Prologue

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3 septembre 1129, après le Déclin


  En hurlant, les enfants sautèrent par-dessus un tas de briques, armés de bâtons, de cartons et de boulettes de terre. La petite troupe, menée par un garçon grand et maigre aux oreilles décollées, se jeta sur un autre groupe qui fuyait tant bien que mal. La bataille fit rage un instant, et finalement, la seconde bande fut contrainte de battre en retraite, couverte de boue.

  Julien sourit. Des centaines de souvenirs l'assaillirent. Il avait été ce petit chef qui préparait chaque offensive, galvanisait les autres avant de se jeter tête la première à l'assaut d'une rue pour la conquérir. C'était comme ça que s'occupaient les orphelins dans le quartier de Grand'Ronce : en s'inventant une guerre qui durait depuis si longtemps qu'on était désormais bien incapable d'en connaître l'origine.

- Tu es sûr que c'est là ? hésita Maxime.

- Je connais ces rues comme ma poche, assura Julien en accélérant le pas comme pour le lui prouver. Je te rappelle que j'ai grandi ici !

  Il y avait vécu d'extraordinaires aventures qui constituaient aujourd'hui ses plus beaux souvenirs. À l’angle, ils prirent à droite. La vie dans les rues de Grand'Ronces n'était certes pas facile, mais il aurait tout donné pour y rester et ne pas se retrouver prisonnier de cet horrible orphelinat où on avait tout fait pour briser ce qu'il avait de plus précieux.

  Il fronça les sourcils, agacé. À quoi bon remuer le passé ? Il n'était plus un gamin de treize ans effrayé par de vieilles femmes qui ne savaient que hurler et gifler ! Il avait vingt ans et il savait désormais que le monde se divisait en deux camps : les Sorciers et les autres. Les premiers étaient faits pour survivre aux Démons. Et les autres les mépriseraient toujours pour ce privilège.

  Au détour d'une venelle, Maxime et lui tombèrent sur une petite place grouillante d'activité. Il n'était pas encore sept heures et pourtant il y avait foule. Il fallait croire que pour tromper ce sinistre sentiment d'être prisonniers au sein de leur propre ville, les habitants de Bois-aux-Roses envahissaient les rues à la moindre occasion. Et puis, cette année, l'automne était particulièrement doux ! Il aurait été dommage de rester enfermé.

- Tu n'avais pas un chemin plus court ? pesta Maxime en bousculant une passante.

  Il fallait être bien agile pour se frayer un chemin entre les appentis de bois et les tonnelles branlantes. Grand'Ronce était connu pour être le quartier des orphelins, mais aussi et surtout, celui des artisans. Travaillaient ici des ferrailleurs, des cordonniers, des vanniers et même dans certaines rues adjacentes, des fondeurs de plastique dont les marmites dégageaient une odeur épouvantable.

  Au-dessus d'eux, la lumière disparaissait à mesure que les immeubles biscornus, petites boîtes enchâssées les unes sur les autres se resserraient. Une forêt de câbles se déployait au-delà des toits de tôle et des draperies colorées qui séchaient sur des cordages précaires. Véritable toile d'araignée électrique, la structure parcourait toute la ville sans pour autant la desservir de manière équitable, puisque seuls les quartiers les plus riches et les bâtiments publiques en bénéficiaient. Les vieux pylônes électriques n'étaient là que pour narguer ceux qui, pour survivre, devaient vendre du carton ou se casser le dos en soulevant des charges trop lourdes.

  La vie était dure depuis le Déclin. Mais elle était pire pour ceux qui n'avaient pas les moyens de vivre dans les hauteurs.

  Après avoir traversé la petite place et tourné deux fois à droite, Julien entra sans hésiter dans l'arrière-cour d'un immeuble dont le revêtement extérieur se détachait par endroits.

- Qu’est-ce qui te fais croire qu’ils viendront ? pesta Maxime.

- Moi, je serai venu, affirma Julien avec aplomb.

  Comme pour appuyer ses propos, trois enfants sortirent alors de leur cachette – une pile de bois sommairement protégée par une bâche tendue – pour s'approcher timidement d'eux. Julien leur sourit et s'accroupit pour se mettre à leur hauteur. Ses grands yeux clairs croisèrent le regard terrifié d'une petite fille. Elle l'émut, peut-être parce qu’il se reconnaissait un peu en cette gosse qui devait avoir quoi ? Huit ans, tout au plus ?

- C'est qui, lui ? demanda un gamin méfiant aux traits fins.

Il jouait les petits durs, mais Julien n'était pas dupe. Il ne devait pas avoir plus de seize ans, et dans ses yeux, il pouvait lire qu'il avait peur.

- Il s'appelle Maxime, répondit calmement Julien. C'est un ami, ne vous en faites pas.

- Qu'est-ce qui nous dit que vous avez pas prévenu la Charité ? insista l'enfant.

  Julien ne pouvait leur en vouloir. Il les comprenait d'autant plus qu'il avait un jour été à leur place. Il n'était alors qu'un enfant de douze ans à qui une vieille femme avait promis un toit et des gâteaux le soir avant de dormir. Pourquoi lui aurait-on menti ? Ce n'était qu'une fois arrivé à l'orphelinat qu'il avait compris ce qu'était réellement la Charité.

  Julien releva la manche de sa veste pour lui révéler son avant-bras. De l'index, il désigna une cicatrice blanche que le temps avait atténuée sans pourtant parvenir à la faire disparaître.

- Ça, c'est ce qu'ils m'ont fait quand je suis entré à l'orphelinat, leur apprit-il. Et toutes celles-là, – il écarta les doigts pour leur montrer d'autres balafres – ça a été deux semaines plus tard quand ils m'ont pincé en train d'utiliser mes pouvoirs. Tu crois vraiment que je pourrais être de leur côté après ça, Pacôme ?

  L'adolescent observa la marque un instant puis Maxime en se demandant s'il était réellement digne de confiance. Finalement, il haussa les épaules et fourra les mains dans ses poches, une façon de donner son assentiment. La petite fille étendit soudain la main et caressa les doigts de Julien, là où la peau avait été marquée.

- Ça fait mal ? osa-t-elle demander.

Julien sursauta. Elle, qui n’était qu’une enfant, semblait bien plus concerné par ce qu’il avait vécu que par sa propre sécurité.

- Non, souffla-t-il. Plus maintenant. Ne t'en fais pas.

- Et on peut lui faire confiance à ton Gérude ? le coupa Pacôme.

- Évidemment, assura Maxime avec un rire. Il est du côté des Sorciers !

  Julien fusilla son camarade du regard pour le faire taire. Il était en train de foutre en l'air des semaines de négociations ! Convaincre Pacôme, c'était convaincre une bonne partie des enfants perdus de Grand'Ronces. Il était leur aîné, et bien qu'il ait arrêté de jouer avec eux pour travailler chez un tanneur dès l'âge de quatorze ans, il était encore assez jeune pour faire partie de leur monde.

- Gérude m'a sauvé, assura Julien. C'est pour ça que je suis là.

  Toute sa vie, il avait grandi dans la peur. Celle des Démons d'abord, puis celle de la Charité et de tous ceux qui méprisaient les gens qui étaient doués de capacités extraordinaires, comme lui. Gérude lui avait donné l'occasion de devenir autre chose. D'être celui qui inspirait la peur. D'être libre d'utiliser ses pouvoirs. D'être lui-même.

- Bon, trancha Pacôme. Allons-y.

  Pacôme prit la main des deux enfants qui l'accompagnaient, un petit garçon de cinq ou six ans qui suçait encore son pouce, et la petite fille au regard terrifié. Tous les trois suivirent les deux hommes qui s'apprêtaient à les emmener bien loin d'ici, mais ils n'avaient pas fait trente mètres que des silhouettes toutes de grises vêtues apparurent au détour d'une voie escarpée.

  Le cœur de Julien manqua un battement. Ces trois femmes qui leur faisait face, empêtrées dans des bures ternes, il pourrait les reconnaître entre mille. Elles appartenaient à la Charité. C'était des femmes comme elles qui l'avaient enfermé à l'orphelinat.

- Il est là ! hurla l'une d'entre elle en désignant Pacôme d'un index accusateur. C'est lui !

Deux hommes lourdement armés se précipitèrent alors vers eux. C'était la Milice, qui était censée maintenir l'ordre au sein de la Ville. Mais qu'est-ce qu'ils fichaient là ? Depuis quand se mêlaient-ils des affaires de la Charité ?

- On dégage ! ordonna Maxime.

  Sans plus se poser de questions, Julien tourna les talons, prêt à fuir avec les enfants. D'un geste inconscient, certainement une réminiscence du temps où son âge lui avait imposé le devoir de veiller sur ses cadets, il avait saisi la main de la petite fille et la traînait derrière lui. Elle n'émit aucune protestation, et même, resserra sa prise entre ses doigts pour ne pas le perdre. Osant un regard en arrière, il se figea, horrifié. Pacôme n'avait pas bougé, et faisait face à ces hommes qui le chargeaient.

- MAIS QU'EST-CE QUE TU FICHES ?! s'affola Julien. BARRE-TOI DE LÀ !

- EMMÈNE-LES À L'ABRI ! contra Pacôme sans même le regarder.

  Le jeune garçon ouvrit les bras en orante et ferma les yeux, un sourire apaisé sur les lèvres. Le sang de Julien ne fit qu'un tour. Il n'eut que le temps de s'accroupir pour protéger la petite fille de son corps, qu'un bruit terrible se fit entendre.

  Le corps de Pacôme fut parcouru de tremblements incontrôlables. Entre ses mains, de puissants arcs électriques se formèrent, semblèrent danser d'une paume à l'autre, pour finalement se libérer de toute contrainte. Ils frappèrent l'un des Miliciens qui s'effondra, lourde masse inerte. Les éclairs fous ricochèrent sur les murs, frappèrent le sol dans un grondement terrible, avant de heurter de plein fouet les câbles qui quadrillaient le ciel de Bois-aux-Roses. La foudre heurta un transformateur qui cracha une pluie d'étincelles. Elles mirent feu aux draperies qui séchaient dans le vent.

N'écoutant que son instinct, Julien se releva d'un bond en soulevant la fillette. Il la déposa dans une grande artère où la foule, inconsciente de ce qui était en train de se jouer à quelques mètres de là, flânait joyeusement.

- COURS ! rugit-il.

- Mais… et toi ? hésita l'enfant.

- COURS JE TE DIS ! VAS-T'EN !

  Effrayée, la petite s'enfuit sans demander son reste. Satisfait, Julien retourna sur ses pas, mais il était déjà trop tard. Il ne pouvait plus rien faire pour arrêter la catastrophe.

  Et en moins d'une minute, ce fut tout un quartier grouillant de vie qui s'embrasa. Un feu qui brûla durant des heures, réduisant en cendre les petites boutiques de bois et les appartements qu'on avait eut peine à reconstruire. N'en resta plus que des cendres.

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