Chapitre 1.3

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  Main dans la main, Martin et Emma rejoignirent Bois-Aux-Roses sans encombre. La petite fille n'avait plus ouvert la bouche de tout le trajet, au grand soulagement de Martin qui ne savait, de toute manière, comment faire la conversation à un enfant. Qu'elle demeure aussi muette qu'une tombe lui convenait très bien.

  Ils durent marcher une heure encore, traverser une petite rivière qui, avec le retour de la chaleur et la fonte des glaciers, prenait chaque jour un peu plus d'ampleur, avant d'apercevoir les grandes et sinistres murailles de la ville.

  Elles avaient été construites au lendemain même du Déclin, dans la hâte, si bien qu'on se demandait encore comme elles pouvaient tenir face aux attaques répétées des Ombres. Elles n'étaient pas droites, consolidées par des sortes de contreforts de bétons çà et là, protégées par des miradors de fortunes et des barbelés montés à la hâte.

  Mais Martin ne s'en inquiétait pas outre mesure. Ce n'était pas tant les murailles qui protégeaient la ville, mais la Garde. Il songea à ces silhouettes vêtues de longs manteaux noirs qui devaient commencer leurs rondes nocturnes. Il n'avait pour eux que de l'admiration. Ces hommes et ces femmes qui protégeaient Bois-Aux-Roses face aux Ombres, n'avaient pas abandonné l'idée de la conquérir un jour. Tous nés Sorciers, ils avaient choisi de consacrer leurs vies à sauver celles des autres. Les noms de tous ceux qui étaient tombés étaient d’ailleurs figés à jamais dans le béton. À chaque fois qu’il sortait en expédition, Martin ne pouvait s’empêcher de les murmurer à voix basse, avant de les garder en mémoire. « Adel », « Cassandre », « Thomas », « Matthieu », « Catherine », « Léna »… autant d'anonymes dont il ne savait rien, sinon qu'il leur devait certainement la vie.

  Il était assez vieux pour se souvenir de la dernière grande attaque contre Bois-Aux-Roses survenue quinze ans plus tôt. Le jeune homme se rappelait des cris d'horreurs mêlés aux pleurs étranglés, des gens qui s'enfuyaient à travers les rues en se bousculant, en marchant sur ceux qui avaient eu le tort de tomber la tête sur le bitume, galopant sans véritablement savoir où aller. Il se souvenait s'être bêtement caché dans un sous-sol avec d'autres âmes terrifiées, s'être recroquevillé sur lui-même, les mains sur la nuque dans un geste dérisoire pour se protéger. Et il avait eu alors la plus terrible des pensées, celle qu'il était fini, qu'il allait mourir. Car si Bois-Aux-Roses tombait, que leur resterait-il ?

Et en quelques heures, tout fut fini ! La Garde était parvenue à repousser l'assaut au prix de nombreuses vies. Quand Martin s'était extirpé de sa tanière, et qu'il s'était approché des remparts, il avait vu ces manteaux noirs arpenter les rues, un peu hagards, la mine grave, mais bel et bien triomphants.

  L'adolescent qu'il était alors s'était mis à pleurer de soulagement. Très lentement, il s'était approché d'un homme de petite taille aux cheveux poivre et sel qui contemplait les dégâts. Lorsque les yeux tristes de ce Garde s'étaient posés sur lui, Martin l'avait enlacé, et murmuré un « merci » d'une profonde sincérité. Le Garde avait hésité, avant de lui rendre son étreinte et de souffler à son oreille des paroles creuses mais rassurantes. « On sera toujours là. » « Ça ira, je te promets que ça ira. » « On va s'en sortir. » « Les Ombres n'entreront jamais. »

  Martin ignorait son nom. Il ne l'avait jamais revu, mais il conservait le souvenir précis de son visage. Et chaque soir il cherchait ce Garde du regard, se demandant s'il allait bien, en espérant qu'il ne fasse pas parti de tous ces noms figés dans la pierre.

La petite trébucha, le ramenant à la réalité. Emma, les yeux dans le vague, essayait vainement de suivre sa foulée rapide, ne lâchant pas sa main comme si elle avait peur de le perdre.

- Tu as un lieu où dormir ? s'inquiéta Martin.

- Non, répondit-elle d'une toute petite voix.

Martin fronça du nez, songeant qu'il aurait dû s'en douter. Elle ne traînerait pas en dehors des murs si tel n'avait pas été le cas. C'était une orpheline. Tout comme lui.

- Bon, grogna-t-il. J'vais pas te laisser dormir dehors. Tu restes avec moi.

Elle opina du chef. De toute façon elle n'avait pas vraiment le choix.

- Hé ben, ça à l'air de te faire plaisir, soupira Martin en levant les yeux au ciel.

- Si, si ! répondit-elle précipitamment. Merci, ajouta-t-elle après une seconde d'hésitation, se rappelant soudain des règles de politesses élémentaires.

- Ouais, répondit son aîné en fouillant dans ses poches. Mais juste pour une nuit, d'accord ?

  À mesure qu’ils s’approchaient de Bois-aux-Roses, Martin sentit que quelque chose ne tournait pas rond. Les colonnes de fumées qu’il avait aperçues au loin, et qu’il avait attribué aux usines, s’élevaient anormalement haut. Emma toussota et serra davantage sa main. Lui-même sentait que ses yeux le piquaient. Une odeur inhabituelle flottait dans l’air, et le prenait à la gorge. Un mélange de bois et de plastique brûlé. L’angoisse le saisit. Il s’était passé quelque chose. Mais quoi ?

  D'un geste las, Martin montra aux forces de sécurité lourdement armées qui surveillaient l'unique entrée de Bois-Aux-Roses une carte abîmée qui attestaient de son identité. D'un signe du menton, on les autorisa à entrer.

  Il perçut immédiatement une tension inhabituelle, sans pour autant parvenir à en déterminer la cause. Les regards étaient fuyants, les gens pressaient le pas, en proie à une agitation qui l'inquiéta. La petite fille se colla à lui, et inconsciemment, Martin resserra sa prise sur sa petite menotte. Un dépôt de cendres sur le bitume, quelques rues plus loin, lui arracha un frisson. Il devait en avoir le cœur net.

- Hé ! héla le jeune homme en s'approchant d’une femme qui longeait les murs, la tête basse. Qu'est-ce qui se passe ?

La femme s'arrêta tout net, la bouche entrouverte, visiblement stupéfaite qu'il lui pose la question.

- Je suis un Rafleur, crut-il bon de préciser en désignant du pouce son énorme paquetage. J'ai passé la journée à l'extérieur !

- Alors vous ne savez pas ?

- Vous ne savez pas quoi ? s'agaça un peu Martin.

Il n'avait pas la patience de jouer aux devinettes. Pas ce soir. Surtout pas après une journée pareille. Pas après avoir manqué de mourir deux fois en moins de douze heures.

- Un incendie dans le quartier de Grand’Ronce ! Trois bâtiments en feu ! C’est horrible !

  Martin eut besoin de quelques secondes pour assimiler ses paroles tant la chose lui semblait aberrante. Il ne pouvait pas y croire. Grand'Ronce était la petite place vivante où il avait grandi. Là-bas il n'y avait que des artisans et des écoles. C'était un quartier où seuls raisonnaient les rires des enfants…

- Grand'Ronce ? répéta-t-il. Un incendie ?

  Mais la vieille femme se refusa à lui en dire davantage, reprenant déjà sa route. Très lentement, Martin se tourna alors vers l'ouest. Une immense tristesse l'envahit mais pas de stupeur ni d'effroi. Ce n'était pas la première fois qu'une telle chose se produisait. Il se doutait que les victimes devaient être nombreuses et avait bien conscience qu'un horrible drame s'était déroulé ici, dans sa propre ville, mais il était incapable de réagir autrement. Il était juste épuisé.

Emma réprima un sanglot. Et Martin comprit. Il s'agenouilla pour se mettre à sa hauteur.

- Tu étais là-bas ? Tu étais à Grand'Ronce ?

Elle acquiesça d'un signe de tête hésitant. Elle n'avait pas besoin d'en dire plus. Tout était soudain plus clair. Sa peur des Sorciers, le fait qu'elle se soit enfuie…

- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? osa-t-il. Qu’est-ce que tu as vu ?

- C’est les Sorciers, haleta-t-elle. C’est Gérude…

  Et elle enfouit son visage entre ses mains. Elle n'avait pas besoin d'en dire plus. Tout était soudain plus clair. Sa peur des Sorciers, le fait qu'elle se soit enfuie… Et puis, il y avait des rumeurs. Des histoires d’enfants qui disparaissaient pour rejoindre un groupe qui se faisait appeler les « Fidèles de Gérude. » Comme s’ils n’avaient pas déjà assez à faire avec les Ombres et la Charité…

  Une bouffée de colère saisit Martin. Grand'Ronce était le quartier des écoles et celui des orphelins. Il l'avait arpenté pendant des années, en connaissait les moindres recoins, la moindre ruelle. C'était un peu chez lui aussi, là-bas. Tout comme cette petite fille, il avait arpenté ces rues, chapardé sur les étables, pris part aux guerres de rues que se livraient les enfants. Il avait été comme elle.

- Je ne suis pas comme eux, assura Martin. Je ne suis pas un Fidèle de Gérude, d'accord ? Moi aussi j'ai grandi à Grand'Ronce. Tu peux me faire confiance. Je t'ai sauvé la vie, non ?

  En guise de réponse, Emma se jeta dans ses bras en étouffant un sanglot. On ne saurait faire mieux comme aveu. Les quelques larmes silencieuses qui glissèrent le long de ses joues potelées confirmèrent ses doutes. Ému, il la serra avec force, avant de la soulever de terre.

- Allez, t'as assez marché pour aujourd'hui, grommela-t-il. T'es pas bien lourde, remarqua-t-il en la soupesant. Tu manges rien, toi !

- T'es pas gros non plus, rétorqua la petite dans un souffle.

- Tiens ! Tu parles, maintenant ?

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