conseillère. Je me suis occupée de toi, je t’ai appris à lire, à penser par toi-même, et c’est ainsi que tu me remercies ?
— Vous avez essayé de me contrôler et vous avez échoué. Vous étiez à peine outrée face à cette femme. Solidaire entre mages, n’est-ce pas ?
— Sa mauvaise nature n’a aucun rapport avec sa maîtrise des sorts !
— Essayez de vous dédouaner. Vu que cette société privilégie les mages, il est normal qu’ils se sentent permis de molester chaque être humain à leur portée. Votre suprématie a trop duré !
Bennenike tourna le dos au pouvoir pour s’incliner face à l’ancienne esclave. Elle lui tendit le bras, comme elle le ferait à une amie.
— Nous devons te trouver un avenir, décréta-t-elle. Tu es peut-être affranchie, mais tu es perdue, et je vais y remédier.
Porter des milliers de destinée commençait par s’occuper des plus miséreux. La jeune fille s’assurerait que Badeni ne souffrît pas davantage, aussi l’éloigna-t-elle de l’influence de l’empereur et la magicienne. Plus l’adolescente s’en éloignait et moins elle percevait leurs murmures. Elle entendit néanmoins des bribes. Sur les regrets de son père d’avoir été peu présent. Sur les remords de sa tutrice d’avoir échoué. Sur leurs craintes d’un sentiment anti-mage grandissant au sein de l’empire.
Ce fut derrière le couloir que Bennenike vit enfin germer un sourire sur les lèvres de la jeune fille.
— Merci…, murmura-t-elle. Personne n’avait été aussi gentille ave moi.
— Tu mérites du repos, dit l’adolescente en lui tapotant l’épaule. Et du soutien. Plus personne ne te blessera, tu m’entends ?
— Mais… Qu’est-ce que je vais faire ?
— Goûter à la liberté. Tu n’en profiteras pas totalement tant qu’il te restera un amer goût de frustration. Tant que tu ne te seras pas vengée au centuple contre ta maîtresse.
— Vous voulez que… je devienne comme elle ?
— Pire. Ne sois pas naïve et innocente, cela t’enfermera dans ton cycle de souffrance. Ne sois pas clément comme mon père, car ils se soumettent aux âmes les plus malfaisantes. Améliorer le monde exige des méthodes radicales. Être impitoyable, en somme.
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