Chapitre 2.3
Au bout de quelques semaines, Emma était devenue l'enfant chérie des Halles. D'abord intrigués par cette petite tête rousse qui suivait Martin comme son ombre, puis attendris par sa gouaille et son caractère bien trempé, tous les Marchands avaient en quelque sorte adopté la fillette. Si bien que Martin ne s'inquiétait plus pour elle lorsqu'il quittait la ville. Il se contentait de la confiée à son vieil ami, Ali Haddad avant de partir en exploration. Il savait qu'elle passerait la journée près de ceux qui l'avaient recueilli, qu'elle ne risquait pas de s'y ennuyer et surtout, qu'elle était en sécurité.
La petite fille semblait apprécier Ali. Cet homme, qui ne faisait pas ses quarante-cinq ans, aux joues bien rondes et au sourire fatigué, était connu de tout Bois-aux-Roses pour être un expert de l'Ancienne technologie. C'était probablement ce qui fascinait Emma, d'ailleurs : Ali avait dans son atelier des jouets robotiques, des télévisions, des ordinateurs, des téléphones et d'autres trucs dont Martin ignorait l'utilité exacte.
- Oh, elle me dérange pas, tu sais, avait souri Ali, un soir. Et puis, elle s'intéresse !
Et comme rien ne semblait faire plus plaisir à Ali qu'on le bombarde de questions, Emma s'en donnait à coeur joie. « Et qu'est-ce que c'est ? » « Et à quoi ça sert ? » « Et comment ça marche ? » Pédagogue, Ali répondait à chacune de ses questions, ce qui en suscitait d'autres encore. Au final, tous les deux s'étaient plutôt bien trouvés.
- Tu essaies de former une assistante ? s'était moqué Martin. Tu les prends au berceau maintenant ?
- C'est vrai ? s'était extasiée la petite fille en essayant de se suspendre aux bras de Martin. Je peux être ton assistante, Ali ? Je peux, vraiment ?
Ali avait rit. Quant à Martin, il avait songé, non sans pragmatisme, qu'il saurait au moins où la trouver. Et puisqu'il n'avait pas réussi à la convaincre de retourner à l'école, elle aurait de quoi s'occuper. Et puis, il préférait largement qu'elle apprenne quelque chose d'utile plutôt qu'elle ne devienne comme lui.
Il fallait être honnête : ce n'était pas de gaieté de coeur qu'il était devenu chasseur de trésors. Les rafleurs n'avaient pas une vie facile. Mais nécessité avait fait loi.
C'était donc rassuré sur le sort de sa petite protégée que Martin taillait à grand coup de manchette le lierre qui lui barrait la route. Très lentement, il se frayait un chemin dans les escaliers de ce qui avait sans doute été un endroit luxueux.
Souple comme un chat, Martin louvoya entre les épaisses branches d'un arbre qui avait eut l'excellente idée de pousser à travers un trou béant dans le mur et de s'étendre – il s'était d'ailleurs curieusement adapté au bâtiment, ses ramifications s'accordant étonnamment aux courbes de ces longs couloirs. Plongeant sans crainte dans les corridors caligineux, Martin parvint, au prix de nombreux efforts, à atteindre une suite qui avait sans doute été somptueux.
Hélas, les lieux avaient déjà été visités – les deux graffitis tracés à la hâte sur le mur, en étaient la preuve. C'était une règle de courtoisie chez les rafleurs : une zone minutieusement fouillée était marquée pour éviter au suivant de se fatiguer à sonder les lieux. Le jeune homme retint un grognement, frustré d'avoir fait tout ce chemin pour rien.
Martin leva la tête et sourit. Ses prédécesseurs avaient oublié un détail qui avait pourtant toute son importance. Ils avaient arraché les lumières, mais ils avaient oublié le câblage. Difficilement, Martin tira sur une vieille commode pour la rapprochée du centre de la pièce. Comment pouvait-on se prétendre rafleur et oublier bêtement de s'occuper des fils électriques ?
Il lui fallut plus d'une heure pour découper le plafond et récupérer ce qu'il pouvait. Certes, il n'en tirerait pas grand-chose, mais ce serait suffisant pour la semaine. Ali payait bien. Et peut-être même qu'en récupérant les ornementations de plâtres, il aurait de quoi offrir un petit quelque chose à Emma ? Il était vrai qu'elle n'avait pas beaucoup de jouets.
Martin s'était davantage inquiété de son confort plutôt que du simple fait qu'elle n'était qu'un enfant. Elle avait des dizaines de vestes et de petites robes commandées sur-mesure auprès de Martha, la meilleure couturière des Halles, de belles chaussures en cuire et des rubans, mais pratiquement rien pour s'amuser. Il fallait dire aussi qu'elle ne lui réclamait rien. Elle se contentait de sautiller à ses côtés et d'écouter religieusement Ali.
Un sourire étira les lèvres de Martin : cette gamine avait déjà tout d'un ingénieur !
Le piaillement d'un oiseau interrompit le cours de ses pensées. Chassant un morceau de plâtre qui avait atterri dans ses cheveux, il chercha l'animal de ses grands yeux verts.
Un éclat blanc attira son attention. Il voleta tout autour de la pièce en poussant des cris sinistres, trop rapide pour que Martin puisse réellement le distinguer. La chose semblait inoffensive, mais un instinct tout au fond de lui, lui souffla l'inverse.
Cette apparition n'était pas naturelle. Ses pouvoirs s'étaient réveillés, recouvrant l'intégralité de son corps dune fine armure de glace. Surpris, Martin laissa retomber ses outils au sol, avant de s'accroupir, à la fois pour offrir à cette étrange apparition le moins d'espace possible pour l'atteindre, et pour pouvoir bondir le plus rapidement possible.
Le spectre siffla, avant de se poser délicatement sur le sol. Le jeune homme eut alors tout loisir l'observer. C'était un corbeau de papier, semblable à ceux qu'on donnait aux enfants. L'animal croassa, avant de sautiller vers lui. Dans son bec, il tenait un pli d'aspect officiel. Méfiant, Martin posa lentement le pied au sol, sourcils froncés.
- C'est pour moi ? osa-t-il.
L'oiseau pencha la tête sur le côté, avant de lâcher l'enveloppe. D'un simple battement d'aile, il se réfugia en haut d'une vieille bibliothèque qu'on avait entièrement vidée. Martin, dubitatif, ramassa le billet lentement, avant de le déplier. À l'intérieur, un message y avait tapé sur une vieille machine à écrire.
Cher Martin,
Né le 27 avril 1104 Après le Déclin,
Rafleur indépendant, Bas-Quartier,
Vous êtes attendu ce jeudi aux premières lueurs du jour au Bastion. Cette lettre vous servira de laissez-passer. Ne soyez pas en retard.
Une nuit de plus.
Yann Bellerin – Commandant.
Troublé, Martin replia précautionneusement la missive avant de la rangée dans une poche. Il leva les yeux vers le corbeau plié qui semblait attendre sa réponse.
Il n'avait aucun doute quant à l'origine de la missive. Seul un Sorcier particulièrement entraîné pouvait réaliser d'aussi beaux sortilèges. Et puis, tout le monde connaissait la devise des Gardes sans pour autant la comprendre : « Une nuit de plus. »
Mais pourquoi le convoquait-on au Bastion ? Et surtout pourquoi prendrait-on la peine de lui faire parvenir le message au moyen d'un si beau sortilège ?
Martin sentit son coeur s'emballer. Il repensa à sa rencontre avec cette jeune Garde, Valentine. Avait-elle parlé de lui à l'un de ses supérieurs ? L'avait-on considéré comme une potentielle menace dont il faudrait se débarrasser ? Peut-être ne voulait-on pas prendre le risque de laisser un Sorcier Destructeur inexpérimenté dans la nature !
L'oiseau crailla d'impatience. Martin l'observa, et frémit. L'auteur de ce charme était peut-être en train de l'observer à travers cette tête inexpressive. Il déglutit péniblement, avant de s'approcher du volatile forcé dans le métal.
- C'est d'accord, lui apprit-il d'une voix blanche. Je serai là.
Visiblement satisfait, le freux étendit ses grands élytres, avant de s'envoler. Il disparut aussi vite qu'il était apparu, laissant derrière lui un Martin incrédule.
Annotations