Chapitre 1 - Le printemps
Enfant, j'adorais le cirque. Le grand chapiteau dressé, tel un tipi étrange, m'attirait, ses vives couleurs bariolées m'aimantaient, j'étais comme un insecte happé par la lumière d'un réverbère. Avec les yeux de l'enfance le cirque était un paquet cadeau géant renfermant d'innombrables trésors. J'aimais par dessus tout les animaux exotiques : les lions, les tigres, les éléphants et les girafes, c'était un défilé grandiose qui m'émerveillait. Je regardais les numéros des gracieuses acrobates bouche bée et j’oubliais mes tourments.
Au printemps de la vie
les yeux en tous ravis
le cœur comblé d'envies
et durant quelques temps
dans l'oubli des tourments.
Car à cette époque j'étais la proie des moqueries les plus cruelles à l'école, certes les enfants ont toujours été taquins et chamailleurs, mais dans mon cas cela relevait du harcèlement. Les moqueries tournaient toujours autour de mon apparence particulière, j'étais singulièrement grande pour mon âge et d'une maigreur presque cadavérique. De plus j'avais un visage aride et blême, des yeux verdoyants et des cheveux aux couleurs des blés. Dans la cour de récréation, j'étais tantôt appelée la girafe, la brindille, l'aiguille, ou la squelette. Malheureusement, cela m'affectait profondément, je pleurais le soir dans mon lit et lorsque je me regardais dans le miroir je voyais une girafe, une brindille, une affreuse petite géante maigrichonne. Je me faisais horreur, si bien que je devenais de plus en plus renfermée, introvertie. Je jouais seule, je trouvais des excuses pour rester en classe ou je m'isolais dans les toilettes pour lire.
Ainsi avec les années, les livres devinrent pour moi des mondes où je pouvais me promener sans crainte des autres, de leurs regards moqueurs, de leurs paroles injurieuses, de leurs insultes blessantes. Je lisais le soir, le matin et le midi tel un traitement à ma condition de souffre-douleur. Je dévorais les livres avec une telle gourmandise que je prenais des ouvrages de plus en plus épais et difficiles. Ainsi avant même le collège je rêvais en lisant Jules Verne, je me régalais aux ouvrages de Victor Hugo, de George Sand et d'Oscar Wilde et je frémissais aux textes de Maupassant, d'Edgar Alan Poe ou de Lovecraft. J'étais devenue une véritable petite « intello » et cela ajouta encore à mon discrédit auprès de mes camarades qui s'en donnèrent à cœur joie. Si bien que la dernière année de l'école primaire tous mes camarades de classe étaient des bourreaux, qui s'appliquaient quotidiennement à me torturer mentalement et physiquement, car j'étais aussi pincée, bousculée et parfois même frappée.
***
Heureusement mes parents me placèrent dans un collège calme et hors de portée de mes anciens tortionnaires. A cette période mon corps changea, en pire ! En lieu et place des seins ronds et volumineux, fiers attributs féminins, je n'avais que deux tâches sombres surmontant de faibles renflements grotesques. Point de hanche, mon tronc était directement terminé par deux longues tiges frêles faisant office de jambes. Mes longs bras étaient pourvus de mains osseuses prolongées par des doigts fins aux blanches phalanges. Je continuais à grandir de manière démesurée, je toisais tous mes pairs d'une tête de haut, je les voyais depuis les sommets du ridicule et ils pouvaient m’apercevoir de partout, j'étais visible de loin tel le porte-étendard du grotesque.
J'étais ridicule, la risée de la classe et je m'habillais avec des vêtements difformes et amples pour dissimuler mon aspect filiforme. Mes nouveaux camarades de collège se moquèrent rapidement et me harcelèrent à leur tour passant même à un niveau supérieur de cruauté en utilisant les technologies les plus modernes. J'étais obligée d'abandonner l'univers numérique pour me replier dans ma tanière aux murs chargés de mondes de papiers. Je m'enfonçais toujours plus entre les pages, je cheminais sur les lignes et je dansais parmi les mots. Je vivais par procuration, des vies fantastiques et merveilleuses qui me semblaient parfois plus réelles que ma propre vie.
Je me souviens avoir parcouru les océans aux cotés du Capitaine Nemo, d'avoir supporté le fardeau de l'anneau avec Frodon et d'avoir fui la cauchemardesque Innsmouth avec Robert Olmstead. Mais l'ouvrage qui me marqua particulièrement fût le Portrait de Dorian Gray, un beau personnage à la jeunesse inaltérable s'enfonçant dans la pire des laideurs morales. Cet homme était en quelque sorte mon négatif, mis à part ma laideur j'étais une enfant modèle, discrète, polie, cultivée, intelligente et aux excellents résultats scolaires mais malgré tout, je ne pouvais m’empêcher d'envier ce personnage à la beauté immorale.
A la fin du collège, je devenais de plus en plus impertinente, je m'habillais avec des vêtements rapiécés, tagués et usés, je me rasais les tempes et je teignais en violet mes cheveux qui pendaient jusqu'à ma taille. Mon nez arborait un anneau d'argent, mes oreilles de multiples bijoux sombres, j'avais une multitudes de bracelets couvrant des avants-bras scarifiés. J'avais des arabesques colorés tatoués dans le cou et sur l'épaule droite. Mais parents n’osèrent rien dire de peur d’aggraver mon mal-être, ils tentèrent vainement de me faire suivre par une psychologue qui ne put que contempler les ruines rougeoyantes de mon amour-propre.
J'avais réussi à me faire une amie, une autre fille déboussolée comme moi, nous traînions ensemble insolentes et rebelles pour mieux nous rassurer nous même. Nous fumions à la sortie du collège, en rentrant chez nous, parfois nous avions une bière à la main et nous divaguions ensemble. Les réactions outragées des professeurs, des passants ou des autres jeunes étaient pour nous une preuve de notre réalité, un moyen d'exister.
***
Un jour où je sortais avec mon inséparable alter-ego, nous tombâmes sur une fête foraine qui venait de s'installer en ville. C'était une pitoyable équipe que nous découvrîmes, de petits manèges de bois usé, à la peinture écaillée, et à l'odeur de moisissure entêtante. Nous déambulions en rigolant au milieu de cet étalage de misère, heureuses de découvrir un malheur plus grand que le notre. Malgré la vétusté des installations, nous nous amusions dans quelques attractions pathétiques, pêche aux canards, tir à la carabine et un ridicule train fantôme dans lequel nous rigolions à gorge déployée.
Après avoir mangé une barbe-à-papa, nous décidâmes de partir, nous prîmes le chemin du retour, lorsque nous vîmes une grande remorque à l'écart des autres. Au dessus de cette attraction une enseigne de gros néons éteints indiquait : Labyrinthe de Miroirs. Je regardai mon amie en souriant, elle haussa les épaules et elle me suivit avec nonchalance jusqu'à l'entrée de l'attraction. L'entrée était une simple porte vitrée recouvert à la va-vite d'une peinture noire, pas de guichet ni de caisse, j'appelai quelqu'un sans succès, je toquai sans plus de réussite. Puis après quelques secondes d'attente à regarder de tous cotés, je poussai la porte impatiente et excitée d'enfreindre encore quelques règles.
Nous entrâmes dans l'obscurité, je tâtai le mur à la recherche d'un interrupteur que je trouvai en quelques instants, j'allumai la lumière. Une lueur jaunâtre se diffusa en ces lieux oubliés, la lumière tremblotante éclaira d'une aura pisseuse des détritus épars jonchant le sol. Les odeurs mêlées de renfermé, de moisissure et d'urine me confirmaient que cette attraction devait être fermée depuis longtemps. Plus loin devant nous un sinueux couloir s'enfonçait dans un dédale de miroirs. J'avançai jusqu'aux surfaces réfléchissantes en chahutant avec mon amie. Nos reflets grotesques riaient sur les glaces tachées, fendues ou écaillées du couloir. Nous progression en discutant dans ce calamiteux labyrinthe de miroirs fêlés. Mais après quelques temps nous nous rendîmes compte que le silence avait remplacé nos rires, nos bavardages s'étaient taris, et lorsque nous échangions quelques mots, nous nous sentions obligées de chuchoter de manière inexplicable.
Inquiètes nous pressions alors le pas, le bruit de nos pieds semblaient s'étouffer sur le sol, la lumière était maintenant terne, une lueur blanchâtre émanait de toute part. Nous marchâmes ainsi durant une éternité, sans comprendre comment sortir de cet épouvantable labyrinthe. En proie à une peur grandissante nous décidâmes de faire demi-tour en espérant reconnaître le chemin que nous avions pris. Mais les couloirs semblaient avoir changé, s’être allongés ou avoir modifiés leurs dispositions. C'était pourtant impossible, notre panique devait nous faire perdre le sens commun nous nous arrêtâmes pour nous calmer, nous échangeâmes des mots de réconfort.
Tout à coup, un bruit de verre brisé nous fit sursauter. Interdites, pétrifiées d’effroi nous restâmes là sans oser bouger. Je repris une profonde inspiration, après avoir retenu ma respiration sans m'en rendre compte, je regardais mon amie, sa beauté exotique me réconforta et je lui souris.
Nos pas se firent hésitants, nous allions dans la direction du bruit qui nous avait effrayé. Nous débouchâmes dans une pièce de miroirs circulaires, cernés d'une infinité de nous-même. C'était une voie sans issue et lorsque nous nous retournions pour repartir il n'y avait plus de couloir. Nous étions piégées, entourées d'une armée de nos doubles imitant le moindre de nos gestes. Je me mis à la recherche d'une issue ou d'un mécanisme et, alors que je faisais courir le bout de mes doigts sur les froides surfaces polies, mon amie se mit à appeler à l'aide, puis à hurler. Ses appels inutiles commençaient à m'énerver et avant que je me retourne pour lui dire d’arrêter, elle cessa de crier. Subitement il me sembla que tout s'était figé dans la pièce. Je ne pouvais plus bouger, je fixais mon reflet, mon apparence hideuse sans pourvoir détourner le regard. J'étais forcée de regarder mon corps grotesque et la laideur de mon visage, je tentais de fermer les yeux, de détourner le regard de cette image tant haïe mais je ne pouvais rien faire, ma volonté ni suffisait pas. Je restais ainsi à subir l'humiliation de mon apparence durant un temps qui m’apparut infini. Je hurlais intérieurement, je ruais entravé par des chaînes invisibles. J'aurais voulu mettre fin à ce supplice, j'aurais tout donné pour voir autre chose, tout fait pour avoir une autre apparence, un autre corps, être simplement plus belle.
Tout à coup je me retrouvais chez moi sans comprendre ce qui s'était produit, je courrais chez mon amie mais elle refusa obstinément de me voir. Les jours qui suivirent je réussis à lui parler au téléphone mais elle ne voulait pas parler de ce qui s'était passé à la fête foraine. Lorsque j’insistais pour savoir elle raccrochait.
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