Tromper l'ennui
J’ai toujours été fidèle en amour. Par là j’entends une fidélité d’âme, dissociable pour d’aucuns de celle du corps. Alors en me posant un instant pour réfléchir à une manière de contrer mon ennui, je me suis demandé s’il ne s’agissait pas là de trouver une manière d’être infidèle à une altérité pourtant indissociable de moi-même. Dans ce cas, pourquoi ne pas lui donner vie, le personnifier ?
Mon ennui s’appelle Claire, elle habite au dessus de chez moi et elle est franchement envahissante. J’ai ma part de responsabilité. Je crois que je lui ai laissé un peu trop d’espace, et surement trop de libertés. Quand elle a emménagé, j’ai fait quelque chose d’inhabituel. Je suis sorti la saluer. Je lui ai même proposé de l’aider à monter ses affaires et à s’installer. Absurde.
D’ordinaire solitaire, je me revois avec effroi sortir de mon appartement, souriant, lui offrir mon renfort. Il faut dire qu’elle était seule et qu’elle faisait quand même pas mal de bruit. En y repensant, c’est peut être pour cela que j’ai d’abord ouvert ma porte.
Elle était belle. Dieu qu’elle était belle. Et pas seulement. Quelque chose se dégageait d’elle d’indescriptible et d’enivrant. Quelque chose qui aurait poussé même le plus introverti des timides à oser lui parler. Tout dans ses gestes, dans sa manière de faire, était une invitation à la rencontre.
Ce que j’ai fait. Je l’ai rencontrée. Et plus que ça encore. Je l’ai aimée. Je l’ai aimée de mon corps, de mon âme. Je l’ai aimée avec passion. Avec tendresse aussi. Je l’ai aimée des nuits entières, et même en pleine journée. Quelle erreur.
Elle m’a tout pris. Mon temps, mes envies, mes passions. Elle a tout fait valser pour venir s’installer chez moi. Jusqu’à l’insupportable. Jusqu’à ce que je l’attrape un jour par les cheveux et que je la sorte de l’appartement en hurlant comme un damné.
J’en ai un peu honte aujourd’hui. Je l’ai chassée de chez moi sans jamais lui dire ce que je ressentais, sans jamais tenter de lui exprimer mon agacement de la voir si souvent. Peut être qu’avec davantage de courage, les choses auraient été différentes. Mais les hommes sont souvent lâches et n’osent faire souffrir. Ou plutôt, ils peuvent allégrement faire souffrir, le plus souvent sans scrupule, pour peu que personne ne leur renvoi leur cruauté. C’est la confrontation qui les condamne. Sans témoin, pas de coupable.
Alors Claire vit au dessus. Je l’entends marcher le soir sur son parquet, en talons hauts ou en bottines, pour bien me faire entendre qu’elle existe toujours, qu’elle ne partira pas. Elle vient parfois gratter à ma porte, déposer sur le sol quelques bouquets de pensées, pour me rappeler sa présence que je ne suis pas capable d’oublier.
Elle fait du bruit c’est vrai. Elle parle trop, et pour rien. Elle prenait une place considérable dans mon appartement minuscule. Et pourtant elle me manque parfois. Lorsque j’ai mille choses à faire et que je manque de force. Lorsque je sors et que subitement j’aimerais qu’elle soit à mes côtés. Lorsque le soir je peine à m’endormir. C’est vrai, elle est envahissante. Jusque dans mes pensées.
Alors voilà ce que je fais pour tromper mon ennui. Je l’imagine fait de chair et de sang. Je l’imagine femme, je le baptise. Et je le chasse. Je l’expulse avec violence de mon abri. Puis je regrette. Parce que c’est mon ennui qui me fait avancer. C’est lui qui fait vivre mon imaginaire. J’ai besoin de lui. Je dois simplement poser les limites. Mais je ne peux pas le garder loin de moi plus longtemps.
Claire me manque. Demain j’irai frapper à sa porte.
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